Du village d’Iga à Sekiro : le stéréotype du ninja dans le jeu vidéo
Saviez-vous qu’à l’origine, Dishonored devait être “un jeu de ninja surnaturel” ? Or, les développeurs d’Arkane Studios estimaient ne pas suffisamment connaître la culture japonaise pour éviter les clichés. Cependant, depuis le boom au cinéma des ninjas dans les années 80 au Japon et en Occident, les masques noirs et les shurikens ont pullulé sur les écrans. L’occasion pour Journal du Japon de dresser un inventaire non-exhaustif de ces jeux et de déconstruire les clichés autour du ninja à coups de kunaïs mais surtout de documentation historique.
Origines historiques
Sur les champs de bataille du jeu de stratégie Shogun : Total War, nous pouvons à la fois mobiliser des ninjas pour assassiner les commandants ennemis, ou des shinobi qui joueront le rôle d’espions et de saboteurs dans le camp adverse. En réalité, ces deux termes sont synonymes : “ninja” n’est qu’une prononciation alternative des kanji “shinobi no mono” qui s’est popularisé au 20e siècle. Le shinobi, à l’origine, était un guerrier japonais spécialisé dans les méthodes d’espionnage.
Dès l’époque de Nara (710-794), l’administration du Japon se construit selon le modèle chinois. De même, la culture de l’Empire du milieu influence les intellectuels et les stratèges, et l’espionnage se développe sur la base, notamment, de L’Art de la Guerre, un traité martial dans lequel Sun TZU consacre un chapitre entier sur l’importance des espions afin de renseigner les commandants et sur la nécessité et les moyens de soudoyer les espions adverses pour les transformer en agents doubles. Toutefois, les shinobi en tant que spécialistes de ces méthodes n’apparaissent qu’à partir du 14e siècle. On leur attribue par exemple l’incendie de la forteresse Hachiman-yama au cours de la guerre qui opposa deux Empereurs rivaux au Nord et au Sud.
Durant l’ère Sengoku, où le pays est déchiré par les ambitions de ses seigneurs de guerre, la plupart des shinobi s’entraînent dans les provinces d’Iga et Koga. Après l’échec de la campagne de son fils et l’incendie du château de Maruyama, Nobunaga ODA porte aux shinobi d’Iga un coup décisif en lançant contre eux 40 000 de ses soldats, soit une force dix fois supérieure. Suite à la défaite d’Iga, les shinobi restants se dispersent auprès de différents seigneurs. Après la réunification du pays sous l’époque de Edo, ces derniers ont même la possibilité de former leurs propres shinobi.
Tuer n’est pas jouer
La plupart des représentations du ninja sont assez proches de leur rôle dans Shogun : Total War. Ce sont des assassins qui ne comptent pas nécessairement sur la force brute, mais surtout sur la ruse et la discrétion pour éliminer leurs ennemis. C’est un stéréotype que l’on retrouve dans la majorité des ninjas de jeux vidéo. Dans The Legend of Zelda : Breath of the Wild et les jeux dérivés, les membres du clan Yiga (dont le nom rappelle la ville d’Iga) se déguisent en civils pour endormir la méfiance de Link. Même lorsque le ninja n’est pas l’adversaire, mais le protagoniste du jeu, on retrouve ce gameplay meurtrier : citons les exemples de Ninja Gaiden, The Revenge of Shinobi, The Messenger…
Toutefois, le ninja n’était pas uniquement un porteur de mort. Si les historiens ont connaissance de certaines tentatives commises par des shinobi, peu de preuves historiques attestent d’assassinats plus nombreux. On sait cependant que les architectes japonais avaient conçu des dispositifs pour se prémunir des intrusions ennemies, comme des gardes dissimulés derrière des cloisons rotatives, des “planchers rossignol” qui grinçaient lorsqu’on y posait le pied, ou encore la disposition de certains châteaux comme Himeji qui permettaient d’observer de loin toute personne y pénétrant.
La formation du ninja lui garantissait une grande polyvalence. Il devait à la fois apprendre à combattre au corps à corps, manipuler des explosifs et des poisons, escalader les murs des châteaux, mais aussi cartographier une zone, ou lire et écrire pour communiquer des informations. Sur le terrain, il n’avait pas uniquement la fonction d’assassin : il pouvait jouer le rôle de kancho (espion), de teisatsu (missions de reconnaissance), de koran (agitateurs, saboteurs) ou de kisho (mener des attaques surprises). Si l’on retrouve assez peu cette polyvalence dans le jeu vidéo, on peut songer à certains passages de Tenchu ou de Ghost of Tsushima qui demandent d’infiltrer des campements dans le but de saboter les installations ennemies ou de délivrer des prisonniers.
