Au porte de la fiction : L’Affaire criminelle non résolue Glico-Morinaga (partie 1)

グリコ・森永事件

Pour ceux d’entre vous familiers avec le Japon vous n’êtes sans doute pas sans savoir que le taux de criminalité au pays du soleil levant est l’un des plus bas au monde. De fait, à l’exception d’une légère hausse enregistrée en 2022, celui-ci n’a cessé de baisser ces 20 dernières années.

Cependant, même dans ce pays où il fait bon vivre connu de par le monde pour sa grande sécurité, il arrive que se produisent des événements criminels d’une ampleur imprévisible qui dès lors détonent d’autant plus précisément dû au fait que ceux-ci se font rares. Parmi ces affaires criminelles sensationnelles qui se comptent sur les doigts d’au moins deux mains, il y en a une qui se révèle aussi incongrue qu’elle peut être fascinante, en cela que son déroulé tend à brouiller la limite que tout un chacun s’imagine acquise entre réalité et fiction. Journal du Japon vous présente une affaire qui a tenu en haleine les Japonais pendant près de 17 mois et qui est encore classée comme non-résolue à l’heure actuelle, « l’affaire Glico-Morinaga » (Glico-Morinaga Jiken en japonais).

Acte 1 : L’affaire Glico – Le kidnapping

Tout commence le 18 mars 1984 à Osaka aux alentours de 21 heures lorsque deux hommes masqués et armés pénètrent le domicile d’Ezaki Katsuhisa, président de l’importante entreprise de sucrerie Glico, notamment connue pour la marque Pocky à l’origine de nos Mikado nationaux.

Insensibles à la douceur sucrée du célèbre bâton chocolaté, les deux hommes extirpent nu de son bain le président de Glico et le jettent à l’arrière de leur véhicule après avoir abandonné dans le salon sa femme et sa fille pieds et poings liés. Puis l’automobile des intrus, à l’intérieur de laquelle attend patiemment un troisième complice, disparaît dans la nuit noire ne laissant derrière eux qu’une famille désemparée.

La famille Ezaki pose pour « The Glico » le bulletin de l’entreprise en janvier 1983. De gauche à droite : Etsuro, Katsuhisa, Mariko, Yukiko et Mikieko son épouse.

Le lendemain, à approximativement 1h15 du matin, le directeur de la branche des ressources humaines de Glico, Fujie Hirotake, reçoit un mystérieux coup de fil qui lui explique la situation et indique avec insistance l’emplacement d’une cabine téléphonique. Il pleut ce matin-là, mais cela n’apparaît pas comme une raison suffisante pour faire attendre les ravisseurs. Fujie se munit de son parapluie et, malgré la pluie battante, s’engouffre dans les ruelles humides d’Osaka. A 1h40, Fujie arrive sur les lieux : à l’intérieur de la cabine, il découvre une lettre de rançon.

Voici une retranscription partielle de ce que l’on peut y lire :

« Nous avons un otage. Préparez un milliard de yen ainsi que 100 kilogrammes d’or placez-les dans une voiture devant la maison de Fujie dans la préfecture de Takatsuki avant demain 5 heures dans l’après-midi. Dite quoi que ce soit à la police et je tuerais l’otage à coup sûr.

J’ai des amis dans la police, et au sein de la Nippon Telegraph and Telephone, grande firme de télécommunication, si vous essayez de tracer notre appel je le saurais immédiatement. Si vous essayez d’utiliser un détective comme conducteur, je le saurais aussi. La maison de Fujie et la compagnie sont sous notre surveillance. Les micros sans fil et les communications radio sont inutiles. Une fois l’argent reçu nous procéderons à une estimation scientifique puis après 24 heures nous vous rendrons l’otage. Si vous utilisez pour notre échange des nouveaux billets de banque notre arrangement est annulé. Soyez à l’écoute. Contentez-vous de faire ce que l’on vous dit. »

