Face à l’IA – épisode #1 : Pascale Chemin et la disparition du doublage humain

Depuis de nombreux mois, les comédiens de doublage en France – mais aussi dans le monde – s’inquiètent de la place que prend l’Intelligence Artificielle dans leur métier au quotidien. En 2023, si l’on englobe aussi les traducteurs, les graphistes ou les techniciens, ce sont plus de 15 000 personnes en France qui sont à la tâche pour donner des interprétations et productions de qualité. Leurs craintes ne sont pas de simples fantasmes mais bien réelles : on peut citer la voix d’Alain Dorval (voix de Sylvester Stallone) générée par IA dans le cadre d’une bande annonce pour une série Amazon Prime.

En quoi l’IA peut-elle menacer le métier du doublage ? Quels sont les effets déjà ressentis ? Comment les comédiens comptent-ils se faire entendre ? Quid de l’avis du public sur ce sujet ? Engagée dans cette lutte, la comédienne de doublage Pascale Chemin se bat afin que le doublage humain puisse être protégé. Journal du Japon a sollicité son avis éclairé afin de témoigner de ce combat qu’elle partage avec bon nombre de ses collègues.

Elle revient avec nous sur les origines de la colère.

L’IA et le doublage : un combat qui a commencé de l’autre côté de l’Atlantique

Grève, comédiens de doublage américains
©SAG-AFTRA

Imaginez un jour que les voix de Brigitte Lecordier (voix de San Goku, Dragon Ball Z) ou d’Arnaud Laurent (voix de Natsu, Fairy Tail) soient utilisées par une machine… Ce genre de cas est une hantise pour les 15 000 personnes représentant les métiers du doublage en France. En 2024, cette inquiétude avait déjà commencé aux États-Unis. Environ 300 comédiens ont pris le relais des acteurs d’Hollywood en faisant usage de leur droit de grève. Certains studios de jeux vidéo étaient alors pointés du doigt pour l’utilisation abusive de l’IA qui mettait à mal leur profession. En réponse, les studios avaient proposé un accord offrant des garanties concernant l’usage de l’intelligence artificielle. Néanmoins, celles-ci excluaient les artistes couverts par la convention collective Interactive Media Agreement, selon Sag-Aftra le syndicat des artistes américains, soit près de 2600 comédiens US travaillant dans le milieu du jeu vidéo.

Ainsi, les peurs des comédiens de doublage français ne sont pas un simple sentiment mais une réalité. Leurs inquiétudes se sont traduites par l’initiative de la start-up Eleven Lab, une société développant des logiciels de synthèse vocale, qui a utilisé la voix d’Alain Dorval (voix française de Sylvester Stallone) alors décédé, pour la recréer avec une IA et s’en servir pour la bande annonce du film Armor pour la plateforme de streaming Amazon Prime. Cependant, la fille du comédien et la Ministre chargée de l’égalité homme-femme, Aurore Bergé, avait donné son « accord pour un essai » affirmait-elle sur X. La mobilisation de la famille et du public a poussé la start-up à faire machine arrière : elle a engagé un vrai comédien de doublage.

Touche Pas à Ma VF : Un collectif français pour réguler l’IA

Depuis l’année dernière un collectif, Touche Pas à Ma VF, a vu le jour. Afin de marquer les esprits, les stars du doublage se sont mobilisées à travers une vidéo pour sensibiliser les internautes sur le risque d’effacement de leur métier. Dans ce clip, on y voit une dizaine de comédiens bien connus comme Brigitte Lecordier, Arnaud Laurent, Dorothée Pousséo ou encore Donald Reignoux. « Les IA sont nourries de toutes nos créations pour fonctionner » alertent-ils. Au-delà des préoccupations, ils veulent obtenir un rendez-vous auprès de la Ministre de la Culture, Rachida Dati. Ils demandent à ce que l’intelligence artificielle soit régulée et que les métiers de l’animation (graphiste, traduction…) soient protégés.

Manifestation
©Clément Hudson

Plusieurs moyens d’actions sont engagés, notamment avec une pétition qui a atteint aujourd’hui plus de 210 000 signatures et qui est toujours disponible pour celles et ceux qui voudraient la signer. Les conventions sont également un moyen d’action non négligeable où certains comédiens font des interventions sur le sujet et ont avec eux des badges Touche Pas à Ma VF, à la disposition des visiteurs, afin de les sensibiliser. En février, un contre-sommet de l’IA avait été mis en place en réponse au sommet de l’IA organisé par l’État français. En décembre 2024 et avril 2025, des manifestations dans Paris ont réuni plusieurs centaines de personnes pour que leurs revendications passent les portes du ministère de la Culture.

