Rencontre avec le réalisateur Katsuhito Ishii : « Je fais juste ce que j’ai envie de faire »

Hier, nous publions notre rétrospective sur l’ensemble de la carrière de M. Ishii. Si ce premier article vous a donné envie de découvrir l’homme derrière ces films, cette interview est l’occasion d’en apprendre plus sur sa manière de travailler et d’aborder le cinéma ! Une rencontre qui s’inscrit toujours dans le cadre de la 22ème édition du Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF), dédié au cinéma fantastique et ses genres connexes.

photo katsuhito ishii
Katsuhito Ishii ©Miguel Bueno NIFFF

Journal du Japon : Bonjour Monsieur Ishii et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions !
Hier, nous avons eu la chance de voir Promise of August & Norioka wokshop lors d’une séance spéciale : 27 ans séparent ces deux courts métrages, pourquoi être revenu à ce format  ? Ce sont aussi deux films de comédie, votre genre de prédilection ?  

Katsuhito Ishii : J’adore la comédie, c’est mon genre préféré. Mais j’aime aussi beaucoup les films d’action. Je pense que c’est fait de manière inconsciente, mais quand je fais un film je suis toujours influencé par les gag manga comme Macaroni Horenso, Gaki Deka ou Makoto-Chan.

JDJ : Ces titres sont assez peu connus en France, mais est-ce que ce serait un peu similaire à Crayon Shin Chan par exemple ?

KI : Shin Chan est trop récent, mais oui c’est ce genre-là, issus des années 70-80 au Japon, et en un peu plus “intense”, moins “léger”, similaire à de la “slapstick comedy” ; donc c’est assez “violent”. 

JDJ : Comme dans Shark Skin Man and Peach Hip Girl ?

KI : Eh bien oui, pour moi Shark Skin Man c’est de la comédie, donc on y retrouve les mêmes racines. 

JDJ : Ce genre de film, qui allie vos deux passions, comédie et action, c’est un peu le meilleur des deux mondes pour vous alors ?

KI : Oui c’est ça (rire) exactement ! Action, comédie, mais il y a un troisième élément vraiment très important pour moi, c’est la nature. Donc j’essaie de toujours intégrer de la nature, du vert, … 

JDJ : Pour continuer à parler des genres au cinéma, il me semble qu’il existe un peu 2 grands archétypes dans le cinéma japonais : d’une part, dans la tête du spectateur occidental moyen, le cinéma japonais – et en particulier le vôtre – apparaît comme : décalé, bizarre, perché … Que pensez-vous de cette représentation ? Est-ce-qu’il manquerait une clef culturelle aux Français pour appréhender le cinéma japonais ? ( Par exemple, lors de la diffusion, de Promise of August, lorsque le personnage de M. Okai renifle le siège où était assis le personnage féminin, j’ai entendu un spectateur derrière moi dire “tu vois ça, c’est typiquement japonais!”)

Promise of August (Katsuhito Ishii) © NIFFF

Alors, ce n’est pas que je voulais dépeindre les Japonais comme des personnes particulièrement perverses, mais seulement faire comprendre, par la mise en scène, sans aucune parole, cette bizarrerie, et cette perversité. Mais en effet je pense qu’il y a un autre élément à prendre en compte, dans les gags manga dans nous parlions plus haut, au Japon, ce qui se passe souvent, c’est que ce genre de personne, qui a un comportement déviant, finit par se prendre un coup de bâton par une autre personne ; c’est la comédie slapstick ! Genre “Mais qu’est-ce-que tu fais gros pervers!”. Donc si un Japonais voyait ce que Okai était en train de faire, il penserait probablement la même chose qu’un Français. 

JDJ : Pour prendre une référence populaire, c’est un peu la même dynamique que dans un manga comme Dragon Ball, où Kame Senin va se faire taper dessus pour avoir fait un truc pervers ? 

Oui c’est ça ! Mais sans la partie coup de bâton ici. En fait quand on regarde la scène, on a vraiment envie de le taper, donc vous pouvez le faire dans votre tête. C’est le spectateur qui complète cette dynamique, en lui mettant le coup de bâton “mentalement”.

(silence)

Waow on est allé loin là (rire) ! Mais c’est ce genre de question “en ping-pong” que j’aime bien, où je peux développer plus clairement ma pensée.

