Katsuhito ISHII : célébration d’une créativité foisonante

Lors de sa 22ème édition, le Festival International du Film Fantastique de Neuchâtel (NIFFF) organisait une rétrospective consacrée au réalisateur Katsuhito ISHII. Réalisateur éclectique qui officie aussi bien dans le film de Yakuza que dans la comédie familiale, le maître mot de son cinéma semble être cet humour absurde si caractéristique. Nous vous proposons aujourd’hui une rétrospective pour tenter de saisir ce réalisateur atypique ! 

samehada nifff
SHARK SKIN MAN AND PEACH HIP GIRL© NIFFF

Début de carrière et courts-métrages 

photo katsuhito ishii
Katsuhito Ishii ©Miguel Bueno NIFFF

Après des études à la Musashino Art University, il rentre à la Tohokushinsha en 1992 comme directeur commercial et commence à réaliser des clips publicitaires pour la télévision. De là lui vient l’envie de passer à des formats plus longs et des histoires plus complexes. Trois ans plus tard sort son premier court métrage : Promise of August.

Avec un petit budget d’environ dix millions de yen (environ 100.000 $ de l’époque) il parvient à engager le comédien confirmé, Dankan (qui avait déjà joué dans deux films de Takeshi KITANO à ce moment-là) alors que les autres rôles sont majoritairement joués par ses amis ou acteurs débutants. C’est certainement cette caution qui permet à son film d’être assez crédible et de gagner un prix lors du Yubari Fantastic Film Festival au Japon, en 1995. Il confie que l’intention première était pour lui de créer un film sur les souvenirs d’été, une promesse faite à la fois envers lui-même et envers ses amis. On peut d’ailleurs estimer l’importance qu’ont eu ses amis dans ce projet, étant donné qu’ils ont même réussi à le convaincre de réaliser une version de 40 min, alors que Ishii ne comptait faire que 20 min à l’origine. Réalisé sur pellicule 35 mm, et digitalisé pour l’occasion de sa projection internationale au NIFFF : c’était la première fois que le film était projeté en dehors du Japon.

Il raconte l’histoire de trois filles à la recherche d’une plantation secrète de cannabis dans la forêt. Sur le chemin, elles vont rencontrer M. OKAI, un salary-man pervers au bord du suicide, et vont devoir échapper à une bande de bosozuku travestis. 

On commence à entrevoir quelques motifs propres à son cinéma dans ce premier court, par exemple le principe du gag absurde étiré à son maximum, avec OKAI qui finit par crier “sexeeeeee”, à moitié nu, sur une moto, accroché au dos d’un bosozuku déguisé en femme. Promis, il y a une explication parfaitement rationnelle à cette situation (pas du tout).

Ensuite, comme il nous l’a expliqué en interview, on retrouve une proto version de son style de comédie favori : la Slapstick. Un genre de comédie basé sur des gags visuels et une violence physique volontairement exacerbée. Ici, Okai se conduit comme un pervers, mais il n’y a encore aucun autre personnage pour le réprimander, alors “le spectateur a envie de le frapper en voyant ça, donc il peut le faire, pour lui-même, dans sa têtenous explique le réalisateur.

actrices principales Promise of august
Promise of August © NIFFF

Afin de poursuivre cette rétrospective, l’équipe du NIFFF avait choisi de diffuser dos à dos son premier film et son dernier film, tous les deux des courts métrages. La séance enchaînait ainsi avec Norioka Workshop, sorti en 2022.

Au début du film, l’acteur Norioka refuse un rôle d’arnaqueur qui lui est proposé, pour organiser un cours de comédie (« workshop »). Pendant l’atelier, après être rapidement tombé sous le charme de ces deux jolies élèves, il se rendra vite compte que ces dernières ne sont pas aussi innocentes qu’elles veulent bien le faire croire. Enfin, lorsque l’une d’elles finira par rendre trop réel le concept de « jouer la comédie », la vérité sur cet atelier éclatera au grand jour !

Evidemment la différence entre les deux films saute aux yeux et la réalisation, comme les parti pris, sont plus affirmés. L’aspect burlesque, pour commencer, est maîtrisé et les gags font mouche, surtout que cette fois-ci tous les acteurs sont des professionnels ! On note également des innovations de mise en scène témoignant de sa passion pour le sound design : quand le “professeur-arnaqueur” fait son cours de théâtre improvisé, les sons des objets mentionnés sont perçus de manière extra-diégétique par les spectateurs (bruit de glaçons dans un verre, chat qui miaule,..)