Pascale Chemin : Echange avec une comédienne engagée

Déterminée à vouloir défendre sa profession, Pascale Chemin, comédienne de doublage ayant prêtée sa voix à des licences de jeux vidéo comme Mass Effect ou Yokai Watch mais aussi pour des séries d’animation japonaise comme l’Attaque des Titans, mène une lutte déterminée pour que les revendications soient entendus auprès des élus. Pour cette occasion, avec nous, elle revient sur son combat pour une régulation de l’Intelligence Artificielle dans les métiers du doublage.

Pascale Chemin, comédienne de doublage
©Pascale Chemin

Journal du Japon : Bonjour Pascale, merci d’échanger avec nous. Pour commencer, qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager dans ce combat contre l’IA ?

Pascale Chemin : Depuis 25 ans, je prête ma voix dans des jeux vidéo, des dessins animés, films… Cela fait plus de deux ans que l’on voit des dérives concernant l’utilisation de notre voix sur les réseaux… et pas seulement. La voix est une donnée personnelle, elle est protégée par l’article 9 du Code Civil (qui encadre le droit à l’image en France) et nous, en tant qu’artiste-interprète, nos interprétations sont protégées par la propriété intellectuelle, nous en sommes donc les propriétaires. Quand je joue un personnage, je vais céder cette interprétation là et pas une autre pour une durée et un support définis dans le contrat (télévision, plateformes de streaming…)

Quand on se permet de prendre la voix d’un comédien, de la passer dans une machine pour restituer le timbre d’un comédien mais pas sa pensée ou son interprétation, qu’on peut trafiquer pour arriver à quelque chose de fake, alors, il y a selon moi une atteinte à la personne et cela fait partie des dérives que l’IA est capable d’engendrer. Je suis contre ces dérives et, avec d’autres comédiens, nous alertons le public. Prendre la voix de quelqu’un n’est pas anodin et faire ça à des comédiens sous-entend une volonté que ce métier disparaisse au profit d’un doublage fait par une machine.

C’est valable aussi pour les auteurs, adaptateurs… On peut voir aussi des sous-titres ou des traductions faites par une IA mais qui ne sont pas bons. On va vers un appauvrissement de la culture française et de la langue. Il en va de notre ressort de protéger cette créativité humaine.

Afin que les lecteurs comprennent les enjeux que cela représente, en quoi une série ou un film d’animation doublé par une IA peut être de mauvaise qualité ?

Une interprétation, ce n’est pas seulement un son qui est donné , c’est aussi une pensée. Il doit y avoir un sens quand on interprète une rôle. Le spectateur va pouvoir le ressentir à travers les émotions et il va être amené à rentrer dans l’œuvre et être en empathie avec le personnage. Ces émotions sont proposées par le comédien en fonction de l’image mais la proposition se fait aussi par rapport à ses neurones.

Or, une machine n’est pas un interprète. Selon la loi, un interprète est un humain. À partir du moment où ce n’est pas vivant, l’interprétation est beaucoup moins nuancée et elle répond à des stéréotypes qui conduit à un appauvrissement du jeu. L’Intelligence Artificielle va se baser sur le travail des humains, sur la façon dont on peut dire un texte, faire passer un sens qu’elle n’arrivera pas à reproduire et on arrive à une limite. Est-ce que le public trouve cela acceptable ? Je n’ai pas la réponse. Et cela n’empêche pas que l‘IA s’entraîne sur notre travail. Tant que nous ne sommes pas consentants, il n’y a pas à le faire. C’est du vol.

Depuis quand sont apparues ces préoccupations ?

Je me balade sur les réseaux sociaux et je vois que ma voix est prise pour défendre tout et n’importe quoi sans mon accord. Je suis la voix de Nathan dans Yokai Watch et je n’avais enregistré que pour les trois premiers jeux vidéo. Le quatrième n’a jamais été doublé en France et il y a deux ans et demi, des gens ont souhaité le doubler. Je suis tombée sur des fans qui avaient l’intention d’utiliser ma voix via une IA pour ce nouvel opus. Je suis entré en relation avec eux et j’ai stoppé cela en leur disant que la suite se passerait avec mon avocat car ce n’était pas légal. Je me suis dit à ce moment là que si des amateurs étaient capables de le faire, des sociétés le peuvent aussi.

Qu’avez-vous pensé de l’usage par la start-up Eleven Labs de la voix d’Alain Dorval à travers une IA pour la bande annonce d’Armor ?

C’est désolant et catastrophique. Cette bande annonce a permis de mettre en lumière ce contre quoi nous nous battons. Il y a eu un tollé de la part du public pour dire que c’était inécoutable. Alain Dorval avait toujours défendu le travail de comédien de doublage comme quelque chose de vivant. Si on permet aux machines de faire ça, c’est la mort de la création humaine. Avec d’autres collègues, j’ai refusé un contrat visant à alimenter une IA. Nous n’entraînons pas une machine qui risque de nous remplacer.

