Au porte de la fiction : L’affaire criminelle non résolue Glico-Morinaga (partie 2)

L’interlude Marudai food et la rencontre avec « l’homme aux yeux de renard »

Cependant, avant de s’en prendre à Morinaga, le monstre va porter son choix sur une autre société agroalimentaire : Marudai food. Cette confrontation, moins médiatisée, mérite tout de même notre attention car elle aura permis de mettre un visage humain sur cette organisation criminelle aux contours informes. En effet, c’est au cours de cette confrontation que la police de Nishinomiya a rencontré celui que l’on connaît désormais sous le pseudonyme de « l’homme aux yeux de renard ».

Portrait robot de la police du suspect aperçu le 28 juin 1984 surnommé « l’homme aux yeux de renard »

Le 22 juin, Takashi Haga, le président de Marudai food, reçoit à son domicile une lettre du « monstre aux 21 visages ». En voici la traduction partielle :

« Cher Haga,

J’espère que tu nous connais. Ta compagnie a fait de tels bénéfices grâce aux mésaventures de Glico. Tu devrais nous partager une part de l’argent que tu as obtenu du fait de leurs échecs.

Est-ce que tu ne te sens pas mal de ne pas nous avoir partagé cet argent ?

Tu sais, c’est très facile d’injecter du cyanure : il suffit d’une seringue et l’on peut l’injecter dans du jambon, des saucisses et plein d’autre choses.

Donne-nous 50 millions de yens en billets de 10 000 yens utilisés.

Si tu en parles à la police, nous kidnapperons tes employés.

Le monstre aux 21 visages. »

Quelques jours plus tard, dans un autre message, les criminels déterminent le cadre de la rencontre. Celle-ci se tiendra le 28 juin à bord d’un train en direction de Kyoto. La rançon devra, elle, être jetée par la fenêtre du train à un certain moment du trajet. Seulement le président de Marudai Food ne compte pas se laisser détrousser sans broncher.

Le 28 juin, c’est un détective déguisé en employé de Marudai qui monte à bord du train de 8 h 19 en direction de Kyoto avec en sa possession le sac contenant la rançon. Non loin de lui, plusieurs officiers de police en civil prennent place le plus naturellement du monde. La sirène retentit et les portes se ferment. Le train quitte lentement la gare de Takatsuki avant d’adopter son rythme de croisière. Maintenant, il va s’agir d’être au moins aussi patient que discret. Les inspecteurs ouvrent l’œil et scannent le wagon à la recherche de potentiels suspects. Très vite, un individu sort du lot.

Dessin de l’accoutrement de « l’homme aux yeux de renard » rencontré dans le train pour Kyoto le 28 juin 1984

Élégamment habillé par cette chaude journée d’été, l’homme porte des lunettes de soleil et semble avoir entre 35 et 45 ans. Il possède une carrure des plus imposantes, mesure près d’1m75 et est muni d’un parapluie noir. Cependant, son trait physique le plus saisissant, qui capte instantanément l’attention des inspecteurs, se trouve être son regard. Un regard perçant et incisif qui scrute furtivement l’intérieur du wagon à la manière d’un renard en pleine partie de chasse. Après bientôt une heure de voyage, comprenant transfert et aller-venue, les soupçons semblent fondés : où que le porteur du sac se rende, l’homme aux yeux de renard le suit à bonne distance.

Les enquêteurs et leur suspect débarquent finalement à la gare de Kyoto sans qu’aucune tentative de contact n’ait été amorcée. Le porteur du sac, les nerfs à vif, s’assoit sur un banc dans l’attente du train de retour. A quelques mètres, presque immobile, le suspect jette son regard sur l’enquêteur au repos. Incertain de la marche à suivre ses collègues profitent de cet arrêt pour contacter leur supérieur. Malgré les réclamations de certains, il leur est interdit d’arrêter le suspect avant que celui-ci n’ait montré un intérêt manifeste pour la rançon. Bon gré mal gré, une vingtaine de minutes plus tard, le porteur du sac monte à bord du train de retour accompagné de son escorte. Évidemment, « l’homme aux yeux de renard » leur emboîte le pas.

Le trajet du retour ne diffère guère de l’allée. Il a été convenu qu’une fois le terminus atteint, la rançon serait exfiltrée en lieu sûr afin de laisser le champ libre aux enquêteurs pour entamer une filature du suspect. De retour à la gare de Takatsuki, de nouveaux agents en civil prennent ainsi la relève. Le suspect voyant le sac s’éloigner de la zone abandonne la traque et prend à nouveau le train en direction de Kyoto.