D’autre part, The Taste of Tea appartient à un autre type de cinéma japonais, plus conventionnel, axé autour du drame/comédie familial « à la Kore-Eda » et vous a permis d’être sélectionné à Cannes. Est-ce que c’était volontaire de passer d’un type de cinéma à l’autre ?

Oui, c’était une décision assez consciente de ma part, après Shark Skin man et Party 7, deux films d’action déjantés, je voulais faire quelque chose de radicalement différent. En fait, après ces deux premiers films, j’ai travaillé un temps sur des DVD magazine (ndlr : Grasshopa!), ce sont des genres d’anthologies de films qui sortent sous format bimensuel ou trimestriel et réunissent des courts métrages d’une durée d’environ 15 min chacun. Mais ça ne m’a pas vraiment plu … Vous avez mentionné Crayon Shin Chan, mais est ce que vous connaissez Chibi Maruko-Chan ? J’avais vraiment envie de faire quelque chose dans ce style de comédie familiale. C’est un peu comme Shin-Chan, cette atmosphère de comédie familiale, mais en plus tempérée, moins “sexuel”, ça montre des histoires réconfortantes. 

Chibi Maruko-chan © MUBI

Dans The Taste of Tea, mon idée de départ c’était cette figure du grand-père qui aime bien taquiner sa petite fille, qui essaie de la faire rire en faisant des choses idiotes, chantant des chansons bizarres. Mais, au final, ce n’est pas tant pour elle qu’il le fait mais pour lui, il veut surtout s’amuser. Vous savez, c’est comme dans une famille, il y a toujours des “private jokes”, des blagues, des références qui ne fonctionnent que dans la cadre familial mais que vous ne révélez pas en dehors ; et bien c’est un peu le cas ici. Donc c’était mon point de départ, et ensuite j’ai pu articuler le reste de mon histoire en essayant de répondre à ces questions : pourquoi cherche-t-il à faire rire sa petite fille ? Que font le père et la mère en dehors du cadre du foyer ? Que font chaque personnage quand ils ne sont pas dans le cadre [de la caméra] ?  Et cette addition d’événements qui se déroulent quand il n’y a aucun témoin devient l’histoire de la famille. Par exemple, j’ai créé le personnage de la mère, une animatrice en difficulté, car j’étais moi-même un animateur en difficulté à l’époque, donc je n’ai pas eu à trop forcer pour créer ce personnage. De même pour l’oncle qui est Sound Mixer, c’est une autre partie de moi. Ainsi tout ce que je suis ou tout ce qui me passionne, je l’ai mis dans cette famille. Ils sont tous moi. 

Mais vous êtes aussi beaucoup connu pour votre travail en animation : notamment, pour introduire des parties animées dans vos films (Party 7 ou Funky Forest, Shark Skin Man), mais la plupart du temps (Party 7, Redline), vous laissez la réalisation à votre compère Takeshi koike. Ainsi je me demandais: Quel est votre rapport à l’animation ? 

En fait, je voulais aussi lui demander [à Koike] de faire l’opening de Shark skin man and Peach Hip Girl, mais il était trop occupé à cette période et je n’avais pas vraiment le budget pour l’embaucher, donc c’est pour ça que je l’ai fait moi-même. En tant qu’animateur en fait, il est juste incroyable, il peut réaliser et animer lui-même. Et puis, on a la même mentalité, on aime les mêmes animateurs, donc on est connecté autour de cette admiration commune. 

Est-ce que vous connaissez l’animateur Yoshinori Kanada par exemple ? Il est spécialisé dans les scènes d’actions, c’est lui qui s’est chargé de toutes les [poses clefs] des scènes d’actions dans Nausicaa, c’est une légende pour moi ! Et c’est pareil pour [Takeshi] Koike. Hayao Miyazaki lui-même lui a demandé de dessiner les scènes d’action. Takashi Murakami aussi a beaucoup été influencé par lui. Donc il connaît aussi très probablement Yoshinori Kanada. Donc comme on admire les mêmes gens, on s’entend bien avec Koike, et notre amitié a commencé comme ça. 

Et du coup, depuis Party 7, j’essaie toujours de lui demander à chaque fois de m’aider car je connais ses capacités. Et inversement, Koike me demande parfois de faire le chara design ou du planning , donc je lui demande de m’aider avec l’animation et lui me demande un service en retour. C’est un genre de collaboration à travers le temps, “we are using each other”.