Cette idée de mise en scène vient renforcer le commentaire métatextuel sur le fait de jouer la comédie. Un questionnement en vogue dans le cinéma japonais, particulièrement prisé par le réalisateur Ryusuke HAMAGUCHI, qui confiait d’ailleurs en interview à propos de son film Drive My Car : “le fait qu’un texte nous parle nous permet ensuite de mieux vivre. Il y a une grande proximité entre le jeu et la vie.” Ici, l’acteur refuse le rôle d’arnaqueur proposé au début du film, pour réellement monter une arnaque, mais son plan le conduit à devoir jouer la comédie, au point de vraiment fondre en larmes, pour au final sortir transformé de cette rencontre avec les deux filles qu’il comptait manipuler… 

high kick norioka workshop
Norioka Workshop © NIFFF

La période Yakuza 

En 1998, sort Shark Skin Man and Peach Hip Girl (Samehada otoko to momojiri onna), adaptation libre du manga éponyme de Minetaro MOCHIZUKI. « Libre » car, selon ISHII, le matériel d’origine était trop court pour tenir sur un film d’1h40. Cela lui permet d’ajouter plus de comédie et d’absurde, s’incarnant notamment dans le personnage de Yamada (qui n’était pas présent dans le manga). En effet, le réalisateur nous confiait en conférence que l’état du cinéma japonais à la fin du siècle était assez monotone… il avait alors pour ambition de lui redonner des couleurs ! Et, pour lui, cela passait par la réalisation d’un film d’action à grand spectacle comme savent si bien le faire les américains.

Ittoku Kishibe. Tanuki et Shingo Tsurumi. Mitsuru Fukuda.
SHARK SKIN MAN AND PEACH HIP GIRL© NIFFF

Shark Skin Man nous emmène à la rencontre de Toshiko, employée dans l’hôtel de son oncle, dont elle essaie de fuir les avances sexuelles. Elle tombe en chemin sur Samehada (Tadanobu ASANO), yakuza renégat en fuite, avec le reste du gang sur ses talons. À ses trousses, le boss Tanuki et son fils à l’odorat surdéveloppé. À ce tableau vient se greffer le personnage de Yamada, tueur à gages excentrique, qui donnera lieu aux scènes les plus drôles et mémorables du film. 

Comme inspiration principale et assumée, on retrouve évidemment le cinéma de Tarantino ; et ce dès le générique avec une scène d’introduction des personnages en train de prendre leurs meilleures poses sur fond de BO punk-rock nerveuse. On peut penser par exemple à la scène d’introduction de Reservoir Dogs : des mafieux qui marchent au ralenti sur Stuck In The Middle With You, accompagnés des noms des acteurs à l’écran. C’est d’ailleurs ISHII lui-même qui s’est chargé des animations présentes dans cette séquence d’introduction.

On y retrouve un petit peu ce côté « bande de bras cassés poseurs ». Le seul personnage vraiment cool est joué par Tadanobu ASANO, celui qui deviendra l’acteur fétiche de ISHII et jouera dans nombre de ses autres films. “Sa position marginale et l’absence au monde qu’installe son jeu singulier, sa survenue ou sa disparition, force la trajectoire des protagonistes à prendre un autre tour, […] yakuza ténébreux en fuite, il fait irruption dans la vie de l’héroïne et l’entraîne sur de nouveaux chemins” (1)

Ces changements de trajectoire permettent au réalisateur d’éviter toute linéarité et rejoint en cela la narration postmoderne de Quentin Tarantino. En outre, les références au cinéma d’exploitation sont multiples avec des scènes d’actions badass remplies d’effusions de sang. Mais, même avec cela, le film semblait encore trop “normal” pour son réalisateur, il y a donc ajouté son ingrédient secret : l’humour absurde. Cette absurdité, qu’il partage d’ailleurs avec d’autres grands réalisateurs français. En effet, tout comme Alain Chabat, sur le tournage de Astérix Mission Cléopâtre, laissait tourner la caméra continuellement – ce qui donnera l’hilarante prestation d’Edouard Baer que l’on connait tous – ISHII précise qu’il n’aime pas couper sèchement la caméra après la fin d’une réplique. C’est de ces scènes improvisées, incluant souvent ASANO, que viendront de nombreux gags.

