Pierre-Stéphane Proust : quand l’histoire du manga s’expose !

Le regain de popularité du manga ces dernières années a aussi permis de développer les expositions qui lui sont consacrées. Et s’il y a bien un domaine où il y a encore beaucoup à dire, c’est celui de l’histoire du manga avant son arrivée en France. Lors de de la Fête des cultures du Monde en mai 2025, nous avions pu rencontrer Pierre-Stéphane Proust, collectionneur et concepteur d’expositions, tombé dans le manga depuis une quinzaine d’années et qui concentre depuis toute son attention sur l’histoire du manga au Japon.

À l’occasion, dès le 19 novembre prochain, de la future exposition au Musée Guimet, Manga. tout un art !, auquel il a participé, retour avec lui sur son parcours, ses rencontres, et sur la façon dont on construit une collection et une exposition.

Pierre-Stéphane Proust, à l'exposition "La fabuleuse histoire des mangas" au Festival à la fête des Cultures du Monde, en mai 2025
Pierre-Stéphane Proust, lors de l’exposition La fabuleuse histoire des mangas à la Fête des Cultures du Monde, en mai 2025

Pierre-Stéphane Proust : de l’art postal au manga

Bonjour Stéphane et merci pour ton temps. Avant d’aborder les différentes expositions, parlons un peu de toi, pour te présenter. Tu es né en 1960 et aujourd’hui tu es collectionneur et concepteur d’exposition. Mais au départ tu es d’abord enseignant et… déjà collectionneur en fait !

Collectionneur depuis l’âge de 12 ans, en effet. Pendant 30 ans j’ai consacré ma passion à l’histoire postale. Au départ, j’ai commencé à collectionner les timbres-poste et les courriers anciens. Cette passion m’a mené jusqu’à être élu en 1993 à l’Académie de philatélie comme membre correspondant. J’écrivais des articles pour la revue de l’Académie, exposais et faisais des conférences au Musée de la Poste sur mes sujets de prédilection : lettres taxées, correspondances Exprès, courriers pneumatiques…

Un jour dans une brocante, j’achète des enveloppes de la Belle Époque entièrement illustrées à la main. Je me documente et découvre, aussi extraordinaire soit-il, que Matisse, Picasso, Prévert… ont illustré leur enveloppe et ont fait voyager leur dessin, aquarelle, collage à découvert par la Poste. Une incroyable pratique qui transforme tout courrier en œuvre d’art. Je suis emballé et pendant une trentaine d’années je vais me consacrer à rassembler ces enveloppes rares illustrées à la main. À noter qu’à partir de 1962, aux États-Unis, Ray Johnson crée un courant artistique le mail-art où, dans son concept, les correspondances d’artistes voyagent à travers les continents échappant ainsi au monde des galeries et au marché de l’Art.

Aussi, je me mets en quête et constitue une collection d’enveloppes anciennes achetées une à une sur le marché philatélique, auprès de marchands de vieux papiers et dans des galeries d’art. Mais c’est à la suite du plaisir immense de recevoir une enveloppe illustrée par mon ami peintre Maurice Chataigner que je vais inviter de nombreux artistes en espérant qu’ils m’adressent une enveloppe décorée de leur main. Je suis sensible à toutes les formes d’expressions : peinture, calligraphie, dessin de presse, street art, bande dessinée… 

Au tout départ, j’écris donc à des dessinateurs connus Gotlib, Moebius, Plantu, Cabu… en essayant de les convaincre de m’envoyer par la Poste une enveloppe illustrée qui sera publiée à la suite de mes enveloppes anciennes de Matisse, Calder, Folon… dans un ouvrage qui sera édité par Normandie Terre des Arts (association loi 1901) siégeant à Brécey.  Avouons, avec le recul, notamment dans le milieu artistique, « on me prend pour un doux rêveur » en me faisant comprendre que ” personne ne m’enverra gracieusement une enveloppe décorée à mon nom par la post, d’autant plus si c’est un artiste coté”. Mais, je redouble de persévérance, convaincu de l’intérêt de mon projet. J’envoie des centaines qui deviendront des milliers de courriers.