Dans les contrats entre vous et les sociétés de production, il y a une clause proposée par les syndicats où le studio ou le producteur « s’engage à ne pas utiliser les enregistrements de la prestation du salarié aux fins de développer et d’entraîner une IA ». Est-ce que ce type de clause vous protège suffisamment ?

La clause qui a été proposée par les syndicats est une clause qui a été longuement débattue et qui nous protège. Cependant, la difficulté repose sur l’acceptabilité des clients. Tant que ça n’est pas accepté, on peut avoir des clauses bancales. Il faut lire les petites lignes et, quand il y a un point bloquant, je décide de ne pas travailler.

Le collectif Touche Pas à Ma VF a lancé une pétition l’année dernière qui a dépassé les 210 000 signatures. Est-ce que vous vous attendiez à un tel soutient ?

En France, plus de 85% des gens qui vont au cinéma pour voir un film étranger vont le voir en VF. S’ils choisissent ça, ils prennent la meilleure solution pour eux. À propos du nombreux de signatures dans la pétition, c’est bien mais ça peut toujours être plus !

Des choses ont été tout de même mis en place. En février, l’ADAMI (Société pour l’Administrations des Droits des Artistes et des Musiciens Interprètes) a mis en place un opt-out : tant qu’on ne nous demande pas, on ne donnera pas notre accord pour utiliser nos voix. Le RGPD (Règlement Général pour la Protection des Données) est aussi là pour défendre les données personnelles des gens. Cependant, ce n’est pas suffisant. Si rien n’est fait à terme, on arrivera à la disparition du doublage fait par des humains… ce qui représente beaucoup de personnes.

Sur le cadre législatif, la ministre de la culture Rachida Dati a lancée une mission pour évaluer l’état des règlementations en place. Est-ce que cette initiative va dans le bon sens selon vous ?

Je pense que madame la Ministre reste sourde face aux demandes répétées des artistes en France. C’est un pas de fourmi et ce n’est pas suffisant. L’association United Voice Artist, qui regroupe les syndicats du monde entier, essaye de trouver des solutions pour que l’IA soit régulée dans le doublage et le travail de la voix. Les comédiens américains qui donnent leurs voix à des jeux vidéo sont en grève depuis 8 mois. De notre côté, on est beaucoup moins percutant. La problématique ne relève pas seulement de la VF, elle porte sur la voix et les données personnelles de centaines de milliers d’artistes.

Quand vous vous rendez en convention, est-ce que les visiteurs que vous rencontrez se rendent comptent des enjeux que ça représente ?

Quand je vais en convention, je demande toujours à avoir un temps de parole pour une conférence à propos de l’IA. Les personnes qui viennent sont attachées à nos voix. Ils comprennent tout à fait qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’émotion entre nous et le public. Mais, en même temps, certains peuvent faire des vidéos sur Tiktok avec des voix de synthèse ! Il y a un paradoxe, et j’ai pas envie de promouvoir ça.

Pensez-vous que les conventions vous donnent suffisamment la parole pour parler de ce sujet ?

Les gens ont envie d’avoir ce rapport social avec nous, même si ça ne dure pas longtemps. Il m’est arrivé d’aller à des conventions pour parler exclusivement de l’IA sans avoir à faire des dédicaces. On a un devoir d’expliquer et d’éduquer et pour moi le fait d’imposer des voix d’IA sur les réseaux sociaux, on habitue les gens à écouter de « la merde en barre« . C’est malhonnête et insidieux. Il faut être plus exigeant avec nous même et plus critiques.

Pour terminer, qu’avez-vous envie de dire à ceux qui vous soutiennent ?

Nous leur disons un immense merci car c’est important. Par moment, nous avons envie de baisser les bras tellement c’est dur. Il ne faut pas lâcher, ne faites pas de mal à vos oreilles ! Quand vous créez, c’est unique ce que vous faites et ça ne doit pas servir de matière à quelque chose qui dénature votre travail. Il peut y avoir des choses formidables dans l’IA mais ça doit être transparent, régulé et respectueux de notre métier.

Depuis des mois, les comédiens de doublage, à l’image de Pascale Chemin, se mobilisent pour éviter la disparition de leur profession au profit d’une machine pouvant les remplacer. Pour l’heure, la qualité des voix synthétiques générées par Intelligence Artificielle ne semble pas à la hauteur d’un véritable doublage humain mais les progrès sont tels que les sociétés peuvent investir beaucoup pour rendre encore plus performant leur système d’IA. Si vous aussi, vous êtes sensibles à leur combat, vous pouvez toujours signer la pétition Touche Pas à Ma VF en cliquant sur le lien ou en scannant le QR Code ci-dessous et ainsi donner davantage de résonnance à leurs revendications.

QR Code pour accéder à la pétition
©Touche Pas à Ma VF

Leo Thomas

Passionné de la culture japonaise depuis plusieurs années, je fais transpirer cette passion via des articles sur des domaines variés (conventions, traditions, littérature, histoire, témoignages, tourisme).

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