Comme vous l’avez dit, vous avez une relation complémentaire avec Koike, vous sur le scénario et les concepts art et lui sur la réalisation, c’est-à-dire, l’exécution de ces idées 

Oui c’est ça, donc en gros je lui donne les ingrédients pour cuisiner et lui crée le plat. En particulier avec Redline. Koike était le seul réalisateur sur le projet, il n’y avait pas vraiment de département pour la direction artistique dédié au film, il a dû s’en charger lui-même, en plus de la réalisation. Le character-design vient bien de moi, mais toute la mise en application c’est Koike. Il est également très doué pour dessiner tout ce qui est mécanique, il peut faire le design d’une voiture ou même des bâtiments. De mon côté je ne suis pas très bon pour dessiner les voitures, enfin pour les détails. Je peux faire le design global, puis Koike vient créer une version détaillée à partir de cette idée. 

Ainsi, pour Redline, j’ai fait les design de base et Koike a réalisé la version finale. Puis, nous avons demandé à d’autres personnes de transformer ces dessins en véritables sculptures 3D, et enfin, les autres animateurs ont pu redessiner les voitures à nouveau à partir de ces modèles. 

[On lui montre cette interview diffusée sur la chaîne de Nolife] :

KI : La personne qui a réalisé la voiture dans cette vidéo a aussi travaillé sur les voitures du film Redline. 

Évidemment, Koike lui-même peut dessiner tout seul ces voitures, mais la raison pour laquelle nous avons fait ces modèles, c’était pour faciliter le travail des assistants qui ne parvenaient pas à répliquer les voitures seulement à partir des designs de Koike. Avec ces modèles, tout le monde pouvait les voir en trois dimensions et les copier directement.

C’était bien sûr un film à petit budget, et là où Koike travaillait avant il avait beaucoup d’assistants, donc pour Redline, on leur a fait passer une audition, juste en leur demandant de dessiner quelque chose, et il a sélectionné les gens capables de passer le test pour composer l’équipe créative du film Redline.

En effet, la production a été très longue, sept ans de travail et près de 100.000 frames, comment fait-on pour rester impliqué/motivé dans un projet si longtemps ? 

Tout a été dessiné à la main, évidemment. Enfin pas à 100 % pour être exacte, il y a quelques petites parties en 3D. Par exemple, faire souffler le vent dans un drapeau, c’est très difficile en animation 2D, on a donc utilisé l’imagerie 3D ; mais les spectateurs, en arrière-plan, sont tous faits à la main ! Tous ! Je ne voulais vraiment pas utiliser de CGI pour la foule, donc on a tout dessiné. C’est peut-être une perte de temps aux yeux de certaines personnes… Si c’était à refaire, maintenant, je pense que je choisirais la méthode 3D (rire). Peut-être que tout le film serait fait en 3D ! J’aime autant l’animation traditionnelle que l’animation 3D.

Pour revenir à votre travail en live action. J’ai d’ailleurs entendu dans une émission que vous aviez l’habitude de travailler directement à partir du storyboard (du moins dans Taste of Tea) une pratique assez inhabituelle pour du live action ! D’où vous vient cette méthode ?  Qu’est-ce-que vous pensez qu’elle vous apporte ? 

Le premier avantage, c’est que je peux savoir directement ce que je vais faire en détail, à 120%, en termes de visualisation :  caméra, lumières, costume, tout, scène par scène, je peux tout imaginer dans ma tête. Et en dessinant je peux commencer à créer sans partir de rien, parce que je sais déjà ce que je veux faire dans ma tête. Le storyboard me permet de mettre tout en ordre, savoir exactement ce que je dois faire.

(Il cherche des images de story-board à nous montrer)

Celui-ci par exemple, c’est un story-board pour l’une des pubs que j’ai réalisé. Donc ça me permet de faire le chara design moi-même, puis à partir de ça le costumier peut travailler. Et avec celui-là, on savait déjà quelle actrice allait jouer ce personnage. Donc les RP [relations publiques], qui m’ont engagé pour réaliser cette pub, ils m’ont montré cette image (V1) et l’actrice qui allait l’incarner m’a demandé de faire une V2 car elle n’aimait pas trop la V1, mais la couleur ne lui plaisait pas, donc j’ai travaillé sur une V3, qui a finalement été adoptée.