Des bouteilles à la mer…

Des bouteilles à la mer à des artistes pendant quasiment 20 ans. Dans le même temps, j’essaie d’accompagner mon invitation en offrant un de mes ouvrages notamment le premier : La Poste illustrée par les cartes postales 1900-1925. Mais mes destinataires ne répondant que rarement, je décide d’aller à leur rencontre. Je leur précise que je souhaite faire de beaux livres en présentant leur travail mais aussi des expositions de qualité. Le concept est de mettre leur enveloppe en regard d’une œuvre originale qu’ils accepteraient de me prêter. Le but est de réunir des artistes d’expressions différentes par ce fil rouge qu’est l’enveloppe. De ce fait, un créateur de haute-couture, un dessinateur de BD, un sculpteur, un calligraphe se retrouvent dans une même exposition avec une œuvre grandeur nature en regard de l’enveloppe illustrée de sa main. 

Mon concept et mon opiniâtreté séduisent et de plus en plus d’artistes m’envoient un courrier illustré. Grâce à la qualité de leurs envois et à l’ensemble de cette collection, j’obtiens de belles expositions : Musée de la Poste de Paris (Les Artistes prennent le pli, 4 mois sur 600 mètres carrés) puis le Salon du Timbre et de l’écrit avec Les Artistes s’affranchissent au Parc floral, 140 000 visiteurs en une seule semaine. Dans cette grande manifestation en l’honneur de la philatélie, c’est l’exposition « phare » et médiatisée de la Poste avec une scénographie par mes soins de mes plus belles enveloppes illustrées, des planches de timbres et œuvres grandeur nature des artistes correspondants.

La collection s’étoffe et j’élargis notamment avec des artistes de renom : Ben, Villeglé, Viallat, Erro, Velickovic, Ségui, Leparc, Cruz-Diez… Trois ouvrages seront édités : Les plus belles enveloppes illustrées, des origines à nos jours.

Avec cette collection, j’ai eu le plaisir de faire plus de 200 expositions de différentes importances dont de nombreuses itinérantes à destination des médiathèques et espaces culturels. Enfin, La Société des Artistes français m’a permis d’exposer, en invité d’honneur, mes plus belles pièces au Grand Palais dans un bel espace lors de leur salon annuel.

Aussi, ce qu’on nomme mail art ou art postal est mon univers jusque dans les années 2010. C’est à ce moment-là que je développe ma structure de loueur d’expositions et animateur d’ateliers créatifs et que je quitte l’Éducation nationale. Je répartis ma collection en différents thèmes pouvant intéresser les médiathèques : la bande dessinée, la mer, le voyage, les correspondances de la Grande Guerre ainsi que des expositions pour la jeunesse autour de la lettre illustrée. Je développe le côté pédagogique notamment en publiant un fichier d’activités qui s’appelle L’art postal : une dynamique pour la communication orale, écrite et artistique. De nombreuses médiathèques font appel à mes expositions et à mes ateliers créatifs, ce qui me permet de vivre modestement de cette activité.

Cependant, je n’ai à proposer que de l’Art postal et quelques expositions sur les courriers de Noël et du Nouvel An. La nécessité de se diversifier devient vital pour mon activité. C’est à ce moment que je découvre, par hasard, les mangas.

Comment sont-ils arrivés dans ton parcours ?

Mille ans de Mangas par Brigitte Koyama-Richard

En 2011, c’est au sein de la bibliothèque de Vitré où je faisais un atelier d’art postal que je suis intrigué de voir un si grand nombre de jeunes plongés dans de petits livres. La directrice me précise qu’ils « dévorent » des mangas et me lance : « Vous devriez vous y intéresser parce c’est extrêmement riche et cela passionne de plus en plus de lecteurs.« 

De retour chez moi, je tape “manga” et “histoire du manga” sur internet. D’abord, je lis que la France est le deuxième pays lecteur de mangas après le Japon ! Puis je découvre que l’origine des mangas trouve sa source dans l’art des maîtres de l’estampe japonaise (Hokusai, Kuniyoshi, Kyosai…) mais aussi qu’un « petit Français » Georges Bigot fait partie de cette grande épopée.