Un équipement digne des jeux vidéo
Dans l’imaginaire collectif, un ninja n’est pas seulement agile, il est également polyvalent. Il dispose de toute sorte d’outils pour éliminer ses ennemis et disparaître tel un fantôme, les projectiles et la bombe de fumée en tête. Un ninja de jeu vidéo ne vient jamais sans sa trousse à outils : Jin Sakai dans Ghost of Tsushima (qui amalgame à la fois les stéréotypes du samouraï et du shinobi) dispose par exemple de kunaïs, de fumigènes ou de projectiles empoisonnés pour faciliter l’infiltration des campements mongols. Les premiers ninjas des Final Fantasy disposent d’une commande signature, “lancer”, qui leur permet d’utiliser n’importe quelle arme présente dans l’inventaire comme un projectile dévastateur. Amphinobi, dans Pokémon X/Y, se caractérise par sa rapidité et son attaque élevées, et dispose de plusieurs attaques dignes d’un ninja, dont ses attaques signatures : Sheauriken, un projectile aquatique, et Tatamigaeshi, qui lui permet de se protéger de l’adversaire en soulevant un tatami.
Loup, le protagoniste de Sekiro : Shadows Die Twice, est peut-être le ninja qui possède la panoplie la plus fournie et la plus audacieuse : en plus de son katana, il peut équiper toutes sortes de prothèses de bras pour lancer des shuriken ou un grappin, mais également des outils pyrotechniques comme des pétards (très pratiques pour briser la garde ennemie) ou un lance-flammes. S’ils peuvent sembler fantaisistes, on trouve dès la fin de l’ère Sengoku des shinobi maniant des lance-flammes primitifs – comme celui qui protégea Hideyoshi TOYOTOMI d’une tentative d’assassinat orchestrée par Ieyasu TOKUGAWA. Loup dispose également d’un saoto hikigane, sorte de trompette d’oreille permettant d’espionner les conversations derrière une cloison, ainsi que de rations d’urgence pour se soigner. En revanche, From Software n’a pas puisé dans toute la profusion d’outils inventés par les ninjas, comme d’étranges chaussures conçues pour marcher – de façon très instable – sur l’eau.
Quant au costume noir que l’on peut trouver par exemple dans Ninja Gaiden, il n’a pas de réalité historique, mais tire ses racines du théâtre de marionnettes Bunraku dans lequel les personnages qui se cachent sur scène sont entièrement vêtus de noir. Ils pouvaient porter une armure légère, mais aussi se déguiser pour infiltrer l’ennemi. Ils pouvaient par exemple devenir des komuso (flûtistes mendiants dont le visage est recouvert d’un grand panier), des moines des montagnes que l’on invitait dans les foyers pour réciter des prières et qui pouvaient transmettre discrètement des messages, ou encore des danseurs et des marionnettistes que l’on invitait dans le château d’un daimyô.
Pouvoirs magiques : meilleurs alliés et pires ennemis
On attribue fréquemment aux shinobi des anime ou des jeux vidéo certains pouvoirs magiques comme le vol ou la maîtrise des éléments. Il est possible dans Aragami de manipuler l’ombre et la lumière. Dans Final Fantasy XIV, le job “ninja” peut canaliser l’énergie qui l’entoure à travers des symboles ésotériques afin d’utiliser des sorts élémentaires ou se renforcer d’une manière similaire au manga Naruto. S’il n’y a évidemment pas de réalité historique quant aux pouvoirs surnaturels des ninjas, cette légende date toutefois de plusieurs siècles. Au 17e siècle, un shinobi du nom de Shoshujin NAKAGAWA alimenta lui-même sa légende en écrivant qu’il était capable entre autres de se métamorphoser en araignée ou en oiseau.