Réplique de la lettre de rançon du 19 mars 1984

Le jour qui suit l’incident la presse japonaise est en ébullition. Cependant, comme à son habitude, lors de cas jugé suffisamment sévère pour troubler la « paix des consciences », la police japonaise opère une certaine rétention d’information concernant l’affaire en cours en coopération étroite avec les médias nippons. Dans le cas de l’affaire Glico-Morinaga, cette mesure de sécurité publique permettra tout d’abord, ironiquement, la publication de plusieurs articles, ces derniers se trouvant dans l’incapacité d’affirmer s’il est réellement question d’un enlèvement ou d’un simple vol d’importance bien moindre. Plus tard dans la journée, on entend murmurer que la première théorie serait avérée. L’enlèvement du président de Glico qui faisait alors les gros titres des journaux seulement quelques heures plus tôt disparaît purement et simplement des éditions du soir.

Alors que les médias se voyaient diplomatiquement écartés de l’affaire, les principaux concernés étaient eux à pied d’œuvre dans le but de satisfaire les demandes du mystérieux groupe criminel.

Dans la même soirée, la rançon demandée sera rassemblée par les responsables de l’entreprise Glico et Fujie sera choisi pour jouer le rôle d’intermédiaire afin de mener à bien la transaction. La voiture contenant l’argent est garée devant le domicile de Fujie comme stipulé dans la lettre. Crispé, on l’imagine, Fujie attend pendu à son téléphone un éventuel coup de fil. A 18 heures 09, le téléphone sonne. Au bout de la ligne, seul le silence lui répond. Quelques minutes plus tard à 18h 49, un deuxième appel se fait entendre. Cette fois, Fujie reconnaît la voix de son patron à travers le combiner. Il s’agit plus exactement d’un enregistrement de ce dernier qui l’informe de la marche à suivre.

Fujie doit se rendre avec l’argent au restaurant Kotobuki non loin de là et attendre la venue d’une certaine personne. Fujie s’exécute. Le temps passe : une heure, puis deux jusqu’à ce que le téléphone sonne à nouveau. A l’autre bout de la ligne, une voix inconnue lui dit simplement : « le président Ezaki est dans un hôpital à Settsu (ville au nord de la préfecture d’Osaka) ».

Rapidement, l’information est transmise à des enquêteurs qui s’empressent d’en vérifier la véracité. Le type d’enquêteurs que la lettre de rançon avait vivement déconseillé à Fujie de contacter. Les hôpitaux de la ville de Settsu seront minutieusement fouillés mais aucune trace du président de Glico. Ce sera le dernier appel que Fujie recevra des ravisseurs en cette soirée d’été 1984.

Forcé de se rendre à l’évidence, Fujie s’en retourne chez lui.

La transaction est annulée.

Malgré tout le tapage médiatique qu’il aura engendré, ce premier acte de l’affaire Glico-Morinaga se termine de façon on ne peut plus anticlimactic. En effet, le 21 mars soit deux jours après l’incident initial, le président de Glico est retrouvé au petit matin hagard en train de marcher le long d’une voie ferrée non loin de la ville d’Ibaraki, dans la préfecture d’Osaka. Aidé par des employés de la Japanese National Railways, il est escorté jusqu’à la cabine téléphonique la plus proche pour contacter finalement la police.

Ezaki Katsuhisa, moins de 65 heures après son enlèvement, s’est pour ainsi dire sauvé lui-même. Comment ?

De façon on ne peut plus convenue, mais pas moins héroïque. Séquestré à l’intérieur d’un entrepôt situé à un peu plus de 6 km du lieu de son enlèvement, Ezaki raconte avoir profité de l’absence de ses gardiens pour rompre ses liens et prendre rapidement la tangente sans demander son reste.


« Trop facile, c’est bizarre » : si cela a été votre réaction après avoir pris connaissance de la version des faits de Ezaki, sachez que vous n’êtes pas le seul. Ainsi, pour expliquer ce petit miracle, une théorie des plus convaincantes a été mise sur pied et la voici :