Il est un acteur de l’influence occidentale au Japon à la fin du 19e siècle en créant notamment le journal satirique Tobaé, avec des caricatures et des bandes dessinées. Il fait suite à l’anglais Charles Wirgman qui avait lancé sa publication satirique et illustrée The Japan Punch.

Incroyable et magnifique sujet que cette histoire des mangas avec ses graphismes variés, son univers fantastique propre, son développement tentaculaire à travers le monde. Mon enthousiasme va être conforté par la sortie du livre de Brigitte Koyama-Richard, 1000 ans de Manga, qui va devenir mon livre de chevet et mon support de recherches.

Dès le premier jour j’imagine déjà qu’il faut que je parvienne à constituer une collection pour de grandes expositions sur cette histoire et cette culture des mangas, comme je l’ai fait avec les enveloppes. Mais une fois de plus, je démarre de rien et la tâche s’avère moins facile puisque ma quête sera essentiellement au Japon.

Manga : de la découverte à l’exposition

Mais, pour toi, le manga est rapidement une évidence…

C’est complètement ça, une évidence. Pour me financer, je revends des collections précédentes, notamment toutes mes collections sur l’histoire postale. Je ne vends pas les enveloppes illustrées car elles constituent encore le fond de mes locations, mais mes collections très techniques sur la taxation des lettres en France, sur l’aéropostale, etc. Donc méthodiquement, je constitue un fond pour financer ce nouveau défi.

Mes recherches se portent tout d’abord sur les rouleaux, estampes et recueils du 18e et 19e siècle qui ont un lien avec la bande dessinée : cases, bulles, traits de vitesse, organisation spatiale c’est-à-dire tout ce qui caractérise le manga avec un centrage sur l’humour, la satire, le monde fantastique des yokai…

Sur Ebay international, j’écris en anglais aux vendeurs d’estampes qui sont en majorité des japonais leur disant franco : « voilà, j’ai le projet de faire une grande exposition sur l’histoire des mangas et voici mes recherches… (mais en réalité, je n’ai pas une pièce). » (Rires)

Sur la vingtaine de contacts, il y en a un qui me répond, en anglais d’abord en me disant qu’il peut me trouver ce que je cherche.  Au second mail il ajoute “mais moi aussi je suis Français, et je suis un tout nouveau vendeur d’estampes à Kyoto !” Ce que je découvrirai plus tard, c’est qu’il a épousé la fille d’un des plus grands marchands japonais d’estampes qui fait des ventes internationales.

Mon jeune marchand de Kyoto me dit : “ si vous n’êtes pas pressé, tout ce que vous cherchez sur votre liste, je pourrais vous le trouver, sur un laps de temps plus ou moins long.” Je lui rétorque que si la confiance est établie et qu’il pratique des tarifs corrects, je peux être un très bon client. Il fait l’acquisition du livre : 1000 ans de mangas et collabore sincèrement à mes recherches.

À partir de là, tous les deux mois, il me fait des propositions en me dirigeant parfois vers la boutique de son beau-père. Comme j’ai un budget limité, cela me contraint à être très sélectif. Mais tous les deux mois, ainsi, j’achète une à une des estampes significatives représentatives de l’esprit manga ou jalonnant son histoire.

