Les Notes de Chevet : Vision d’un Japon exalté, « au courant du pinceau »

Au temps de Heian (794-1185) et tout particulièrement aux alentours de l’an mille se situerait l’âge d’or de la littérature nippone, son époque classique. Dans la continuité d’une ère portée par l’émergence d’un art et d’une esthétique purement japonaise, les belles-lettres écrites dans la langue du pays, à la fin du Xe siècle et couvrant une bonne partie du XIe siècle sont de nature féminine. Parmi les illustres auteures en ce temps, Sei SHÔNAGON démontre une vigueur, une érudition et une prose pleine de caractère faisant des Notes de Chevet un incontournable de la littérature.
Au moment où Kyôto porte le nom de Heian Kyô, capitale de la paix, que la splendeur et le raffinement sont les maîtres mots d’une civilisation dévouée au culte du beau, quel est le regard porté par une dame d’honneur qui allie la grandeur d’esprit à la délicatesse des mots ?

Naissance d’une femme de lettres

© Sarah MARIE

Fille de Kiyohara no Motosuke, savant poète et membre de la noblesse, Sei SHÔNAGON fait partie du clan Kiyohara et dépend de la cour de l’empereur Ichijô. Nous situons sa naissance entre 965 et 966. Sei SHÔNAGON est un nom d’emprunt utilisé par les membres de l’aristocratie, comme il est coutume à cette époque. Sei est la lecture chinoise de « Kiyo » premier caractère du clan « Kiyohara » qui renvoie à la notion de pureté et de clarté, quant à « SHÔNAGON », il s’agit d’un poste gouvernemental – ici troisième sous-secrétaire d’État – probablement tenu par un prédécesseur.
Instruite dans une famille où l’érudition et la poésie constituent le corps principal du code d’honneur, le climat est plus que favorable à l’épanouissement d’un talent authentique pour l’écriture et l’art de manier les mots. Sei SHÔNAGON put tirer parti de ses dons au palais impérial où elle devint en 990, dame d’honneur de la Princesse Sadako, Fujiwara no Teishi. La même année, Sa Majesté devient l’épouse de l’empereur Ichijô et accède quelques mois plus tard au rang d’impératrice consort. Mais l’étoile Teishi, peu à peu, perd de son éclat avec l’élévation d’une seconde impératrice consort : Shôshi. Se crée alors une rivalité entre les deux cours, l’impératrice Teishi accompagnée de Sei SHÔNAGON, et Shôshi dont la dame de compagnie n’est autre que MURASAKI Shikibu. Durant cette période et tout au long de son service, Sei témoigne d’un grand dévouement envers sa maîtresse. Beaucoup d’admiration et d’idolâtrie transparaissent de ses écrits, si bien que Teishi montre toujours une confiance sincère envers Sei.

Un jour où il y avait, auprès de l’impératrice, de nombreuses personnes, des parents de Sa Majesté, des princes, des gentilshommes, j’étais appuyée contre un pilier de la chambre située sous l’appentis, et je causais avec les dames, quand ma maîtresse me jeta un billet. Je l’ouvris et je lus. « Dois-je vous aimer, oui ou non, me demandait-elle. Si je ne puis vous donner la première place dans mon cœur, que dois-je faire ? » Sans doute m’écrivait-elle cela parce qu’une fois, devant Sa Majesté, j’avais dit dans le cours de la conversation : « Que peut valoir d’être aimée si l’on n’est pas la première de toutes ? Je préférerais me voir haïe ou maltraitée. Si je devais être la deuxième ou la troisième, j’aimerais mieux mourir pour éviter une telle disgrâce. Il faut que je sois la première ! » Les dames, en riant, s’étaient écriées : « C’est la règle de la doctrine unique que vous nous récitez là ! »
L’Impératrice m’ayant donné un pinceau et du papier, j’écrivis ces lignes, que je lui présentai : « Parmi les sièges de lotus des neuf degrés, même le dernier me suffirait. »
« Il faut croire, déclara l’Impératrice, que vous êtes complètement découragée ! C’est très mal ainsi. Continuez donc plutôt à penser comme vous aviez d’abord dit. – Mon sentiment, répliquai-je, varie, avec la situation des gens qui peuvent m’aimer. » Sa Majesté ajouta : « C’est fort mal répondu ; vous préférerez assurément être la première, même dans le cœur des plus nobles personnes », et j’en fus ravie.

