Anim’Est 2023 : Rencontre avec Shindo, traductrice de mangas et mangaka

Dragon Ball, Jujutsu Kaisen, Seven Deadly Sins… Beaucoup d’entre vous ont déjà lu ou lisent actuellement ces mangas très connus. Tout les dialogues qui s’y trouvent ont été traduit soigneusement par Fédoua Lamodière alias Shindo, traductrice japonais/français de mangas. A l’occasion des 20 ans d’Anim’Est, elle est venue parler de son métier qu’elle exerce depuis une vingtaine d’années mais aussi de sa deuxième casquette, celle de mangaka et de son premier manga Pilgrim. Journal du Japon a eu la chance de pouvoir échanger avec elle autour de la traduction, de son premier ouvrage et de sa vision du manga aujourd’hui.

La traduction : une histoire qui dure depuis plus de 20 ans !

Fédoua Lamodière sur son stand à Anim'Est.
©Leo Thomas pour Journal du Japon

Longtemps restée dans l’ombre, la traduction est un maillon fondamental dans la conception d’un manga. C’est pourtant le métier dans lequel Fédoua Lamodière innove depuis 2001 alors qu’elle était encore étudiante à l’Inalco (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) à Paris pour y maîtriser le japonais. Ainsi, elle travaille sur plusieurs mangas comme Dragon Ball, Jujutsu Kaisen et bien d’autres… Elle a commencé son métier en traduisant Pikachu’s Adventures pour Glénat et depuis elle ne s’est jamais arrêtée ! Elle collabore avec plusieurs éditeurs dont Ki-oon, Pika, Kazé ou encore Glénat.

Journal du Japon : Bonjour et merci Fédoua de nous accorder cette interview. Peux-tu nous en dire plus sur toi ?

Fédoua Lamodière : Je suis dans le manga à 95%. Je suis fan des bandes dessinées depuis l’âge de 6 ans. Je voulais être auteur de bandes dessinées. Le manga n’existait pas encore à ce moment-là et c’était une révélation. Le métier de mangaka, c’est le moyen d’expression qui me correspond le mieux. Mon tout premier manga était Dragon Ball et ça a changé ma vie ! Je ne serais pas la personne que je suis aujourd’hui si je n’avais pas connu cette œuvre.

Le manga m’a donné envie d’apprendre le japonais et de fil en aiguille, je me suis retrouvée à en traduire pendant une vingtaine d’années. Je me suis finalement lancée en 2020 dans la réalisation de mon propre manga pendant le premier confinement et j’ai ainsi exaucé mon rêve de devenir mangaka.

Beaucoup de monde aimeraient être à ta place en traduisant des mangas populaires comme Dragon Ball. Comment es-tu devenue traductrice ?

J’ai eu beaucoup de chance. Je suis quelqu’un de très acharnée. Il se trouve que pendant mes études, une de mes camarades était engagée chez Glénat au pôle traduction et on m’a proposé un poste de traductrice sur des remplacements. J’avais proposé que l’on refasse la traduction de Dragon Ball car elle commençait à vieillir et n’était pas fidèle à la version originale à cause de certaines censures. J’étais débutante et Glénat a bien voulu retravailler le manga et on m’a confié la traduction de Dragon Ball. Au départ j’avais hésité parce que je ne savais pas si j’allais m’en sortir et en même temps je me suis dis que c’était une occasion unique.

Tu es dans la traduction depuis plus de 20 ans. Est-ce que ça te plaît toujours autant ?

Je dois avouer que j’ai un peu fait le tour du sujet. C’est un métier que j’ai aimé passionnément pendant des années. Je me suis donnée à fond sur mes séries à traduire. Cela fait quelques années qu’il y a de plus en plus de contraintes au niveau éditorial. On est moins libre de ce qu’on écrit et je suis arrivée à la quarantaine en faisant le bilan de ce que j’ai accompli en me disant que j’ai fait toute ma vie sans avoir dessinée mon propre manga. Cela devenait frustrant de travailler sur les mangas des autres. C’était un besoin vital de freiner sur la traduction pour me focaliser sur mon propre manga.

Comment définirais-tu ton métier de traductrice ?