Ce subtil mélange entre violence et ridicule fait là tout le sel du cinéma de ISHII, qui lui permet de ne pas tomber dans la simple caricature de Tarantino. Les scènes d’action sont bien chorégraphiées, avec une touche d’absurde bien amenée, certains personnages sont charismatiques, d’autres volontairement loufoques sans tomber dans le kitsch. Le tout enrobé de cet écrin “fait-maison”, le réalisateur  ayant aussi travaillé sur la musique, l’animation, les accessoires, les costumes, l’écriture, et le montage. Il en ressort un sentiment de cohérence et de travail d’artiste-artisan. 

Ce premier film lui vaudra d’ailleurs d’être repéré par Tarantino qui lui demandera de diriger la scène animée sur le passé d’O-Ren Ishii dans son Kill Bill Vol.1 en 2003. La boucle est bouclée.

Deux ans plus tard, en 2000, Katsuhito ISHII récidive avec un autre film de gangster, mais cette fois-ci, dont l’histoire est entièrement originale : Party 7.

Tout comme son aîné, Party 7 est présenté pour la première fois en version restaurée lors du festival. Lors de la session de discussion avec le public, le réalisateur précise qu’à l’origine il s’agissait d’un projet indépendant, tourné avec ses amis, et dont ISHII lui-même incarnait l’un des personnages. Le film est resté longtemps dans les cartons, pour enfin être finalisé, avec des acteurs professionnels, dont, encore une fois, le fameux Tadanobu ASANO. Toutefois, le premier tournage amateur a laissé son empreinte sur le projet final ; ISHII nous raconte alors que le tempérament des personnages constitue une version caricaturale de la personnalité de ses amis.

Le budget plus conséquent de ce second métrage lui permet d’ailleurs d’engager son grand ami Takeshi KOIKE pour réaliser la séquence d’introduction, cette-fois ci entièrement animée. Pour le réalisateur de Party 7, KOIKE est “simplement un génie” en termes d’animation, et travaille autant qu’il peut avec lui. Comme pour Shark Man, ce générique permet de nous placer immédiatement dans l’ambiance du film avec une course poursuite, des scènes de combats, une musique entraînante et des personnages bien barrés.

En outre, on y retrouve la patte d’Ishii qui aime mélanger animation et prise de vue réelle, au travers d’une sorte de « rotoscopie inversée », où les personnages animés prennent l’apparence de leur version live l’espace d’un instant.

La filiation au cinéma de Tarantino est toujours présente, mais ISHII semble ici affirmer son propre style et se détacher de l’hommage. Dans Party 7, on assiste encore une fois à une histoire d’un ancien bandit ayant quitté son organisation en emportant une grosse somme d’argent et qui s’est réfugié dans un hôtel. Il y est rapidement rejoint par son ex-copine venue lui réclamer de l’argent, elle-même rejointe par son nouveau copain, pour enfin voir arriver un ancien collègue mafieux. En parallèle, on suit le fils du gérant de l’hôtel qui découvre que son défunt père y a installé une « peeping room » (chambre de voyeur), par laquelle il observe l’autre segment de l’histoire.

On retrouve ici le caractère non-linéaire que ISHII cherchait déjà à infuser dans son premier film, on alterne entre les deux points de vue, et des flashbacks qui amènent des éléments de contexte pour relier tous ces personnages, un peu à la manière d’un Pulp Fiction.

Comme Katsuhito ISHII nous le confiait en interview, il aime beaucoup le cinéma d’action, mais il profite de ce nouveau film pour ajouter plus de comédie, sûrement son genre de cinéma préféré. Ainsi, le côté absurde monte d’un cran avec le personnage du fils qui découvre que son père était un « expert du voyeurisme », assisté par son grand ami “Le Cap’tain Banana » ! Comme dans Love Exposure (SION Sono, 2008), la perversité est érigée au rang d’art à part entière, dont le Captain sera un mentor pour notre jeune héros. L’humour peut faire penser au manga Prison School également, où les personnages font de grandes déclarations absurdes mais avec gravité : « j’ai mes propres raisons pour être devenu Cap’tain Banana… »

party 7 katsuhito ishii
Party 7 © NIFFF

Cette apparente “étrangeté” n’a en réalité que pour but de cacher une vérité que les personnages essaient, souvent bien mal, de dissimuler… Que ce soit simplement le fait de vouloir cacher sa calvitie sous une perruque ; jusqu’aux motivations qui ont poussé le personnage joué par Yoshio HARADA à devenir le Captain. L’interaction de ces sept personnages permet de créer de nombreuses scènes de comédie, mais aussi d’autres plus touchantes, au fur et à mesure que l’illusion qu’ils s’étaient fabriquée commence à s’étioler.  