Exposition « La fabuleuse histoire des mangas » par Pierre-Stéphane Proust – Photo © Journaldujapon.com

Pour me faciliter les acquisitions onéreuses, mon correspondant accepte mes paiements en deux ou trois fois. De 2010 à 2020, je fais de beaux achats. En parallèle, je m’intéresse au kamishibai , un maillon important dans l’histoire des mangas du milieu du XXe siècle. (NDLR : le kamishibai est une sorte de petit théâtre ambulant utilisé par les conteurs qui sillonnent le Japon des années 30 à 1960. Avant tout, vendeurs de friandises, ils content aux enfants des histoires en faisant défiler des planches illustrées dans un butaï (castelet en bois).)

Je cherche également de l’animation japonaise notamment avec les premières lanternes magiques. Je continue également à acquérir de nombreux ouvrages et de la documentation sur le manga et la culture japonaise. Je m’immerge de plus en plus dans l’univers nippon : je mange manga, je dors manga, je vis manga…

Voilà donc quelques aspects de mon histoire avec les mangas. Ensuite, ce sont des rencontres.

D’abord Claude Leblanc qui, lui, est vraiment une référence et le spécialiste des années Garo. Je rencontre aussi, les petits-fils de Georges Bigot et des marchands d’estampes à Paris, à Londres… 

Claude Leblanc a travaillé aussi au catalogue du Musée Guimet pour l’exposition à venir en novembre. Ce sont plusieurs spécialistes de différent pays qui ont été sollicités pour la rédaction du catalogue Manga tout un art. Je ne me mets pas dans les spécialistes car j’acquiers mes connaissances à travers mes lectures. Je ne suis ni un expert ni un historien mais plutôt un collectionneur guidé par son instinct et son regard.

Plutôt un amateur curieux…

Mes choix sont guidés par le côté visuel du document ou de l’objet mais aussi par sa pertinence dans le développement du sujet choisi. Cette quête au sein de la culture japonaise est passionnante d’autant plus qu’elle trouve une résonance avec la jeunesse actuelle. Notamment, je suis surpris des connaissances de certains qui m’en apprennent sur bien des aspects des mangas.

Puisque l’on parle d’exposition, passons maintenant à l’exposition elle-même : comment s’est-elle construite ? Quel a été le point départ et comment la ou les thématiques sont apparues ensuite ?

Mon premier guide, comme je te le disais, c’était d’abord 1000 ans de manga. C’est sur la partie ancienne, dans un premier temps, que j’ai concentré tous mes efforts. Ce n’est que depuis ces 4 ou 5 dernières années que j’ai prolongé ma collection de mangas sur le XXe siècle (hormis le kamishibai collectionné depuis le départ).

En parallèle je voulais tout de même faire le lien avec des œuvres plus récentes, c’est-à-dire les anime des années 70, 80, 90 etc. Pour ça je fais les brocantes et vais sur quelques sites internet. J’achète des jouets et des produits dérivés notamment venant des séries cultes et des anime : Goldorak, Candy, Albator, Ulysse 31, Dragon Ball

Exposition « La fabuleuse histoire des mangas » par Pierre-Stéphane Proust – Photo © Journaldujapon.com

Des choses que l’on trouve parfois dans les vides greniers…

Oui voilà. Par exemple, pour mon set de figurines Pokémon, j’ai rencontré un jeune qui vendait toutes ses jolies petites figurines et j’en ai acquis une centaine d’un coup. Après mon but ce n’est pas de réaliser une collection pointue sur ces séries, mais d’avoir des pièces plaisantes et évocatrices pour les fans. 

Pour exposer je privilégie les figurines ou objets de grand format, parce qu’il faut que l’impact visuel soit là pour une exposition. Ensuite le but était de faire ce lien entre ancien, semi-contemporain et contemporain. Un travail de longue haleine car je n’ai pas acheté de fond de collection, mais j’ai constitué l’ensemble en sélectionnant une par une les pièces.

Il y a donc plein de paramètres à prendre en compte pour une bonne exposition… à commencer par l’histoire du sujet.