Le 17 mars, trois jours avant le début de l’affaire qui nous intéresse, un autre cas supposé d’enlèvement occupait déjà la police. Un employé de la préfecture de Shiga aurait été enlevé et séquestré dans un complexe résidentiel situé à près de 7 km du lieu où Ezaki Katsuhisa a été retenu prisonnier. Pour cette raison, de multiples voitures de police ont patrouillé dans la zone dans la soirée du 20 mars. Un hélicoptère, dépêché pour un reportage visant à confirmer la théorie de l’enlèvement, aurait également survolé le périmètre en quête de l’employé disparu. Devant tant d’agitation, il est alors envisageable que le groupe à l’origine du kidnapping d’Ezaki, se croyant découvert, ait pris peur et ait fait le choix d’abandonner leur précieux otage. Cette théorie expliquerait la dizaine d’heures que le président a passé sans surveillance dans la nuit du 20 mars. Un temps précieux qui lui aurait sans doute permis de reprendre espoir mais surtout de se débarrasser de ses entraves, rendant alors sa fuite possible.

Photo aérienne de l’entrepôt où a été séquestré Ezaki Katsuhisa
Photo aérienne n°2 de l’entrepôt où a été séquestré Ezaki Katsuhisa : la flèche indique l’entrepôt en question.
Photo de l’intérieur de l’entrepôt : les croix rouges indiquent l’endroit où Katsuhisa dit avoir été attaché.

Mais cette explication, on peut l’imaginer ne saura pas, elle non plus, contenter tout le monde. Et il en faudra plus pour convaincre les sceptiques qui découvrent dans les journaux la photo d’un Ezaki tout sourire le lendemain de son traumatisme. Bien vite, l’incident sera qualifié d’ « inside job » : Ezaki ou ses partenaires commerciaux seront accusés d’avoir orchestré l’affaire de A à Z. Une conspiration de plus dans un monde à la morale « grise », voilà le statut auquel l’affaire Glico-Morinaga aurait pu prétendre les jours qui ont suivi la libération de l’homme.

Un Ezaki tout sourire répond à des journalistes le lendemain de sa libération.

Sans doute aurait-il mieux fallu pour les futures victimes de cette affaire qu’il en soit ainsi. Car en réalité les assauts du mystérieux groupe destiné à plonger l’entreprise Glico dans la tourmente ne faisaient que commencer.

L’affaire Glico (suite) : Incendie et empoisonnement – La naissance du « monstre »

Le 8 avril, la première lettre du groupe à l’attention de la police est publiée dans la presse japonaise et marque le début d’une longue série de provocations adressées à de multiples institutions par ce même biais. On peut constater que le ton choisi dans ce nouveau message n’a plus grand-chose à voir avec le précédent et cela annonce un changement majeur dans l’image publique du groupe qui va à compter de ce jour lentement mais sûrement changer de visage pour le pays tout entier.

Voici une retranscription partielle de la lettre en question : 

« A la stupide police japonaise.

Êtes-vous idiots ? Que fichez-vous avec tout ce personnel ? Si vous étiez professionnels, vous nous attraperiez. Mais puisque vous semblez avoir un si gros handicap, nous allons vous donner quelques indices.

Le kidnapping n’était pas un « inside job ».

Il n’y avait aucun d’entre nous au sein de la police de Nishinomiya [NDLR : ville de la préfecture d’Osaka].

Et personne non plus au sein du Mizubo Kumiai [NDLR : syndicat à qui appartenait l’entrepôt où a été séquestré le président de Glico].

La voiture utilisée était grise.

Nous avons acheté notre nourriture au supermarché Daiei [NDLR : une des chaînes de supermarchés les plus importantes du Japon].

Si vous voulez en savoir plus, essayez de mettre une annonce dans le journal.

Si vous ne parvenez pas à nous attraper avec tout ça, c’est vraiment que vous n’êtes que de simples voleurs d’impôts. Devrions-nous également kidnapper le chef de la police préfectorale ? »

Lettre reçue le 8 avril 1984

Le groupe semble alors avoir une confiance aveugle dans ses capacités à passer entre les mailles du filet et il le prouvera seulement deux jours plus tard lorsque plusieurs véhicules appartenant à Glico sont incendiés non loin de leur usine.

Départ de feu au quartier général de Glico le 10 avril

Entretemps, le président Ezaki reçoit à sa demeure une autre lettre de menace contenant un flacon rempli d’acide chlorhydrique.