Ce second film permet à ISHII d’affirmer son style et d’imposer sa vision du cinéma, basée autour de performances d’acteurs mémorables, d’une mise en scène efficace et dynamique, beaucoup d’humour, mais sans s’arrêter à cela, ajoutant aussi une vraie profondeur dans les thématiques abordées.

Le virage vers la comédie familiale 

Après ces premiers succès, ISHII prend une pause loin du grand écran, pour revenir à ses premiers amours : les clips vidéos. Pour lui, les deux médiums ne sont pas à opposer, il ne s’agit pas de commencer par des courts métrages, puis une fois que l’on devient un réalisateur confirmé, ne plus en faire que des longs. Non, il s’agirait plutôt d’un continuum : il aime, ainsi et régulièrement, faire des allers-retours entre les deux pour expérimenter. Il profite de cette pause pour réaliser deux clips musicaux en 2001 : Black Room et Music Power Go! Go!. Chaque support présente des avantages et des inconvénients, les gros budgets marketing du monde de la publicité lui permettent d’expérimenter techniquement ; mais évidemment il est moins libre artistiquement. Puis dans ses films, même s’ il a moins de moyen, il peut implémenter facilement des choses qu’il a déjà essayé auparavant. 

Il continue ensuite ses expérimentations avec le lancement d’un DVD magazine « Grasshopa ! » regroupant des anthologies de courts métrages. Il y publiera notamment en 2003 Trava Fist Planet – réalisé avec son compère de toujours Takeshi KOIKE – un épisode pilote préfigurant la sortie, quelques années plus tard, du film Redline

Finalement, le grand écran lui manque mais il veut proposer quelque chose de radicalement différent. Outre les films d’actions, il affectionne particulièrement les gag manga, des sortes de petits sketchs en quelques cases, qui prennent souvent place dans le cadre familial. L’idée avec The Taste of Tea (2004), est donc de proposer une comédie familiale réconfortante, “un film dont il aimerait profiter en tant que spectateur”.

Takahiro Sato
The Taste of Tea © NIFFF

ISHII nous indiquait en interview, qu’il a construit le film à partir du personnage du grand-père – qui semble pour le coup tout droit sorti d’un manga ! Le film commence ainsi, avec ce grand-père un peu espiègle qui aime bien faire des farces à sa petite fille. Puis, à partir de ce postulat, le réalisateur nous emmène à la rencontre des différents personnages, et de leurs tracas, lorsqu’ils sont en dehors de la cellule familiale. Celui du grand-père est d’ailleurs interprété par Tatsuya GASHUIN, qui jouait déjà les personnages les plus excentriques dans Party 7 et Shark Skin Man. Un acteur qui, par son simple maniérisme et sa gestuelle, est déjà hilarant sans avoir eu besoin d’ouvrir la bouche ; un alter ego japonais de Jim Carey en quelque sorte !

Toutefois, le film ne saurait être réduit à cette seule dimension. Interrogé sur le titre de son film – référence évidente au film Le goût du saké de Yasujiro OZU, le réalisateur répond : « Au début, puisque chaque personnage a ses soucis, je pensais appeler le film « soucis printaniers ». Mais c’était moyen. On ne parle pas que de soucis. Ça imposait un sujet au film, alors que le film n’a pas vraiment de sujet… ». (1)

Ainsi, le grand-père incarne en quelque sorte le point de vue omniscient du spectateur. C’est lui qui sera témoin de chacun des “arcs narratifs” des personnages de la famille, pour venir en faire la synthèse en fin de film. En effet, pour le réalisateur, c’est “cette addition d’événements, qui se déroule quand il n’y a aucun témoin, qui devient ensuite l’histoire de la famille.

Mais il est loin d’être le seul personnage à paraître un peu “bizarre” ou “décalé” au spectateur, le danseur observé par l’oncle (incarné par T. Asano), ou bien les cosplayeurs dans le train sont une bonne occasion de créer des scènes loufoques. Passée cette première impression, il ressort du film un message certainement critique à l’égard de la société japonaise, très codifiée. Le réalisateur semble nous enjoindre à faire ce qui nous plaît, sans nous soucier du regard des autres ; tout comme le personnage d’Asano qui, d’abord déconcerté, viendra s’asseoir pour apprécier la performance de cet étrange inconnu.

