Face à l’IA – épisode #2 : Quel avenir pour les traducteurs ? Décryptage avec Anaïs Koechlin, traductrice chez Black Studio
Alors que le poids de l’Intelligence Artificielle se fait sentir chez les comédiens de doublage, d’autres professions du secteur, à l’image des traducteurs, ne sont pas épargnés. Si ces derniers ne voient pas d’un très bon œil l’arrivée de cet outil, certaines start-up comme Orange Inc. veulent faire de l’IA une traductrice à part entière. En France, les sentiments sont mitigés avec d’une part ceux qui pensent que les ayants droits veulent se « débarrasser des traducteurs » et d’autre part les plus sceptiques comme Anaïs Koechlin, co-fondatrice et traductrice chez Black Studio. Habituée des interviews chez Journal du Japon, elle livre son analyse sur l’évolution de son métier vis-à-vis de l’IA.
Comment l’IA pourrait-elle parvenir à faire le travail d’un traducteur de manga ? La profession a-t-elle raison de s’inquiéter de son influence ? Sont-ils ont condamnés à être réduit au rôle de correcteur ? La réponse dans cet article.

L’impact de l’IA dans la profession
Afin de produire un travail de qualité, une centaine de traducteurs en France sont à la tâche pour traduire chaque volume. Avec plus de 700 000 volumes traduits en anglais tout les ans et des lecteurs voulant des sorties toujours plus rapides, les sociétés de traduction souhaitent accélérer la cadence à moindre coût. De la numérotation des bulles au lettrage, en passant par la traduction des onomatopées, ces étapes techniques et complexes rendent difficile ce désir de publier tout et toujours plus vite en ayant un rendu qualitatif. Traductrice de Dragon Ball, Fédoua Lamodière alias Shindo, évoquait chez Journal du Japon mettre en moyenne « 3 à 4 jours pour traduire un volume » .
Cependant, l’arrivée de l’IA bouleverse ce maillon et suscite l’inquiétude chez les professionnels de la traduction, à l’image de Frederik L. Schodt qui a traduit des œuvres de célèbres mangaka comme ceux de Osamu Tezuka (Astro Boy). Dans une interview accordée à nippon.com, il dresse un avenir sombre et affirme qu’avec l’arrivée de l’Intelligence Artificielle dans le secteur de la traduction, « je pense sincèrement que c’est la fin de ma profession » .

Mantra, Orange Inc… ces start-up japonaises qui développent des systèmes de traduction par Intelligence Artificielle
De l’autre côté de la planète, plusieurs entreprises ont déjà pris une avance considérable sur la recherche d’une traduction plus rapide. Diplômé en doctorat de l’Université de Tokyo, Shonozuke Ishiwatari a mis au point un système de traduction qu’il appelle Mantra Engine. Grâce à cet outil, l’IA peut reconnaître les textes dans chaque bulle, identifier l’ordre de chacune d’entre elle et les traduire tout en prenant en compte la personnalité du personnage et le contexte. Avec un tutoriel, l’entreprise Mantra montre comment se servir du logiciel. En choisissant les pages que vous voulez traduire, le système va tout de suite repérer l’ordre des bulles et proposer une traduction adaptée avec un choix de taille et de style de police. Ishiwatari affirme que ce système a été adopté par « plus de 10 entreprises au Japon et au-delà et qu’entre 40 000 et 50 000 pages par mois sont traduites » .