Notes de Chevet – Sei Shônagon : Connaissance de l’Orient Gallimard / Unesco

Après la mort de sa maîtresse en l’an 1000, Sei quitte la cour impériale. La fin de sa vie n’est alors que spéculation mais il est fort probable que ce soit à partir de ce moment qu’elle rassembla ses différents écrits, composant ainsi le Makura no Sôshi.

Makura no Sôshi, la poésie des écrits intimes

Notes de Chevet est traduit du Japonais Makura no Sôshi. Initialement, l’œuvre avait été nommée par son auteure : Sei SHÔNAGON no Ki, soit Le livre de Sei SHÔNAGON. La raison de ce remaniement, André BEAUJARD nous l’explique dans ce petit bijou qu’est la traduction française de Makura no Sôshi aux éditions Connaissance de l’Orient – Gallimard / Unesco.

[…] “vers la fin de ses mémoires, où elle raconte comment l’impératrice lui montrait une grosse liasse de papier en demandant ce qu’il faudrait écrire là-dessus, elle répondit qu’elle en ferait un makura”[…].

En japonais, le makura désigne tout simplement l’oreiller. Il est alors aisé d’associer l’oreiller, au support d’une longue nuit, à un élément présent dans notre intimité. Mais ce n’est pas tout, la langue japonaise regorge de nombreux homophones ou du moins, de mots à la consonance relativement proche. Comme nous le verrons très bientôt, le subtil langage des mots est une activité fort appréciée des Japonais. C’est ainsi que très rapidement, makura fut associé à makkura, signifiant la noirceur et nous invitant à plonger dans la lecture d’un ouvrage qui invite à être éclairé. De ce fait, Notes de Chevet est un titre, une traduction présentant beaucoup de charme et de sensibilité. Enfin, les Sôshi, tout comme les Nikki, font référence aux écrits intimes. Toutefois à la différence des Nikki à l’image du Sarashina no Nikki (Le journal de Sarashina), les Sôshi ne suivent pas de modèle chronologique ou de plan d’écriture. Cette particularité prend d’autant plus de sens grâce à un autre terme employé pour les désigner : Zuihitsu. Comprenez-ici, « au courant du pinceau ». Dans cet ouvrage, chaque pensée, chaque image qui traverse l’esprit de l’auteure se déverse sur le papier. Chaque sensation, chaque émotion, toutes se trouvent habillées de mots savamment choisis qui résonnent avec mélodie. Les scénettes, les historiettes, s’enchaînent, se répètent. S’ensuit tantôt une liste non exhaustive de « choses qui égayent le cœur » et un intérêt soudain pour les fleurs des arbres, les étangs et le vent.

Un matin, je vis une femme vraiment jolie, d’une beauté qui se passait d’artifices, se glisser hors de l’appartement central, et sortir un peu sur la terrasse, en se regardant dans un miroir. Elle portait un vêtement écarlate très foncé, à la surface délustrée, avec, par-dessus, un manteau de tissu couleur de feuille morte, et un autre d’étoffe très légère. Le fracas de la tempête l’ayant empêchée de dormir pendant la nuit, elle avait fait la grasse matinée, elle venait de s’éveiller. Il était vraiment ravissant de voir retomber sur ses épaules sa chevelure que le vent, soufflant au hasard, dérangeait et gonflait légèrement.
Pendant qu’elle contemplait l’aspect désolé du jardin, arriva une jeune fille qui pouvait avoir dix-sept ou dix-huit ans. Celle-ci n’était pas petite ; mais, en la considérant, on n’aurait pu dire, à la réflexion, que c’était une femme. Elle avait une tunique non doublée, de soie raide, dont la couleur bleu foncé semblait fanée, et qui était toute déchirée et mouillée, sous un vêtement de nuit violet clair. Ses cheveux égalisés à l’extrémité comme les roseaux dans la plaine, étaient aussi longs qu’elle était grande, et retombaient librement sur la traîne de son vêtement, par le côté duquel on apercevait sa jupe, la seule pièce neuve et brillante de son costume.
Dans le jardin, une petite servante ramassait, pour les entasser, les plantes et les arbustes que le vent avait déracinés, et brisés, ou bien elle les relevait et essayait de les redresser. Une dame qui l’accompagnait regardait cela d’un air d’envie, en se demandant comment faire pour se joindre à ces jeux ; elle aussi était amusante à observer, pour moi qui la voyais par-derrière.