The Taste of Tea, c’est encore le film de la réconciliation entre ISHII et son professeur de cinéma à l’université, Kohei OGURI. Pendant ses études, ce dernier a été très dur avec lui, le réprimandant parfois “comme un enfant”. Mais en voyant Sleeping Man, ISHII prend enfin conscience de la puissance des silences et des longues séquences. Comme on l’a vu, il a toujours été adepte des scènes très cutées pour insuffler du dynamisme à son film, mais Sleeping Man marque un jalon avec, ce que la professeure de cinéma Linda C. Ehrlich (2) qualifiera plus tard de, “Stillness in motion” (immobilité en mouvement). ISHII emprunte cette idée de force inhérente à l’intérieur des plans, au-delà de montrer le temps qui passe, les paysages doivent avoir une valeur narrative intrinsèque, et ne sauraient être remplacés par une autre image.

Mais c’est aussi le film de la rupture vis à vis de ses influences assumées, très présentes dans ses premiers films (Lynch, Tarantino, …). ISHII se permet d’explorer ici sa propre voie, débarrassé de toute contrainte extérieure. Aucun producteur sur le dos, c’est le premier film qu’il fait “pour lui”. Il mélange alors adroitement toutes ses passions : le sound design avec le personnage de l’oncle, l’animation avec celui de la mère, l’excentricité avec le grand-père, une bonne dose de gag absurdes. Tout en adoptant une nouvelle méthode pour traiter tous ces sujets, au lieu de partir d’une intrigue centrale, il réunit, pendant presque un an, une collection de petits épisodes de vie, avant de les assembler dans un storyboard.

Maya Banno
The Taste of Tea © NIFFF

En définitive, le film n’a pas de grand enjeux, mais se regarde “comme un court-métrage” pour reprendre les mots du réalisateur en ouverture de la séance de projection. L’atmosphère y est reposante, on prend le temps d’observer les paysages de la campagne japonaise ; un autre des grands thèmes favoris du réalisateur. Sûrement déçu de n’avoir pu que trop peu en intégrer dans ses premiers films, un peu trop urbains, il se rattrape avec ce dernier, tout comme dans son premier court : Promise of August.

Les coréalisations

Le cinéma de ISHII, c’est aussi un cinéma de potes, réunis par des passions et des intérêts communs. Comme on l’a déjà vu plus haut, il a des acteurs récurrents, il travaille avec les mêmes réalisateurs, et il a même fondé une société de production avec deux amis… Autant en live action qu’en animation, Katsuhito ISHII sait bien s’entourer. 

En live action 

En 2005, sort Funky Forest : The First Contact, un film omnibus, réalisé avec Hajime ISHIMINE et Shun’ichirō MIKI. Aussi appelé “film d’anthologie”, ou “film à sketchs”, il s’agit d’un type de cinéma regroupant plusieurs segments indépendants, mais reliés entre eux par un même concept ou thématique. Ici, par exemple, tous les sketchs du film s’articulent plus ou moins autour du monde des aliens, OVNIS, et leur “entrée en contact” avec les humains, comme nous l’indique le titre du film. Même si la narration globale du métrage n’est pas vraiment l’élément clef, le but est clairement de créer une comédie décomplexée et complètement barrée, repoussant encore les limites de l’absurde. 

À l’origine, le projet avait été confié uniquement à Shun’ichirō MIKI. Ayant peur de ne pas parvenir à remplir seul les 2h30, il a appelé à la rescousse ses deux camarades, ISHII et ISHIMINE. Les trois camarades se livrent alors à un processus assez atypique pour organiser la préproduction. ISHII nous révélait que, pour ce film, chacun avait réalisé son propre storyboard dans son coin, avant de le présenter aux deux autres réalisateurs. Puis, ils ont étalés sur une table toutes les scénettes, et ont essayé de les réorganiser, comme dans un puzzle.. Ce qui explique l’aspect décousu du film, et le fait que certains sketchs sont coupés au milieu, pour ne voir l’autre partie réapparaître que plus loin dans le film. Et cela fait parfaitement sens pour le sketch récurrent des “Guitar Brothers” par exemple. Ainsi à intervalle irrégulier, on assiste à un nouvel épisode de la petite comédie familiale sur trois frères, un peu comme si une scène de Mon Oncle Charlie se lançait pendant que vous regardiez Ace Ventura !