Arrivé à Kyoto, c’est l’heure de pointe et la densité de population augmente. Après quelques hésitations, « l’homme aux yeux de renard » emprunte un passage souterrain et se mêle à la foule. Il est approximativement 10 heures 30 lorsque les enquêteurs perdent sa trace dans les sous-sols de la ville aux mille temples. Après ces événements, un portrait-robot de « l’homme aux yeux de renard » est placardé dans plusieurs des grandes villes du Japon. Une véritable chasse à l’homme est lancée… sans succès hélas !

Avis de recherche du suspect du 28 juin placé en ville dans l’espoir de recueillir des témoignages. Sur le panneau est écrit : « Je suis l’homme aux yeux de renard ».

Marudai food devra cependant supporter deux mois supplémentaires de menaces et de confrontations diverses avant d’enfin pouvoir se considérer hors des griffes du « monstre aux 21 visages ».  Lorsque le monstre se désintéresse de l’une de ses victimes, c’est pour reporter son attention sur une autre. Cette fois-ci, c’est au tour de l’entreprise agroalimentaire Morinaga de subir les foudres du groupe criminel.

Acte 2 : Le cas Morinaga – Cyanure et sucreries

Le 12 septembre 1984, une lettre de rançon est envoyée au quartier général de l’entreprise. Le « monstre aux 21 visages » y menace Morinaga de placer directement en rayon un certain nombre de produits alimentaires de la compagnie empoisonnés au cyanure. Le criminel réclame à sa victime 100 millions de yens pour ne pas mettre à exécution sa menace. Simple, précis, après plus de 5 mois à exercer ce type de pression sur diverses institutions, ce genre de message tient sans doute presque de la routine. Seulement cette fois-ci, un élément inattendu est venu quelque peu bousculer la routine des criminels.

Vidéo de l’homme déposant le produit Morinaga empoisonné – enregistrement grâce aux caméras du FamilyMart

Le dimanche 7 octobre à 11h 23, un homme pénètre dans un FamilyMart, célèbre chaîne de magasins japonais. Préoccupé, l’homme semble scruter du regard la position des caméras. En cet instant, pas moins de 4 d’entre elles sont braquées sur lui. Malgré cela, l’homme s’approche lentement du rayon sucreries et y glisse subrepticement un petit objet carré. Un journal sous le bras, il se dirige ensuite vers la caisse pour payer celui-ci puis sort du magasin. Qu’a-t-il déposé ? Il s’agit d’une boîte de bonbon « Fruit drops » de la marque Morinaga. Un message d’avertissement a été scotché sur la boîte : « Il y a du poison à l’intérieur. Mangez et vous mourez. Le monstre aux 21 visages. ».

Note retrouvée sur plusieurs produits de la compagnie Morinaga tout au long du mois d’octobre 1984. « Il y a du poison dedans. Danger : si vous mangez cela, vous mourrez. Le monstre aux 21 visages »

La police japonaise a de quoi s’occuper pour les mois à venir avec un second membre potentiel du groupe partiellement identifié et plusieurs centaines de magasins à fouiller. Au final, les magasins du pays se débarrasseront très vite de tout produit de la marque Morinaga. Il est difficile de trouver une estimation précise des pertes subies par l’entreprise à la suite de cette affaire, mais il est généralement admis que celles-ci dépassent de loin celles de Glico. Un résultat sans doute dû au fait qu’à la différence de son concurrent, cette fois, des preuves concrètes d’empoisonnement ont été mises à jour dans le cadre de la campagne de terreur menée à l’encontre de Morinaga par « le monstre aux 21 visages ».

Boîte de sucrerie au chocolat « Chocoball » de l’entreprise Morinaga empoisonnée avec 0,15g de cyanure et retrouvée dans les rayons d’une grande surface de la ville de Nagoya.

Après ce nouvel incident, le groupe criminel va continuer à jouer au chat et à la souris avec la police, enchaînant les chassés-croisés et les demandes de rançon… Et ce, jusqu’au mois d’août 1985 où un terrible événement va brutalement mettre fin à l’affaire.

Dernier acte : La fin du cauchemar et le début du rêve

Aire de repos de la ville de Otsu où a été aperçu le suspect

Le 14 novembre alors que « le monstre » participe à une énième transaction dans le but d’extorquer 100 millions de yens à l’entreprise agroalimentaire House food corporation une patrouille de police de la préfecture de Shiga repère la présence d’un homme sur une aire de repos  ressemblant fortement à la description de « l’homme aux yeux de renard ». Pendu à son téléphone, il est fort probable que ce dernier est alors en pleine discussion avec la police, à propos de la rançon réclamée. Par un étrange coup du sort, la patrouille de Shiga ne semble pas avoir été mise au courant des événements en cours. En résultent un temps de réaction plus lent que la normale et surtout, une opportunité que va saisir « l’homme aux yeux de renard » pour leur fausser compagnie, à pied ou en voiture selon les versions de l’histoire.