Sur des ambitions différentes, la start-up Orange Inc., crée en 2021, a annoncé l’année dernière la création de sa plateforme Emaqi avec un objectif de sortir 500 volumes mensuel grâce à une IA reposant sur des modèles deep learning, c’est-à-dire un mode d’apprentissage automatique basé sur des neurones artificiels et qui doit permettre d’aller plus vite sur chaque traduction. En collaboration avec Shôgakukan (une célèbre maison d’édition japonaise), la start-up a démarré récemment son projet en Amérique du Nord. Si Shoko Ugaki, le PDG d’Orange Inc., s’est fixé cet objectif, c’est pour répondre aux 2% des mangas japonais traduits en anglais, soit 14 000 volumes. Au-delà d’en proposer 500 tout les mois, la société ne cache pas son intention d’utiliser ce système d’IA sur d’autres langues. D’ailleurs, cette initiative a été saluée par le gouvernement japonais dans un post Facebook il y a quelques jours. Pour ce qui est de l’avenir des traducteurs humains d’Orange Inc, l’entreprise répond « qu’ils auront une place dans le schéma » d’après les propos rapportés par la journaliste Karyn NISHIMURA.
Echange avec Anaïs Koechlin : comment se positionnent les traducteurs de manga en France ?
Entre crainte et scepticisme, les traducteurs en France regardent de loin ce qu’il se passe au-delà de l’Europe. Traductrice et co-fondatrice de Black Studio (studio où traducteurs et lettreurs collaborent en ensemble), Journal du Japon a de nouveau échangé avec Anaïs Koechlin sur sa vision de son métier et son analyse quant à la place que prend l’Intelligence Artificielle dans le rouage de la traduction et l’adaptation.

Journal du Japon : Bonjour Anaïs, merci de répondre une nouvelle fois à notre invitation. Presque 10 ans séparent cette interview et celle que vous avez livré en 2016. Est-ce que depuis celle-ci, votre rythme de travail est resté intact ?
Anaïs Koechlin : Beaucoup de choses ont évolué, je travaille énormément. Les cadences sont élevés. Notre métier n’est pas non plus très rémunéré donc cela demande une productivité importante. Je suis dans le métier depuis un certain temps et j’ai cette chance de pouvoir refuser une œuvre qui ne me parle pas. Je préfère me tourner vers mes sujets de prédilection comme le patrimoine.
Un certain nombre de traducteurs français mais aussi européens comme Frederik L. Schodt dressent une perspective pessimiste par rapport à la place que prend l’IA chez les traducteurs. Et vous ?
J’ai travaillé auparavant dans la traduction technique avant de me spécialiser dans le manga. Je sais que la traduction automatisée ne date pas d’hier comme avec Deepl (traducteur de textes et documents de manière instantanée). On a demandé de ne plus traduire mais de corriger des traductions automatiques. En conséquence, les tarifs ont baissé, le travail était très ingrat et poussif ! Je l’ai vu venir et c’est ce qui se profile sur la traduction plus littéraire. Beaucoup de mes confrères et consœurs redoutent cette arrivée. Il y a des éditeurs qui sont tentés de se tourner vers ce genre de logiciels et ça a un effet délétère sur la profession.
Personnellement, je suis sceptique sur la capacité de l’IA à traduire du manga. On peut voir des choses bluffantes dans la traduction automatique mais pour qu’elle traduise du manga, elle doit en lire en analysant les cases, les bulles et faire le lien entre elles. Elle doit aussi être capable de traduire du japonais qui est une langue entièrement contextuelle.
Avez-vous eu l’occasion de tomber sur un manga traduit par Intelligence Artificielle ?
Je n’en ai pas lu mais des collègues ont fait circuler des extraits qui étaient moulinés par l’IA. Le problème était qu’elle n’arrivait pas à comprendre l’implicite. Le japonais a énormément d’homophones et l’IA ne peut pas toujours identifier cela. Ce que j’ai vu est inexploitable professionnellement parlant. Chaque texte est unique et pourtant elle va tout mélanger. Techniquement, elle n’est pas capable d’avoir de la cohérence.
Comment se passe votre relation avec les maisons d’édition ?
Je pense que les ayant droits japonais veulent se débarrasser des droits d’auteurs pour les traducteurs. Pour les éditeurs français, je n’ai jamais ressenti le fait qu’ils ne veulent plus travailler avec nous. Il y a un savoir faire qui s’est développé au fil des années. Ils connaissent leur métier et savent qu’il est compliqué de trouver un traducteur. Ils ont tout intérêt à ne pas rentrer dans le jeu des ayant droits japonais.