Même s’il est difficile de discerner quel segment appartient à qui, surtout après le “jeu de puzzle” auquel se sont livrés les trois réalisateurs, on peut essayer de discerner “la patte Katsuhito”. Prenons le segment évoqué précédemment :  pour commencer, on y retrouve son acteur fétiche Tadanobu ASANO. Ensuite, au-delà de l’aspect comique, on dirait une sorte de mini comédie familiale avec des moments attendrissants, comme dans The Taste of Tea. Dans un autre sketch, on retrouve Maya BONNO et Hideaki ANNO, deux acteurs également présents dans The Taste of Tea. A un autre moment, on retrouve un effet dont nous avons déjà parlé plus tôt, pour son court métrage sorti en 2022, Norioka Workshop : le fait d’utiliser des sons extra-diégétique pour appuyer le récit d’un personnage. Ici, l’actrice raconte une anecdote, dans la chambre calme d’une auberge, mais les bruits relatifs à cette histoire viennent compléter son récit pour le spectateur. 

Tout cela, bien que l’on accole parfois au cinéma de ISHII les adjectifs “absurdes” et “déjantés”, reste relativement bon enfant et drôle. Mais en voyant les autres segments, des mots même de ISHII qui qualifie ses compères de “vrais pervers”, il devient encore plus facile de distinguer quelle partie ne lui est pas attribuée. 

Funky Forest © NIFFF

Les parties de ISHII semblent globalement être regroupées dans la première partie du film, assez accessible. Puis après environ 1h15 et une interlude, débute la seconde partie qui monte d’un cran dans le bizarre, à la limite du glauque. C’est là qu’on découvrira une classe de musique dont les instruments sont créés à partir d’être vivants, une fille qui doit mettre un tuyau dans son nombril pour recharger un vaisseau alien, et un curieux sport qui consiste à taper avec une raquette sur le liquide qui sort des tétons d’un homme lorsqu’on lui presse les testicules… 

Ce ne serait pas mentir que de dire que le film a eu du mal à trouver son public, au Japon déjà, alors on vous laisse imaginer en occident… Il s’agit avant tout d’être dans le bon état d’esprit en l’abordant :  n’attendez aucune résolution d’intrigue, aucun fil rouge, juste une incursion dans les diverses facettes de la comédie japonaise (surréalisme, stand-up comédie, humour pince-sans-rire, plusieurs références à la pop culture japonaise, notamment Kitano,…).

Le succès relatif de cette première co-réalisation ne décourage d’ailleurs pas le trio, qui semblent particulièrement apprécier travailler ensemble et fondent en 2006 leur propre société de production : NICE RAINBOW ! De là sortira notamment en 2008, Sorasoi : une comédie regroupant pour la majorité des acteurs et actrices issus de l’école de comédie de Katsuhito ISHII. Un projet qui semble déployer une atmosphère très authentique tant le site Variety, le décrit comme un ”film d’ado désinhibé remplit d’enthousiasme, sans le côté grivois d’un American Pie auquel on pourrait être tenté de le comparer.” 

Et en 2014 sort Hello! Junichi, un film à propos d’un étudiant qui vient apprendre le métier d’instituteur en observant six classes de maternelle. ISHII racontait durant la conférence organisée par le festival que le film avait bénéficié d’une sortie très confidentielle et était projeté majoritairement dans les écoles. 

Il semblerait donc que cette société lui permette de lancer des projets très personnels, tournés vers les autres, aider des acteurs, ou documenter le métier d’enseignant ? 

En animation

Peu de temps après avoir publié le pilot Trava Fist Planet dans le magazine DVD Grasshoppa! évoqué plus haut, ISHII est approché par son producteur Daisuke KIMURA qui lui propose “de tenter quelque chose de nouveau”. Sans hésitation ISHII pense à ce projet de science fiction réalisé quelques années plus tôt et commence alors fiévreusement à travailler sur le chara-design des personnages et des voitures de cet univers : REDLINE. Et il sait déjà qui réalisera ce film : Takeshi KOIKE… il ne peut en être autrement.