Dessin de « l’homme aux yeux de renard » tel qu’aperçu le 14 novembre à Otsu

Énième preuve d’impuissance de la police japonaise face au groupe criminel, les retombés de ce nouvel échec seront pourtant cette fois-ci sans commune mesure. Le 10 août 1985, accablé par la honte et après avoir déjà présenté plusieurs fois ses excuses au public, le commissaire Yamamoto de la préfecture de Shiga s’immole par le feu dans une tentative désespérée de prendre ses responsabilités pour les échecs accumulés. « Le monstre » fait alors sa première et dernière victime.

C’est deux jours plus tard, le 12 août qu’est publié dans les journaux le dernier message du « monstre aux 21 visages » dont voici la retranscription partielle :

« Le commissaire Yamamoto de la préfecture de Shiga est mort. C’est ridicule ! Nous n’avons ni allié ni cachette dans la préfecture de Shiga. Ne laissez pas des méchants comme nous s’en tirer ainsi. Yamamoto est mort comme un homme. C’est pourquoi nous allons lui offrir un cadeau à l’occasion de son deuil. Nous allons cesser d’harceler les entreprises agroalimentaires.

 Il y a plusieurs ridicules copieurs qui essayent de nous imiter. Si une lettre de menace vous parvient à nouveau, cela ne sera plus nous.

Nous sommes les méchants alors nous avons mieux à faire que martyriser quelques entreprises.

C’est amusant de mener une vie de méchant.

Le monstre aux 21 visages ».

Et c’est ainsi que « le monstre aux 21 visages » s’est volatilisé dans la nature pour ne plus jamais réapparaître.

Epilogue : pour toujours insaisissable, le criminel devenu un symbole du crime

Des centaines d’employés licenciés, des millions de yens de pertes, des milliers de délicieuses sucreries jetées à la poubelle, des centaines de lettres de menaces envoyées, au moins autant de personnes interrogées, plus de 13 000 enquêteurs mobilisés, pas moins de 17 mois de terreur… Tout ça, pour quoi ? Au nom de quoi ou de qui, « le monstre aux 21 visages » a-t-il agi ? Encore aujourd’hui, nul ne le sait vraiment.

En 1955, l’entreprise Morinaga était au cœur d’un scandale : de l’arsenic avait été confirmé dans le lait vendu par la marque. Cette grave négligence causa la mort de plusieurs bébés. Au terme d’un procès de 18 ans, les principaux responsables s’en tirent à bons comptes et le chef de production de Morinaga n’écope « que » d’une peine de 3 ans d’emprisonnement. Les membres du « monstre aux 21 visages » seraient-il de potentielles victimes de cette intoxication alimentaire qui a frappé le Japon quelques décennies plus tôt ? C’est une possibilité.

Au cours de l’enquête pour découvrir l’identité du « monstre », certains ont souligné le fait que les ravisseurs du président de Glico semblaient particulièrement bien renseignés sur les fonds disponibles de l’entreprise. En effet, 100 kg d’or et 10 millions de yens en billets utilisés ne sont pas facilement trouvables en une après-midi. Et pourtant, c’est bien ce qu’ont fait les responsables de Glico quelques heures seulement après la demande de rançon. Les criminels étaient-ils d’anciens salariés de l’entreprise Glico ? Se seraient-ils servis d’informations confidentielles récoltées durant leur période de service pour se venger de quelques mauvais traitements subis ? C’est une autre possibilité.

Au final, tout ça ne sont que conjectures et rien n’est certain. Toujours est-il que début des années 2000, les prescriptions judiciaires relatives aux actes criminels commis par le groupe ont expiré et ont conduit à la fermeture définitive du dossier métropolitain 114 qui traite de l’affaire Glico-Morinaga. L’affaire est devenue alors l’une des rares enquêtes de la National Police Agency classées sans suite.

Les méthodes du « monstre » seront par la suite qualifiées de « crime théâtral » (« Gekijo Hanzai ») par certains auteurs japonais tachant d’appréhender l’impact non négligeable de l’affaire sur les consciences japonaises de l’époque. De cette histoire digne d’une fiction qu’il aura écrite sous les yeux de millions de Japonais, « le monstre aux 21 visages », l’antagoniste de ce récit, sortira vainqueur et son souvenir immortel.

Dans les romans de l’auteur Edogawa Ranpo, le détective qui vient à bout des plus inextricables énigmes se fait appeler Akechi Kogorô. Ainsi, dans l’attente d’un Akechi dévoilant la mystérieuse identité du groupe criminel, il semble que nous soyons condamnés à voir « le monstre aux 21 visages » échapper à la justice japonaise. Et ses multiples visages goguenards comme autant d’itérations du crime parfait ne cesseront alors de nous toiser, loin, au-delà des lignes ondoyantes du temps et de l’espace, bien à l’abri quelque part dans un recoin de notre inconscient.

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