Il faut déjà faire la différence entre traduction et adaptation. La traduction, c’est la partie littérale mot à mot. Ensuite, il va y avoir l’adaptation où on va prendre un texte et le modifier pour qu’il soit plus fluide et agréable à lire en français. Ce travail d’adaptation va prendre plus de temps et de recherche. Le japonais est une langue assez vague et soumise à l’interprétation. Pour trouver la bonne formulation, c’est beaucoup de travail de réflexion et de remaniement du texte. Notre rôle n’est pas de coller bêtement à un texte original mais d’être fidèle à la volonté de l’auteur. Parfois, il faut s’éloigner du texte de base pour que le public français retrouve la même expérience que les lecteurs japonais.

Quelles sont les différentes étapes dans la traduction ?

Dans toute la chaîne de l’édition, la traduction fait partie des premières étapes. L’éditeur m’envoie le volume en japonais. Après l’avoir lu, je numérote les bulles pour les reporter sur un logiciel de traitement de texte mais ce ne sera pas moi qui ajouterai le texte dans les bulles. Par la suite, je transmets la traduction à l’éditeur qui va le remettre à un lettreur qui fait des retouches sur les bulles et onomatopées. Le plus difficile est de se conformer aux exigences de chaque éditeur car ils n’ont jamais la même façon de vouloir numéroter. Je traduis tout d’un coup et j’envoie mon travail par mail.

Sur quoi prêtes-tu le plus attention quand tu commences la traduction d’un titre ?

Je fonce et j’aime faire la traduction d’une traite. Quand je commence un titre, je le finis avant d’en commencer un autre pour éviter de m’éparpiller. J’accorde beaucoup d’importance au registre de langage des personnages. J’adore les faire parler et peaufiner le dialogue en fonction de leurs caractères.

Combien de temps mets-tu à traduire un tome ?

Cela dépend de la complexité du texte. Je mets en moyenne entre 3 et 4 jours pour traduire un volume.

Est-ce qu’il t’arrive de faire un autocritique quand tu lis le manga en version papier et de faire un retour à l’éditeur pour une modification ?

Il m’arrive souvent de relire et de voir s’il y a des erreurs. Quand ça arrive, je peux demander à l’éditeur de corriger et cela sera modifié dans les réimpressions.

Tu traduis des manga « best-sellers ». Comment se passe la traduction de shônen ? Existe-t-il une particularité sur chacun d’entre eux ?

Il faut établir un lexique particulier pour chaque shônen. C’est important que chaque titre ait sa couleur personnelle. J’ai fait pas mal de shônen fantasy et les éditeurs ont compris que cet univers m’était familier. J’aime me creuser la tête pour trouver des mots inventés mais qui seront spécifiques à un univers. Au-delà de ça, travailler sur des séries à succès n’était pas ma volonté au départ. C’est délicat d’être sur une série qui n’est pas terminée. La langue japonaise rend parfois les informations très floues et on est obligé de rendre ça plus clair. La plupart du temps, on arrive à retomber sur nos pattes mais la traduction est aussi un travail d’acrobate !

Te mets-tu une certaine pression en travaillant sur des mangas à succès ?

Quand j’ai commencé à travailler sur Dragon Ball en 2002, les réseaux n’existaient pas. Je ne sais pas si j’aurais été aussi sereine si j’avais eu directement les retours des gens sur une série aussi suivie. Avec les réseaux sociaux, c’est plus compliqué de travailler sur des titres comme Jujutsu Kaisen où les gens vont comparer systématiquement ma traduction avec les scantrads et certaines personnes ne sont pas très « polies ». Ils sont habitués à voir une traduction et quand il y a plusieurs traductions, cela leur déplaît et ils le font savoir de manière très virulente. C’est un petit peu dommage car j’aimais bien expliquer mes traductions mais maintenant ça ne sert plus à rien !

Comment se passe la relation avec les maisons d’édition ?

Cela dépend des éditeurs, je suis un dinosaure dans le milieu ! Je connais pas mal de monde et ça se passe bien. Au niveau des nouvelles équipes, je les connais moins bien et forcément c’est plus distant. Il y a des membres de l’équipe éditorial qui sont devenus des amis. Quand on travaille avec des gens passionnés par le manga c’est toujours agréable.