Nous avons déjà pu évoquer l’admiration que ISHII porte à Koike, mais il n’y a qu’à le voir en interview, il ne tarit pas d’éloge envers son collègue et ami “Il a le pouvoir de tout rassembler. Il peut dessiner, il peut écrire des histoires, il peut tout faire. Ce genre de personnes n’existe pratiquement pas dans le monde de l’animation. Hayao MIYAZAKI… c’est à peu près tout.

Et Koike répond dans la même mesure à cette fièvre créative, quand il voit les designs préparés par ISHII, il s’exclame : “Dès que j’ai vu les designs mécaniques d’Ishii, j’ai sauté d’excitation en me disant : ‘Il faut que j’anime ça !’ Je me suis dit : ‘Ces personnages sont tellement cools, je veux tous les utiliser.’ » Même si au delà des personnages qui renvoient tous cette aura “cool”, les vraies stars de ce film sont bien évidemment les voitures. C’est un film de nerd des voitures pour les nerds de voitures, pour ISHII l’intention est claireJe souhaite vraiment que les enfants du monde entier qui aiment les voitures puissent regarder Redline.” Rien d’étonnant à cela quand on sait que ces deux auteurs ont grandi en plein milieu du boom des “super cars” avec l’arrivée de Ferrari, Mueller, et des animes comme Speed Racer et Machine Hayabusa. Ce sont aussi de grands fans du film L’équipée du Cannonball, dont les Soeurs Boins sont un clin d’œil direct. 

Cette authenticité et cette volonté de faire simplement la meilleure œuvre artistique infuse dans chaque fibre du film. Ici, aucun comité de production dirigiste, les deux réalisateurs peuvent laisser libre cours à leur imagination et velléités créatrices. Pas question d’utiliser la 3D par exemple : tous les éléments du film, des voitures, aux centaines de personnes qui composent la foule dans le stade sont dessinés à la main. À l’exception peut être, des drapeaux : “faire souffler le vent dans un drapeau, c’est très difficile en animation 2D, on a donc utilisé l’imagerie 3D”. Ce perfectionnisme a bien sûr un coût car le film, débuté en 2003, mettra au total sept ans à sortir dans les salles obscures. 

Redline © NIFFF

Un point que l’on reproche souvent à Redline, c’est son scénario jugé trop simpliste. Effectivement, le cadre SF et les pistes lancées au spectateur en début de film avaient un potentiel énorme : la lutte des classes dans un univers post-apo, une puissance totalitaire en possession d’une pseudo bombe nucléaire, une backstory à développer, … tout cela restera en suspens à la fin du film. Mais, d’une part, l’ambition n’a jamais été de porter un message politique : ISHII et KOIKE sont des artisans qui voulaientélever l’anime à un niveau artistique que personne – pas même Takashi Murakami, personne – ne pouvait égaler. Et, d’autres part, ce scénario un peu simpliste et ses moments kitsch permettent de créer de véritables scènes de comédie, dont ISHII à la secret. L’autre talent du réalisateur mis à contribution ici est sa passion pour le sound design : chaque voiture possède un bruit de moteur qui lui est propre, tous les bruits d’accélération, d’impacts, etc. sont retranscrits, ce qui donne l’impression d’assister à une véritable course de rallye. 

Si l’on voulait faire un reproche sérieux au film, ce serait peut-être son male gaze assez présent, des Sœurs Boins, à la plastique de Sonoshee, les deux compères aiment dessiner de jolies femmes aux courbes voluptueuses et ne s’en cachent pas. ISHII confiait même lors de sa masterclass réalisée au NIFFF que son intention initiale, avant de rentrer à la Tohokushinsha, était de viser la Nikkatsu, une société bien connue de films érotiques, car il voulait “filmer des jolies filles”. KOIKE de son côté, explique qu’il n’aime pas seulement recopier les dessins des autres, et préfère prendre exemple sur des personnes réelles ; c’est ce qui le conduit à prendre pour modèle les femmes occidentales dont il apprécie les visages “ravissants et vigoureux”. Ainsi, malgré un reproche que l’on peut faire quant aux proportions irréalistes des corps, on apprécie au moins, comme le relève ISHII, des designs adultes et matures : “Il y a beaucoup d’animateurs qui peuvent dessiner des femmes enfantines, mais pas beaucoup qui peuvent dessiner des adultes.

