Vivre à Tatekawa de Yoko Yamamoto : les vies cachées de Tokyo

À la veille de sa seconde édition, qui se déroulera le 17 et 18 novembre dans le 13e arrondissement, entre l’INALCO et Paris Diderot, le festival de documentaires Fenêtres sur le Japon organisait ce mardi la projection de Vivre à Tatekawa au Forum des Images. L’occasion, après notre interview de la semaine passée, de découvrir sur grand-écran le film de Yôko YAMAMOTO. Mais aussi de lancer cette seconde édition prometteuse — et dont le programme est à retrouver sur le site du festival — de la plus belle des manières : avec un film fort et engagé. 

Affiche de Vivre à Tatekawa

Placer Tatekawa sur la carte

Vivre à Tatekawa, c’est-à-dire vivre dans l’arrondissement de Kôtô, dans l’est de Tokyo, pas si loin de la célèbre Skytree, dans une partie de la ville de plus en plus à la mode malgré un héritage populaire. Ce n’est pourtant pas à la gentrification de ce quartier de l’ancienne ville basse que le film de Yôko YAMAMOTO s’intéresse, mais à une tranche précise de la population qui y habite : les sans-abris du quartier, et plus particulièrement encore ceux qui ont été chassés du parc Tatekawa Kasenjiki, rénové pour  les JO de 2020.

C’est ni plus ni moins ce que montrent les premières images du film : une succession de plans fixes sur le quartier et sa vie après la rénovation, dans lesquels dénotent, dans le fond, des tentes et des bâches bleues, reléguées sur le côté d’aires de sport, derrière des palissades en tôle. Entamés en 2012, les travaux n’ont pu se faire qu’à la condition de l’expulsion des sans-abris habitant jusque-là dans le parc et ayant trouvé refuge, une fois le projet de rénovation en marche, quelques mètres plus loin, sur un talus non concerné par les travaux.

©Yoko Yamamoto

©Tourné sur plus de sept ans, entre 2012 et 2019 Vivre à Tatekawa est donc le récit du bras de fer entre les sans-abris du parc Tatekawa Kasenji, les militants et habitants du quartier leur apportant leur soutient et la mairie de l’arrondissement de Kôtô qui supervisait la rénovation. Les JO de Tokyo derrière nous, les travaux sont désormais achevés, mais, les Jeux de Paris approchant, le film reste un document précieux, à la fois sur les conséquences de tels évènements sur la vie des populations les plus fragiles, sur la politique japonaise et sur les vies cachées de sa capitale.

Cinéma de combat

Il y a deux films dans Vivre à Tatekawa. Celui que Yôko Yamamoto tourne, et celui qu’elle montre. Car si son documentaire raconte la vie d’un quartier et la lutte de ses habitants les plus défavorisés pour pouvoir y rester dignement, il le fait à travers le regard et la perspective de deux protagonistes. Gunji et Ma-chan, deux sans abris ayant passé, au bout du film, presque une décennie dans le parc qu’ils essayent de défendre. Après sept ans à les suivre et les filmer, la réalisatrice, pour conclure, a donc choisi de leur montrer le premier montage, tirant de cette « projection privée », une interview qui complète et enrichit le film par bien des aspects.

Cela dit, et si le dispositif en lui-même ne manque pas d’intérêt, ce n’est pas ce qu’il faut retenir de Vivre à Tatekawa. Car malgré toutes ses idées de narration ou de mise en scène, le film de Yamamoto est avant tout un film de combat. Un film de résistance qui documente un engagement et en garde une trace. Un engagement ou plutôt, des engagements. Bien sûr, il y a celui des habitants du parc, Ma-chan et Gunji et tête, mais il y a aussi, en parallèle de ce dernier, qui l’accompagne et le prolonge, celui de la réalisatrice elle-même. De fait, le film se positionne de manière très claire sur le sujet qu’il montre. Yamamoto est une militante qui a participé activement au soutien des habitants du parc, comme elle l’expliquait mieux que nous dans notre interview de la semaine passée. À ce titre, son film est riche de choix politiques : un long traveling montrant un à un les visages des employés de la mairie venus déloger les sans-abris ou l’interrogatoire, par la réalisatrice elle-même, d’un de ses employés quant à sa responsabilité, la nature de son travail et la violence qu’il exerce à l’encontre des habitants du quartier. Mais derrière cet engagement politique de Yamamoto, il y en a un second qui penche plutôt vers l’intime. Dans une scène par exemple, on l’entend, alors qu’elle filme, guider un homme portant une boite à couverture. Elle est présente dans son film, présente aux côtés des habitants de Tatekawa qu’elle filme, mais dont elle a partagé, en partie du moins le quotidien. Une présence qu’elle a donc choisi de ne pas camoufler, et qui montre aussi son engagement humain aux côtés des hommes qu’elle filme.