Page de Dragon Ball en japonais
Page du manga Dragon Ball en japonais ©Shūeisha

Quelles sont les principales difficultés quand on traduit du japonais au français ?

On va avoir des contraintes matérielles. Les tailles des bulles dans les mangas ne sont pas adaptées au texte français. Ce sont des bulles verticales étant donné que le japonais s’écrit de haut en bas. On ne doit pas faire des textes trop long pour que ça rentre. Le plus difficile est la retranscription de l’humour. Par exemple pour les jeux de mots, il faut trouver des équivalents qui n’ont rien à voir avec la version originale. L’humour japonais est différent de l’humour français. Si on conserve le mot tel qu’il est écrit, ça ne fonctionnera pas.

Quels conseils donnerais-tu aux personnes qui voudraient se lancer dans la traduction de mangas ?

Pour être traducteur ou traductrice du japonais au français, il faut bien parler le japonais. Il faut surtout maîtriser le français et aimer écrire. Quand le lecteur achète un manga, il va lire votre texte. J’ai tendance à préférer un texte moins fidèle à la version originale mais agréable à lire en français que quelque chose de très littéral.

Sur quel manga as-tu vraiment pris plaisir à traduire ?

Seven Deadly Sins Four Knights of The Apocalypse de Nakaba SUZUKI est un régal à traduire. J’adore comment il écrit et la manière dont il caractérise ses personnages. Ses registres de langage peuvent vraiment m’amuser. J’ai eu la chance de travailler sur plusieurs de ses séries.

Quelle série t’a posée le plus de difficulté ?

C’est une petite série en trois volumes et heureusement ! C’est une série géniale de Yuko OSADA qui s’appelle Kid I luck ! aux éditions Ki-oon. Elle raconte l’histoire d’un jeune voyou qui déteste l’humour. Sa meilleure amie est fan de comédie japonaise et elle va se faire agresser. Pour redonner le sourire à son amie, le héros décide de devenir humoriste professionnel. Le thème n’est pas facile à traiter car le Ogiri, un genre humoristique japonais n’est pas connu en France. Le héros est nul au début car il n’aime pas l’humour et au fur et à mesure, il va s’améliorer grâce à un mentor.

Pilgrim, un one-shot inspiré de la Grèce antique

Page de couverture du manga Pilgrim
©SHINDO

Après la traduction, parlons maintenant de ta récente vocation de mangaka. Est-ce un nouveau défi pour toi ?

C’était un vrai défi quand je me suis lancée sur mon premier manga Pilgrim en 2020. Mon scénario est dans ma tête depuis 2002 et je n’ai pas arrêté de travailler dessus. Je faisais juste des écrits et en 2019 la fin m’est apparue. A partir de ce moment-là, j’étais très frustrée car ça faisait 20 ans que je ne dessinais plus autant. Quand on ne pratique pas le dessin régulièrement, on perd les notions. Je me suis donc lancée dans un one-shot en 6 chapitres. Pilgrim était mon manga d’entraînement. J’ai également créé un site où je publie les chapitres une fois que je les ai terminés. Je n’avais pas prévu de le sortir en version papier. Depuis sa sortie, j’ai vendu 1 300 tomes. Jamais je n’aurais imaginé ça dès le début ! Mon histoire a réussi à toucher les gens malgré mes maladresses graphiques et toutes mes lacunes. Voir que des gens se sont attachés à mes personnages, c’est incroyable !

Pilgrim est une des raisons pour laquelle tu es venue à Anim’Est. Peux-tu nous en parler ?

On va suivre l’histoire d’un jeune garçon qui s’appelle Xénos. Il est orphelin et il est débarqué dans un pays qui était en guerre contre son pays d’origine. Il est considéré comme un ennemi et il porte une particularité physique : il a les yeux dorés et les pupilles fendues. Il est directement identifié comme un Natolien, ses origines. Dans son pays d’accueil, il n’est pas très aimé mais il est recueilli par le chef d’État qui lui propose de devenir un myste, un prêtre guerrier qui manipule la magie. C’est un univers où les pouvoirs magiques sont donnés par les dieux mais ce ne sont pas les dieux qu’il vénérait dans son pays d’origine.

D’où t’es venue ton inspiration ?