Notes de Chevet – Sei Shônagon : Connaissance de l’Orient Gallimard / Unesco

Le Makura no Sôshi est un recueil de sentiments, d’images vagabondes. Sei SHÔNAGON y raconte sa vie à la cour, les relations qui lient les uns aux autres tout au long de son affectation auprès de l’impératrice Teishi. Elle compile ainsi ses expériences, ses anecdotes et autres faits divers sous forme de courts récits, de poèmes et parfois même de complaintes. Cet ouvrage, à l’origine, la dame de cour l’a écrit pour son propre plaisir. Comparable à un journal, il fait office de jardin secret où elle y cultive ses pensées et ses observations en toute impunité. Avec beaucoup d’élégance Sei nous partage sa perception du monde au travers de descriptions lyriques et une prose parfois caustique, ce qui rend les Notes de Chevet d’autant plus atypique et authentique. Tout comme son auteure, l’œuvre se distingue par son puissant caractère et présente un savant mélange d’appréciation, de jugement de valeurs détachés et de compassion. Le sens de l’humour ne fait pas défaut aux nombreuses habiletés de Sei SHÔNAGON et vient égayer les différentes compositions avec beaucoup de charme et de vigueur.

Au cœur de Heian, les sens en effervescence

Et si à présent il était question de musique, de vin et de riz… de fleurs et de poésie, de fêtes, de temples, et de banquets. Car en effet, lire les Notes de Chevet c’est se voir offrir l’opportunité de ressentir le plus intensément, l’effervescence de Heian. L’œuvre de Sei SHÔNAGON dresse le portrait de plusieurs figures de la cour et dépeint le Japon sous les Fujiwara. A une époque considérée comme l’apogée de la cour impériale japonaise rien ne vaut le témoignage d’une dame d’honneur sur la vie au Palais, dans un lieu où dames et gentilshommes se plaisent à converser par poèmes interposés. Sei nous emmène au gré du calendrier, pour un voyage rythmé par le défilé des saisons et des traditions. Un jour pour célébrer Kamo, un autre pour la fête des poupées et le suivant dédié à la cérémonie du temple Shakuzenji. Les célébrations Shintoïstes, Bouddhistes, plus somptueuses les unes que les autres, s’harmonisent avec la pensée taoïste bien ancrée dans la culture japonaise de ces années passées.

© Sarah MARIE

Au palais, les galants resplendissent par leur costume d’un extrême raffinement seyant à l’époque de l’année. Toutefois cette attention au paraître, cette extraordinaire richesse et délicatesse, les courtisans de Heian se plaisent à l’appliquer également dans leur poétiques missives et relations épistolaires. Un rameau fleuri s’accorde à la couleur du papier sur lequel est composé un tanka. Dans ce poème se glisse avec finesse une allusion littéraire. Le tout emporté par un messager, débute alors une véritable démonstration d’érudition et de présence d’esprit. A cet exercice Sei SHÔNAGON a provoqué l’étonnement de plus d’un homme en son temps. Avec ses écrits l’auteure nous laisse entrevoir toute la splendeur de la versification japonaise et du jeu subtil des mots : “mots-d’appui” ; “mots connexes” ; “mots-pivots”, des mots écrits et lus une seule fois mais qui ont l’avantage d’être entendus deux fois. Cet art de dresser les mots et d’en faire naître des images, des tableaux fait le charme incontesté des Notes de Chevet.