Le surnaturel permet dans les histoires de ninjas de renforcer le sentiment de progression du héros. Non seulement il acquiert lui-même de nouveaux pouvoirs, mais il est également confronté à de nouveaux adversaires qui sortent eux-mêmes du champ des mortels. Sekiro nous situe initialement durant les conflits de l’ère Sengoku et nous place d’abord face aux soldats de Ashina Genichiro. Cependant, à mesure que nous progressons, le fantastique se révèle. Nous doutons d’abord de son existence lorsque des adversaires comme la Dame Papillon nous manipule avec des illusions, mais à mesure que nous nous enfonçons dans les recoins les plus secrets du monde, nous affrontons l’essence-même de notre propre pouvoir : l’immortalité. Loup, le héros du jeu, peut se relever d’entre les morts grâce au sang que son jeune maître, l’héritier du Dragon Divin, lui a donné. C’est la raison pour laquelle Genichiro souhaitait enlever ce dernier : acquérir la vie éternelle. Et après avoir triomphé des lanciers et samouraïs de son armée, nous découvrons que l’immortalité peut devenir notre ennemie : des fantômes et des cadavres sans tête ramenés par une malédiction, des moines et des singes géants parasités par des vers d’immortalité, des humains transformés en mutant en buvant l’eau du Domaine divin, jusqu’à Genichiro lui-même qui n’hésite pas, selon ses termes, à “devenir un démon” pour parvenir à ses fins. Franchir la lisière du monde des morts pour s’enfoncer dans les méandres de la mythologie japonaise nous conduit jusqu’à la source-même de ce pouvoir : le Dragon divin lui-même. Le vaincre pour récolter ses larmes afin de briser la malédiction d’immortalité de notre maître. Symboliquement, cette victoire signifie que nous pouvons désormais triompher des ultimes épreuves du jeu, et nous assurer qu’aucune ombre ne puisse jamais renaître une deuxième fois.
Samouraï vs Ninja : un duel d’honneur exagéré
Revenons un instant sur Ghost of Tsushima. Nous suivons l’aventure de Jin Sakai, membre d’un clan de samouraïs qui cherche à libérer son oncle des griffes de Khotun Khan. L’île de Tsushima vient alors de tomber face à l’invasion mongole. Quelques centaines de samouraïs locaux se sont montrés incapables de repousser des forces ennemies plus nombreuses qui ne se raccrochaient pas fermement comme eux à un code d’honneur. Jin et son oncle font partie des derniers survivants de cette bataille, mais n’en sont pas ressortis indemnes. Le héros doit sa survie à Yuna, une voleuse qui a pansé ses blessures et lui offre son aide si, en retour, il accepte de sauver son frère. Si Jin rejette tout d’abord les méthodes de Yuna – l’infiltration, l’assassinat dans le dos – le fait de devoir lutter quasiment seul contre une armée entière le conduit progressivement à tourner le dos au bushidô qui a coûté la vie des samouraïs de l’île pour adopter des méthodes proches d’un shinobi. Il parvient finalement à délivrer son oncle, le seigneur Shimura, mais ce dernier désapprouve fermement le comportement de son neveu. Le point d’orgue de cette déchirure est la prise par Jin d’un camp mongol après un empoisonnement de masse, ce qui révulse son oncle qui le traite en criminel. L’honneur, affirme-t-il à plusieurs reprises, est ce qui distingue les samouraïs des bandits qui prospéraient autrefois sur l’île.
L’honneur est au cœur de la division entre samouraïs et ninjas dans la culture populaire, au point que les uns ont fini par devenir les antagonistes des autres, à l’image de Loup, le shinobi de Sekiro qui affronte les fiers samouraïs du clan Ashina. Cependant, la division n’était pas si nette selon l’historien Stephen Turbull. Non seulement les ninjas collaboraient avec les samouraïs, mais ils en étaient eux-mêmes et pouvaient également les commander lors d’offensives surprises grâce à leur connaissance du terrain. Cependant, il est vrai que le rôle de mercenaire du ninja est un fait inhabituel dans l’histoire militaire japonaise, et qu’il récoltait moins de lauriers que ses frères d’armes. Le ninja devait infiltrer le château adverse seul et sans porter les couleurs de son clan pour saboter les forces ennemies et déclencher des incendies, permettant ensuite aux samouraïs de mener une attaque décisive dont ils récolteraient toute la gloire. Selon Turnbull, cette différence d’honneur peut être due à l’origine sociale moins importante des ninjas, ce que l’on retrouve dans Ghost of Tsushima à travers le personnage de Yuna, dont les compétences de shinobi se sont développées en premier lieu pour survivre à l’hostilité du monde et la pauvreté. Relativisons enfin cette distinction honorifique en rappelant que le bushidô, si central dans Ghost of Tsushima, reste anachronique par rapport à la période des invasions mongoles. La conception stricte que nous en avons date même du début du 20e siècle suite à la publication du livre Bushido : The Soul of Japan de Inazō NITOBE, qui propose une version très romancée des faits historiques pour s’adresser avant tout à un lectorat étranger.
Si les jeux vidéo ont ainsi contribué à véhiculer une vision du ninja fantasmée par les auteurs et cinéastes du 20e siècle, force est de constater cependant que le shinobi historique reste un guerrier à l’histoire riche, et dont la polyvalence et les outils peuvent même dépasser l’imagination des joueurs et des développeurs. Pour les lecteurs (anglophones) souhaitant creuser la documentation historique, nous vous renvoyons au passionnant Ninja AD 1460-1650 de Stephen Turnbull.