©Yoko Yamamoto

C’est alors, sans aucun doute, ce qui fait de Vivre à Tatekawa le film qu’il est. Documentaire militant, il flirte aussi, parfois, avec le journal intime, ce qui ne fait qu’en renforcer la valeur politique. En montrant la banalité d’un quotidien somme toute classique – partagé entre le travail, la cuisine et des moments plus légers de divertissement – et, surtout, la façon dont ce dernier, parce qu’il échappe à certains cadres sociaux, est criminalisé, le film souligne l’absurdité de réglementations qui échouent à protéger les maillons les plus fragiles du tissu social.  En ce sens, le choix de la réalisatrice de montrer une vie de quartier qu’elle place très largement sous le signe de la solidarité et de l’entraide est donc une réponse des plus politiques à cette criminalisation dont il n’est pas difficile de deviner tout le mal qu’elle en pense.

Mémoire des vies cachées

Construit selon une logique qui relèverait presque de la tranche de vie, le film saisit une série de moments qui, mis bout à bout, plus que raconter une histoire, donnent à voir un mode de vie. Un mode de vie fonctionnel et injustement menacé. Il y a, par exemple, une longue séquence à suivre Gunji au travail, c’est-à-dire collectant, la nuit, des canettes pour les recycler. Il y a aussi les maraudes que les sans-abris organisent eux-mêmes pour distribuer des couvertures. Il y a le café qu’ils montent pour discuter avec la population du quartier, leurs actions à la mairie, ou encore, le nettoyage d’une tente d’un « camarade » pour le faire revenir parmi eux. Autant de moments qui contribuent à faire du documentaire un film résolument optimiste. Bien sûr, il est avant tout une œuvre à charge contre un système dont Yamamoto fait tout à fait sentir la violence – il  faut voir la chaîne humaine du début, qui protège une palissade en pleine construction avant de s’échapper par la petite porte. Mais face à cette violence, Ma-chan et Gunji sont, plus qu’optimistes, d’une créativité sans borne, et, tout au long de l’heure quarante du film, ils ne cessent d’agir et de tenter des choses. Des actions politiques d’une part, pour défendre leurs droits, et des gestes simples mais tout aussi importants : la création d’un potager, l’amélioration d’une boîte aux lettres ou la fabrication d’une caisse pour couverture et sa disposition dans le quartier. Autant d’idées qui apparaissent dans le film comme des hommages de la réalisatrice à leur résilience et leur énergie et qui culminent dans un moment que Yamamoto filme dans un premier temps, puis que les deux hommes commentent pour elle.

©Yoko Yamamoto

Un hiver, alors que la ville est plongée sous la neige, ils entreprennent de déneiger un pont. Une action a priori surprenante pour le spectateur qui les voit se démener pour une société qui jusque-là, dans sa grande majorité, semblait les ignorer, pour ne pas dire les condamner. Ce qui se joue alors, pourtant, relève presque, et ils l’expliquent très bien, du renversement carnavalesque, et, dans leur souvenir, le temps d’une nuit le monde s’est inversé. C’est eux qui font la circulation, eux qui indiquent le chemin sûr aux passants qui les remercient. Tous les regards sont braqués sur eux, sur leurs actions et leurs efforts. Ils sont (re)devenus le centre du monde et les objets de l’attention de ceux qui y vivent. Et si le passage est si important, c’est parce que les deux hommes le décrivent comme un souvenir heureux, mais aussi et surtout parce qu’il semble condenser toutes les ambitions de Vivre à Tatekawa. Non distribué au Japon pour diverses raisons, le film ne devrait pas bouleverser le rapport de force dans le bras de fer autour du parc Tatekawa Kasenjiki. Et s’il n’atteindra certainement pas les oreilles et les regards de ceux qui piétinent la dignité de ses habitants, il est une merveilleuse preuve de cette dernière et de leur générosité. Un témoignage qui aspire à rendre leur importance aux vies cachées et à les montrer à ceux qui se refusent à les ignorer, qu’ils soient au Japon, ou dans une salle obscure française. 

Bande-annonce du Festival Fenêtres sur le Japon.

Face à une histoire qui se répète à Paris, 3 ans après les JO de Tokyo et plus de dix ans après que Yamamoto ait commencé à tourner, Vivre à Tatekawa est encore cruellement d’actualité. Cela dit, s’il est essentiel, c’est autant pour le message politique qu’il porte que par la façon qu’il a de l’amener : avec une tendresse et une « attention », pour reprendre les mots de Gunji, qui en font un film indispensable.  Les autres films de la sélection de Fenêtres sur le Japon seront-ils du même acabit ? Réponse ce vendredi et samedi, dans les amphithéâtres de l’INALCO et de Paris Diderot !

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