« Kabuki » ou l’art de s’accepter au rythme du théâtre japonais
Journal du Japon vous emmène aujourd’hui à la découverte de la toute dernière bande dessinée de Guilherme Petreca et Tiago Minamisawa : Kabuki. Un véritable chef-d’œuvre visuel et scénaristique. Une ode aux différences et à l’acceptation de soi sur fond de théâtre traditionnel japonais.
Un récit en quatre actes au fil des saisons

Acte I – Été. Première double-page : une scène de théâtre Nô, reconnaissable par son décor aux dessins de pins. Nous tournons la page, les lumières s’allument et les acteurs entrent en scène. À gauche, un rideau à cinq couleurs : vert, jaune, rouge, blanc et noir. Puis un cri, dans les ténèbres. « Iouuu ! » Celui des musiciens. De gauche à droite apparaissent les quatre instruments représentatifs de cet art : le tambour à baguettes taiko, le tambour de hanche ô-tsuzumi, le tambour d’épaule ko-tsuzumi et la flûte fue. Le rideau se lève ; un enfant entre en scène. Le visage fermé, grave. Un éventail dans une main, un miroir dans l’autre, il se met à danser. Voit son reflet… Son visage s’assombrit davantage.
Alors, il se mord le doigt. Le sang coule le long de son index. Il s’en sert pour se maquiller : lèvres rouge écarlate, coins des yeux soulignés. Dans le miroir, le visage d’une belle jeune femme se superpose à son reflet. L’enfant, ébahi, lui adresse la parole. Elle lui répond. Mais aussitôt, une entité menaçante sertie d’une multitude de masque du théâtre Nô apparaît au-dessus de l’enfant. Chacun de ces visages figés se met à le calomnier. L’enfant pleure et abdique.
— J’ai tellement honte, il faut que ça s’arrête. Père, mère, je ne vous déshonorerai plus… Dorénavant, je ne serai plus que celui que l’on attend de moi.
Il scelle sur son visage un masque de bois brut, sans expression, annihilant ainsi ce qu’il est.
Cet enfant, c’est Kabuki, celui-là même qui donne son nom au titre. Une petite fille née dans le corps d’un garçon. Ou plutôt, enfermée par les autres dans cette identité qui n’est pas la sienne. Pourquoi ce nom ? Parce qu’elle, au lieu de porter un masque comme l’exige le théâtre Nô, rêverait de se maquiller, de sourire, de grimacer, de laisser libre cours à qui elle est, comme dans le théâtre Kabuki.

Les humains… Je suis un oiseau qu’ils mettent en cage, et ils voudraient que je chante comme avant ? À quoi bon exister ?
Sous son masque qu’on lui a imposé, Kabuki grandit et s’éteint peu à peu, ayant le cœur ravagé de tristesse et de douleur. À l’automne de sa vie, elle s’observe dans une flaque creusée à même le parquet de la scène, creusée par ses larmes. Telle Narcisse qui a perdu son reflet dans la vaste pièce de la vie, elle se cherche tandis que derrière elle les musiciens jouent toujours.
— Je hais ma démarche ridicule ! Je déteste ne pas reconnaître mon image… Qui êtes-vous pour me dévisager et me dire qui je suis ?
Heureusement, Alma est là. Alma, son double, la jeune fille qu’elle a aperçue dans le miroir. Alma lui parle, l’enjoint d’avancer, de continuer à vivre malgré le gouffre qui l’attire. En chemin, Kabuki rencontrera Houou, sorte de phénix japonais qui l’encouragera dans son cheminement.
— La douleur t’appartient. Personne ne peut l’éprouver comme tu le fais. Mais tu n’es pas seule. En ce moment même, de nombreuses personnes en ce monde se cherchent et souffrent comme toi.
— À quoi bon savoir que le malheur est partout ?
— Car tu peux incarner la différence ! En te battant, en terrassant tes démons, tu leur démontreras que la vie est difficile mais vaut la peine d’être vécue. (…) Et de la rencontre de nos solitudes naît une communauté.
Kabuki apprendra alors doucement à s’accepter, à cohabiter avec Alma. À être elle, simplement. Au cours de ce long chemin, elle essaiera d’autres masques lors d’une scène absolument sublime. Elle en choisira un dans lequel elle pense se retrouver. Alma aura beau la mettre en garde, Kabuki refusera de le quitter. Mais l’hiver, implacable, est aux portes, avec son linceul de neige. Car la société, impitoyable, se transforme en meute de loups assoiffés de sang pourchassant celles et ceux qui s’acceptent tels qu’ils sont et refusent de rentrer dans les diktats imposés. Et si la violence vient déchirer ces pages, les auteurs nous laissent finalement un message d’espoir avec le renouveau du printemps. Kabuki se sera battue pour elle et toutes les autres, parvenant à se faire une place sur la scène de Nô empêtrée dans ses traditions étriquées.