En conclusion, Redline est un bijou de l’animation, dont aucun détail n’a été laissé au hasard, mise en scène par une équipe de passionnés dans tous les domaines : animation, musique, comédie, sound design… Un des derniers films de son époque à utiliser l’animation traditionnelle quasi intégralement, de sorte à fournir un véritable travail d’orfèvre et avec une seule idée en tête : quand les gens regardent le film qu’ils se disent “Waow c’est cool, alors on peut faire ça en animation”. L’univers est déjanté et sans limite, dans la surenchère constante, comme dans un anime de Trigger, on se demande quelle transformation improbable va inventer le réalisateur. Du divertissement grand spectacle dans sa forme la plus pure. 

A l’opposée, Katsuhito ISHII réalisera un an plus tard Smuggler (une autre adaptation de manga), mais cette fois-ci financé par la TV, et bardé de producteur. Il nous confiait durant sa conférence qu’il avait dû faire beaucoup de modifications et se sentait moins libre, et bridé dans sa créativité. Et, en effet, le film ressemble à une pâle copie des meilleurs films de ISHII : l’aspect comique du début du film finit par être mis en retrait dans sa deuxième partie, pour laisser place à des scènes de violences gratuites… Alors que, d’habitude, le cinéma de ISHII est caractérisé par ce subtile équilibre entre action et comédie. On peut alors aisément imaginer les producteurs mettre la pression à ISHII pour rajouter des scènes d’action façon blockbuster US.

Mais où donc se procurer ces merveilleux films ?

third window films
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KATSUHITO ISHII COLLECTION © Third Window Films

Malheureusement aucun distributeur français ne s’est encore saisi de l’œuvre kaléidoscopique de Katsuhito ISHII. Spectrum Films propose bien The Taste of Tea et Funky Forest, mais aucun coffret collector n’est prévu à ce jour. Et pour une version plus complète, si les sous titres anglais ne vous font pas peur, vous pouvez vous tourner vers l’éditeur Third Window Film

Le 17 juillet dernier sortait un coffret collector (limité à 2000 copies), contenant six films du réalisateur, répartis en trois DVD : 

  • Shark Skin Man & Peach Hip Girl
  • Promise of August
  • PARTY 7
  • Sorasoi 
  • Hello Junichi 
  • Norioka Workshop 

Les films Shark skin man, Party 7 et Promise of August, sont en version remaster, et le tout est accompagné d’interviews et de commentaires audios. 


Au total, à travers cinq films vus en trois jours, une masterclass, une interview, de multiples séances de questions-reponses avec le public, le NIFFF fut une expérience intense qui nous a permis de nous plonger pleinement dans la filmographie de ce réalisateur encore assez méconnu en France. Il n’en reste pas moins difficile de résumer le travail de Katsuhito ISHII, qui a su déployer durant les 27 années de sa carrière cinématographique non seulement des talents de réalisateur, mais aussi de sound designer, animateur, chara-designer. Il a commencé par des films “à la manière de”, tout en affinant son propre style et sa propre vision du cinéma tout au long de sa filmographie.

Il en ressort alors deux choses : premièrement, son amour pour la comédie, fait d’absurde et situations loufoques et burlesques. Influencé à la fois par le cinéma américain, son sens de l’absurde et son intégration des effets spéciaux en font sans aucun doute un digne héritier de Nobuhiko ŌBAYASHI. Deuxièmement, son amour pour le travail collaboratif. Un invariant dans sa carrière, c’est le fait de s’être entouré de personnes dont il admire le travail et avec qui il aime travailler. Limitant souvent les contraintes matérielles liées aux questions de production, pour laisser libre cours à sa créativité. A part pour son dernier cours Norioka Workshop, il n’avait d’ailleurs pas réalisé en solo depuis 2011 avec Smuggler. Katsuhito ISHII semble donc toujours s’être arrangé pour limiter la contrainte et faire le cinéma dont il avait envie. 


Bibliographie :

(1) Thomas, Benjamin. “X. Une atonie expressive : Tadanobu Asano”. Damour, Christophe. Jeu d’acteurs : Corps et gestes au cinéma. Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 2016. (pp. 131-140) Web. <http://books.openedition.org/pus/6222>.

(2) Ehrlich, Linda C. (1999) « Stillness in Motion: The Sleeping Man of Oguri Kohei, » Journal of Religion & Film: Vol. 3: Iss. 1, Article 2.
Available at: https://digitalcommons.unomaha.edu/jrf/vol3/iss1/2

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