Quand on a un processus créatif, j’ai toujours l’impression qu’on a souvent envie de parler de ce qui nous passionne. J’aime la mythologie grecque depuis l’âge de 6 ans. J’ai voulu m’en inspirer pour créer les décors inspirés de la Grèce Antique. Il y a quelques références aux mythes mais il ne faut pas s’attendre à voir des personnages de la mythologique grecque.

J’ai construis le décor à partir d’une cité grecque qui se trouve à Eleusis à l’ouest d’Athènes, la capitale de la Grèce. Il ne reste plus que des ruines mais j’ai pu prendre beaucoup de références en y allant sur place. Cela m’a permis d’enrichir le contenu de mon manga.

Ruines de la cité grecque à Eleusis
Ruines de la cité grecque à Eleusis (Wikimedia Commons)

En lisant les premières pages, on s’aperçoit que Xénos s’appelait en réalité Zaganos. Pourquoi ce changement de prénom ?

Quand il arrive dans sa famille d’accueil, ses parents adoptifs lui expliquent qu’il ne peut pas garder le prénom Zaganos qui risquerait de trahir ses origines. Ils lui donnent donc le prénom Xénos qui veut dire « l’étranger » mais aussi « le visiteur de passage qu’on est heureux d’accueillir ». C’est pour ce deuxième sens que ses parents adoptifs lui ont donnés ce prénom.

Une conférence captivante donnée à Anim’Est

Pendant la convention Anim’Est à Nancy en décembre 2023, Shindo tenait un stand où elle échangeait avec les passants, vendait et dédicaçait son manga Pilgrim. Aussi, elle a tenue une conférence d’une heure le dimanche afin d’expliquer en profondeur ses casquettes de traductrice de mangas et de mangaka. D’une part, elle présentait en détail le métier de traducteur, les étapes de traduction, certains mangas qu’elle a traduit ou encore les difficultés qu’elle rencontre. D’autre part, elle a expliqué les étapes de la réalisation de Pilgrim et sa méthode de travail. Ensuite, s’en est suivi un moment d’échange avec les spectateurs qui se sont montrés comme nous, captivés par la pédagogie dont elle a fait preuve pendant une heure.

Conférence de Fédoua Lamodière autour des métiers de traducteurs de manga et de mangaka.
©Leo Thomas pour Journal du Japon

Quelle est ta vision du manga en France aujourd’hui ?

Il y a de plus en plus de mangakas français et c’est super ! Il y a beaucoup de gens qui ont des niveaux de dessins surprenants et qui donnent l’impression de lire un manga japonais. Il reste encore des préjugés où certaines personnes pensent que le manga doit rester japonais. C’est un style narratif et non une nationalité.

Pour terminer cet échange, quels sont tes endroits préférés au Japon ?

J’aime beaucoup Osaka. Les Japonais sont très chaleureux et sympathiques. On y mange très bien. Tokyo est superbe. Ces deux villes sont des endroits où je me sens bien car ce sont des grandes villes. La première fois que je suis allé au Japon, j’ai fait un voyage du groupe. On est allé sur l’île de Miyajima au large d’Hiroshima et on se sentait vraiment hors du temps !

Pendant cet échange Fédoua disait que Pilgrim était un manga d’entraînement. Nous nous sommes régalés de part l’histoire de Xénos et le style graphique qui n’était pas du tout désagréable ! En ayant lu Pilgrim, nous nous sommes attachés à ce petit garçon Xénos qui a un point commun avec sa créatrice, sa détermination et son envie d’aller au bout de ses projets. En sortant son premier manga, Fédoua a réalisé son rêve de devenir mangaka. Le succès de Pilgrim a renforcé son envie de continuer sur cette belle lancée avec un nouveau one-shot Heathens dont vous pouvez d’ores et déjà lire les deux premiers chapitres en ligne gratuitement sur son site aerialsmanga. Il est également possible de lire gratuitement Pilgrim sur ce site ou de commander la version papier via la rubrique Boutique. Nous remercions Fédoua pour le temps qu’elle nous a accordé et n’hésitez pas à lire ces chapitres !

Leo Thomas

Passionné de la culture japonaise depuis plusieurs années, je fais transpirer cette passion via des articles sur des domaines variés (conventions, traditions, littérature, histoire, témoignages, tourisme).

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