Le feu que vous crachez ne m’ébranle plus. Il ne fait que façonner la lame aiguisée de l’imposante épée que je suis devenue !
Les dessins, magnifiques et plein de vie, aux couleurs pastel, de Guilherme Petreca n’ont d’égal que l’écriture poétique et enchanteresse de Tiago Minamisawa. Si l’œuvre fait la part belle aux dessins – de nombreuses planches sont dénuées de paroles – les textes, épurés, résonnent comme autant de messages qui ne laissent pas indemnes.
Du film à la bande dessinée
À la fin de la bande dessinée, c’est un cahier bonus très fourni qui attend le lecteur. Ici, vous en apprendrez plus sur les formes de théâtre traditionnel japonais et sur les origines du projet. En effet, Kabuki, c’est avant tout un court-métrage muet en stop-motion réalisé par le scénariste et producteur Tiago Minamisawa.
À l’origine de ce projet : l’assassinat, au Brésil, de Dandara dos Santos, une femme transgenre. Un assassinat précédé de tortures qui furent de surcroît filmées par les bourreaux et diffusées sur Youtube. Lorsque Tiago tombe par hasard dessus, c’est un tel choc qu’il ne peut décemment se taire.
Face à tout cela, j’ai perdu une partie de ma foi en l’humanité. Il m’est devenu impossible de revenir à ma vie d’avant, cet acte de barbarie s’est déroulé dans le pays où je vis. En tant qu’artiste, je savais que la seule manière pour moi d’évacuer cette douleur serait de passer par la réalisation d’un film, avec comme objectif d’éveiller les consciences et, je l’espère, de contribuer au changement de la réalité.
Et c’est en assistant, peu de temps après, à un spectacle du danseur de butô Yoshito Ohno et de la chanteuse anglaise transgenre Anohni (dont vous pouvez retrouver des extraits ici), que germe en lui l’idée de réaliser Kabuki. Il en parle à Guilherme Petreca, et la bande-dessinée naît dans la foulée…
Vous trouverez ainsi dans le cahier les chara designs, les affiches du film, les recherches pour les décors, des extraits de storyboards et colorscripts. Le tout accompagné de commentaires passionnants !
Au commencement était le soleil : théâtralité japonaise
Comme invité de ce cahier bonus : Jérome Collet, spécialiste du kabuki. Tout au long d’une dizaine de pages magnifiquement illustrées par Guilherme Petreca, l’auteur de la thèse Poétique et rhétorique de la transformation dans le théâtre dansé Kabuki revient sur les origines du théâtre japonais en remontant jusqu’au fameux Kojiki (compilation de récits mythiques du VIIIe siècle). Nô, Kyôgen, Bunraku, Kabuki… Tout en explorant les différents types de théâtre traditionnels, il s’intéresse particulièrement aux particularités des genres et à la quête de l’identité dans ces arts.
Sur scène, le corps se transforme donc de multiples manières, pour révéler la nature profonde et secrète du personnage. Toute une galerie de créatures fantastiques peuple les pièces : fantômes, lions, démons, renards magiques, héros ou héroïnes déguisés sont autant de manifestations de cette identité secrète qui ne demande qu’à s’exprimer, cachée dans un premier temps mais dont la révélation inéluctable a lieu par la danse ou la parole.
Jérome Collet conclut par un état des lieux de la place du théâtre classique dans le Japon d’aujourd’hui… Des pages qui ne manqueront pas de fasciner tout amoureux du Japon et de ses arts traditionnels !
Vous l’aurez compris, Kabuki est une œuvre absolument envoûtante. Poignante et superbement illustrée, au carrefour des genres, elle sait ouvrir les consciences tout en résonnant au plus profond de chacun d’entre nous. Et si son récit dépasse toute notion de frontière, l’histoire ancrée dans la culture japonaise permet de se plonger au cœur de ce pays. Mais laissons son auteur donner le mot de fin : « Kabuki appartient désormais au monde et j’espère que le voyage qu’il met en scène saura toucher vos cœurs« .
Pour aller plus loin : rendez-vous sur le site de l’éditeur
Vous pouvez également retrouver ci-dessous notre interview de Guilherme Petreca à l’occasion de la sortie de Shamisen :