La lettre dit : « J’ai mis de l’acide chlorhydrique dans ce flacon de goutte pour les yeux. Mettez-en un peu sur une pièce de 100 yens, elle fondra très vite ».

Le message est clair : Glico n’est pas sortie d’affaire et il semblerait que l’évasion héroïque de son patron n’ait pas été du goût de ses kidnappeurs.

L’action, annoncée au monde le 10 mai 1984, marque le grand œuvre du mystérieux groupe qui va faire souffler un vent de panique sur tout le territoire nippon.

Dans leur nouvelle lettre, les criminels qui se font à présent appeler « le monstre aux 21 visages » (kaijin nijūichi mensō en japonais) affirment avoir empoisonné des produits de Glico avec du cyanure. Bien que la lettre précise que la quantité n’est pas suffisante pour tuer (0,05 gramme), il n’en faudra pas beaucoup plus pour placer le pays en état d’alerte. Les produits Glico sont retirés précipitamment des rayons et il en résulte une perte de près de 20 millions de yens pour la compagnie de sucrerie ainsi que le licenciement de plus de 400 de ses employés.

Au terme de cette affaire, c’est près de 130 millions de yens que l’entreprise Glico estime avoir perdu par la faute du groupe de malfaiteurs.

Quelque part au Japon « le monstre aux 21 visages » jubile. Passant de kidnappeurs brutaux et opportunistes à de machiavéliques antagonistes de roman policier bien réels, le groupe à l’origine de l’affaire Glico-Morinaga a achevé sa mue. Il est entré dans l’imaginaire criminel japonais de façon on ne peut plus singulière et a mis face à la véracité déstabilisante de son existence tous ceux qui pensaient impossible au Japon la conjonction entre réalité et fiction dans le cadre de pareils événements.  

Ce pseudonyme n’est d’ailleurs pas choisi au hasard et provient d’une des histoires de l’auteur Ranpo Edogawa connu justement pour ses romans policiers, une histoire qui a pour antagoniste celui que l’on surnomme « l’homme aux 20 visages ». Un criminel multi-facette qui semble être partout et nulle part à la fois.

Ainsi, « le monstre aux 21 visages » a pris corps dans notre monde et est née avec lui la symbolique d’un crime qui quitte les rivages du réel pour s’aventurer en eaux troubles, au-delà d’un possible jusque-là difficilement concevable. Celui-là même qui laisse les spectateurs de ses futurs crimes dans l’appréhension, se demandant quels moyens retors cette entité ambiguë se décidera à employer par la suite.

Heureusement pour Glico, elle n’en sera plus la cible. En effet, le 26 juin, un peu plus d’un mois après la panique liée à l’empoisonnement, « le monstre aux 21 visages » fait publier une nouvelle lettre aux journaux japonais dont voici son contenu partiellement traduit :

« A nos fans à travers le Japon.

Nous sommes satisfaits. Le président de Glico s’est promené assez longtemps la tête basse. Nous aimerions lui pardonner. Il y a dans notre groupe un gamin de 4 ans, tous les jours, il réclame du Glico. Nous-mêmes nous n’en avons pas mangé depuis longtemps et nous avions l’habitude d’en manger tout le temps.

C’est ennuyeux de faire pleurer un enfant parce qu’on ne lui donne pas les bonbons qu’il aime.

Donc nous sommes vraiment agacés. Ce serait super si nous pouvions pardonner à Glico pour que les supermarchés puissent à nouveaux vendre leurs produits…

La police a fait du bon boulot, n’abandonnez pas. Même Sherlock Holmes ne pourrait nous battre, nous « L’homme mystère aux 21 visages ».

Si vous lisez l’histoire « Kaijin niji menso » (L’homme aux vingt visages) vous n’en serez que plus intelligents.

A Janvier de l’année prochaine !

Signé le monstre aux 21 visages. »

Après cette déclaration, le monstre tiendra parole et plus aucune lettre de menace ne sera envoyée à la compagnie Glico. Cependant, si le groupe abandonne sa première cible, c’est pour mieux se concentrer sur la seconde qui va à son tour participer à nommer cette affaire, à savoir la société d’agroalimentaire Morinaga.

Suite et fin de l’histoire en partie 2

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