« Mono no aware », l’émotion des choses

Au fil de son pinceau, Sei SHÔNAGON recueille dans ses écrits des séquences fugaces de la vie, des moments importants qui s’estompent petit à petit de son esprit. En jouant de ses anecdotes, elle immortalise une douce mélancolie du passé ainsi que le souvenir évoqué. Avec une morale complexe entre désobligeance et charité, l’auteure fait de son caractère un attrait, et malgré quelques humeurs peu vertueuses, elle démontre au détour d’une histoire de l’empathie pour les êtres et une sympathie non dissimulée pour la nature, l’éphémère, créant ainsi ce sentiment d’Aware, grand concept esthétique et spirituel japonais.

On estime que les Notes de chevet ont été achevées entre 1001 et 1010. Sei SHÔNAGON marque, avec Dame MURASAKI Shikibu, la littérature de l’époque Heian ainsi que la place importante des femmes dans la littérature japonaise. Il vous ai donné à travers ce livre non seulement la chance de découvrir une perle littéraire mais également d’ouvrir une porte sur le passé, de plonger dans le tumulte de la vie à la cour impériale japonaise durant Heian. Il n’est plus temps à présent de tergiverser davantage, mais bien d’aller vous procurer cet ouvrage !

Pour aller plus loin, les personnages à explorer :

  • Sei et Shikibu « Sei-Shi jijo » : Les deux joyaux des lettres anciennes ; Les deux joyaux des lettres élégantes. Cette époque brillante où le pouvoir était concentré, à égalité, entre les deux cours de l’impératrice et de l’impératrice première, fut une époque où en littérature aussi, MURASAKI Shikibu et Sei SHÔNAGON se dressaient l’une face à l’autre.
  • Sadako (Teishi)
    Fille de Michitaka, principale épouse d’Ichijô avant sa cousine Akiko. Princesse ayant pour dame d’honneur Sei SHÔNAGON. Quand celle-ci entre à son service en 990, la même année, Sadako devient l’épouse de l’empereur Ichijô avant d’accéder quelques mois plus tard au rang d’impératrice à l’âge de 15 ans.
    Sadako montra toujours une confiance sincère envers Sei malgré le fait que celle-ci semblait éprouver de la sympathie pour Michinaga.
  • Akiko (Shôshi)
    Fille de Michinaga qui fût l’une des épouses de l’empereur Ichijô.
    Princesse ayant à son service dame MURASAKI Shikibu.
  • KWANPAKU Michinaga
    Quand il eut pris le pouvoir il accorda à sa fille Akiko le rang d’épouse puis d’impératrice. Ainsi Sadako malgré son nouveau rang d’impératrice souveraine perdit de son éclat.

Une exposition à ne pas rater :

Découvrez l’exposition temporaire A la cour du Prince Genji au musée GUIMET (PARIS) jusqu’au 25/03/2024. 

Cette exposition événement invite les visiteurs à se plonger dans le Japon ancien, à la découverte de l’époque Heian (794-1185) et de son art de cour. Cette période de liberté pour les femmes, à la production artistique particulièrement riche, voit notamment l’émergence d’une littérature féminine unique dans l’histoire du Japon.

Ce livre est fait pour vous si vous avez aimé :

Les heures oisives de Kenkô URABE 
– Les Notes de ma cabane de moine de KAMO no Chômei
– Le Roman de Genji et le Murasaki Nikki de Shikibu MURASAKI 
– Le Sarashina Nikki de Lady SARASHINA

Bibliographie

Notes de Chevet – Sei SHÔNAGON : Connaissance de l’Orient Gallimard / Unesco
Traduction d’André BEAUJARD
Sei Shônagon, son temps et son œuvre d’André BEAUJARD
L’Histoire par les Femmes Openedition Journals

2 réponses

  1. Chrystelle AUMONT dit :

    Cet article sur les Notes de chevet est une très belle découverte. De bons conseils pour les ouvrages à se procurer. De belles illustrations, en toute simplicité.

  2. Fred Greg dit :

    Très intéressants ! Cette découverte d’une auteure femme de cette époque donne envie d’en savoir plus.

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