Et si on était dans le cadre d’une production animée, je commencerais par chercher les animateurs qui pourraient dessiner ce genre de design. 

Katsuhito Ishii lors d’une session de question réponse avec le public ©Max Gigon (NIFFF)

Quelle a été la méthode travail pour un film comme Funky Forest (un film omnibus regroupant les segments de trois réalisateurs différents) ?  Chacun travaille dans son coin sur sa partie, vous travaillez ensemble sur une sorte de cohérence, un fil rouge… ? 

KI : En fait on est tous de très bons amis (rire)

JDJ : Je vois, donc vous y allez un peu “go with the flow” ?

KI : Hmmm en réalité c’est quasiment ça oui (rire)

Souvent, ça se passe comme ça : je commence par dire :  « j’ai vraiment envie de faire ça », et un autre répond : « moi j’ai envie de faire ça », donc on doit aller chercher un compromis. Ensuite on dessine chacun notre story-board, et puis une fois finit, on imprime tout et on dispose tout sur une table, et comme un puzzle on essaie de voir ce qui fonctionne. Ensuite, pendant le tournage, il n’y a qu’un réalisateur qui dirige et les deux autres restent sur le plateau et le regardent faire, ainsi on est toujours tous les trois sur les tournages. 

JDJ : est-ce que c’est vous le « réalisateur principal » qui coordonne l’ensemble dans ce cas ?

KI : On est tous au même niveau mais si on devait trouver un « réalisateur principal », ou du moins l’instigateur de ce projet, ce serait Miki qui a reçu la proposition du projet à l’origine. Mais la raison pour laquelle Miki nous a appelés c’est parce qu’il ne se sentait pas de réaliser 2h de film à lui tout seul. Donc c’était plus…pratique (rire)

Vous dîtes par exemple dans une interview à propos de The Taste of Tea que le film ”n’a pas vraiment de sujet”, Redline de son côté a un scénario qui tient sur un timbre post, comme une excuse pour mettre le paquet sur une réalisation époustouflante. Il y a dans votre cinéma comme une volonté de fournir une histoire épurée, pour se concentrer sur l’image, les sensations ;  est-ce que pour vous le scénario est secondaire dans un film ? 

 Je n’avais jamais poussé ma réflexion aussi loin… C’est très profond (rire)

Si on se réfère aux films que vous avez mentionnés, je fais juste ce que j’ai envie de faire. Donc je ne pensais pas à ce que les spectateurs voudraient voir ou comment ils percevraient mes films, pour être honnête. Enfin, bien sûr, je pense à ce qui serait intéressant à voir pour un spectateur, trouver la chose que je veux vraiment montrer au public, mais à part ça, je fais surtout ce que j’ai vraiment envie de faire. 

On trouve un leitmotiv dans votre cinéma autour du film de gangsters/mafia/yakuza, depuis le segment animé chez Tarantino jusqu’à vos productions personnelles. Est-ce que c’est un choix conscient de votre part ? Et est-ce qu’il y a des genres que vous n’avez pas encore filmés qui vous intéresseraient ?

A part Redline, j’aimerais bien faire plus de sci-fi en live action. 

Qu’en est-il de vos prochains projets ? J’ai vu dans une ancienne interview (2004) que vous dîtes « J’aimerais faire un gros film de SF, un film d’animation et aussi une comédie sérieuse… », que reste-t-il dans votre to do list ?

Hmm peut être une histoire de ‘passage à l’âge adulte’ (coming of age story), c’est ce que j’aimerais vraiment faire, une histoire utile. En réalité il y a un script que j’ai déjà écrit mais qui n’a pas encore été adapté. Le projet n’a jamais démarré, c’est ce projet de coming-of-age story dont je vous parlais, il est en train d’être examiné en commission de financement.

Vous voyez Mon Voisin Totoro ? Quelque chose dans ce style, une histoire réconfortante, sans violence. D’ailleurs, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais la maison dans The Taste of Tea, est exactement la réplique de celle de Totoro ! J’avais vraiment l’image de la maison du film de Miyazaki en tête au moment de faire The Taste of Tea. 

Merci Monsieur Ishii pour votre temps, c’était très enrichissant !


Nous remercions également les équipes du NIFFF (et particulièrement Léa et Marie) pour avoir organisé cette rencontre.

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