La start-up japonaise Orange Inc a lancé l’année dernière la plateforme Emaqi où les traducteurs se contentent juste de corriger le travail de l’IA. Qu’en pensez-vous ?
C’est une nouvelle qui a couru parmi les traducteurs avec plus ou moins d’anxiété. Cette annonce est tombée en avril 2024. J’ai l’impression que le projet avait été repoussé. Je pense qu’ils ont été confronté à la grogne des auteurs japonais.

Est-ce que recaser les traducteurs comme simple correcteur ne revient pas à dénaturer le métier ?
Je le pense mais on a l’expérience de la traduction d’urgence. Plein de personnes ont abandonné car ce n’est plus le même métier. Relire une traduction est différent d’une traduction, on peut faire les deux mais ce n’est pas le cas de tout le monde. En réalité, relire une traduction d’une IA est beaucoup plus chronophage. Cela prend plus de temps de repérer les petites fautes qu’un travail fait par un humain à partir de zéro.
Selon vous, est-ce que les lecteurs sauront faire la distinction entre un manga traduit par un humain et une IA ?
Le lecteur français est très exigeant. Il y a souvent des polémiques sur des choses pointues dans la traduction et il y a une exigence de qualité qui s’est développée au fil du temps. Une partie d’entre eux n’acceptera pas une traduction entièrement faite par une intelligence artificielle. En l’état actuel, presque personne ne peut tomber dans le panneau puisqu’il y a des incohérences énormes comme un personnage qui passerait du vouvoiement au tutoiement.
Êtes-vous suffisamment armés juridiquement contre ceux qui utilisent vos traductions pour entraîner ce genre d’outil ?
Actuellement, le droit ne vas pas en notre faveur puisque le droit européen exige qu’on exprime ouvertement notre refus quant au fait d’utiliser nos traductions pour entraîner des intelligences artificielles. Il y a des initiatives pour modifier ce texte. Entre confrères et associés, on voudrait créer une clause pour signifier clairement notre refus. Les pillages ont lieu au détriment de toutes légalités. Les négociations vont avoir lieu et j’ai tendance à penser que c’est dans l’intérêt des éditeurs car in fine ce texte leur appartient aussi.
Envisagez-vous, à la manière de Touche Pas A Ma VF pour les comédiens de doublage, de créer un collectif afin de préserver votre profession ?
On a commencé à se réunir entre collègues pour réfléchir à ses questions et on est particulièrement solidaires des comédiens de doublage. On a participé aussi à certains rassemblements comme le contre-sommet de l’IA qui s’est déroulé le 10 février 2025.
Pour terminer cet échange, si vous aviez un représentant de l’Etat devant vous, qu’est-ce que vous lui diriez ?
Il faut protéger le droit d’auteur qui est une spécificité française. Il faut la renforcer à l’échelle mondiale, nous ne sommes pas juste des ouvriers.
Comme pour les comédiens de doublage, les traducteurs et traductrices en France et dans le monde veulent préserver leur profession de l’intelligence artificielle. Cependant, ils peuvent se rassurer car selon une étude réalisée en mars de cette année, près de 60% des 5 000 lecteurs francophones interrogés relit les versions officielles ou celles traduites par de vrais traducteurs. Mais si certains freins empêchent l’IA de traduire parfaitement un volume, les starts-up comme Mantra ou Orange Inc. y travaillent d’arrache-pied.
À l’image d’Anaïs Koechlin, chaque traducteur a sa signature dans chaque ouvrage sur lequel il travaille et il est très peu probable que l’Intelligence Artificielle se dote, pour le moment, de cet atout.
Remerciements à Anaïs Koechlin pour son temps et ses réponses.
Image de UNE : crédit © 2025 KERN