Le choix d’un bon sujet pouvant intéresser du monde et la connexion avec aujourd’hui est primordial. J’aime toujours partir de l’histoire et de l’origine pour comprendre, mais aussi prendre la pleine mesure d’un phénomène comme l’avènement du manga. Il rayonne désormais dans le monde et sa force est que son extraordinaire diversité permet de satisfaire tous les goûts et toutes les sensibilités. C’est une de ces spécificités propres.

Exposition « La fabuleuse histoire des mangas » par Pierre-Stéphane Proust – Photo © Journaldujapon.com

Justement sur le manga et sur l’exposition, tu as déjà donné quelques petites touches mais c’est quoi, globalement, la ligne éditoriale de cette exposition ?

C’est l’histoire du manga plus spécifiquement à partir des influences occidentales de la fin du 19e siècle au Japon jusqu’à nos jours avec les grandes sagas si chères aux fans d’hier et aujourd’hui : Goldorak, Dragon Ball, Naruto, One Piece….Le tout organisé de façon chronologique avec des focus sur certains auteurs Tezuka, Go Nagai, Shigeru Mizuki et ses yokai.

Et qui a traversé les époques…

Et qui a traversé les époques, en effet. J’ai prêté au Musée un bon nombre de pièces sur le kamishibai notamment ce vélo de la fin des années 30, son butai, ses « hyoshigi » (bâtons à applaudir) et l’habit du conteur parce que j’ai acheté tout l’ensemble en une fois. Cette pièce a une histoire assez rocambolesque d’ailleurs…

C’est-à-dire ?

Tout d’abord, c’est un marchand spécialisé en antiquités japonaises au Louvre des antiquaires à Paris qui m’a orienté vers son frère qui parcourait le Japon pour lui trouver des pièces de qualité pour son commerce. Je contacte alors ce frère français qui finit par me trouver un butaï (castelet en bois) avec quelques planches de kamishibaï mais le temps que je réponde, il était déjà vendu. Donc je lui dis : “la prochaine fois, vous me l’achetez directement sans passer par mon aval.” Peu de temps après, il m’achète un ensemble avec le butaï en bois, des séries de planches ainsi que le costume du conteur. Mais il m’explique qu’il a renoncé au vélo-cargo des années 30 permettant au conteur de véhiculer tout son kamishibai. À aucun moment il n’a envisagé que le vélo encombrant pouvait m’intéresser.

Mais tout de suite j’ai conscience qu’avec le vélo c’est une pièce ancienne exceptionnelle ! Aussi je lui dis “Soyons fous, il faut absolument le vélo, il faut l’acheter aussi.” Cependant le vélo est à 700 kilomètres de chez lui et il doit organiser un transport jusqu’à son domicile. À l’arrivée, il doit faire le conditionnement délicat pour un envoi en France et je lui donne le feu vert pour acheter du papier bulle et faire un ballot avec le vélo. Sauf qu’arrivé à l’aéroport d’Osaka, les Japonais ont stoppé net le vélo ainsi conditionné : “acheminement impossible à moins d’un transport dans une caisse en bois de 3 mètres cubes, protégé comme il faut sinon ça ne part pas”. Résultat : le transport par avion prévu initialement à 800 euros est passé à 2 500 euros avec la confection sur place de la fameuse caisse en bois mouillé. À l’arrivée de la facture, mon épouse, d’habitude compréhensive, a « un peu toussé » ce jour-là. (Rires)

Désormais ce sera la pièce maîtresse de la salle Kamishibaï à l’exposition du Musée Guimet.

Kamishibai et tous ses accessoires - Collection de Pierre-Stéphane Proust
Kamishibai et tous ses accessoires – Collection de Pierre-Stéphane Proust

Le manga et son histoire s’expose au Musée Guimet

Justement, ça me permet d’en venir à la future exposition au Musée Guimet, sur l’histoire du manga : comment s’est-elle construite ?

À l’origine, il y a 8 ans, c’est au Musée des Arts Asiatiques de Nice qu’une grande partie de ma collection devait être présentée. Ce projet a tragiquement avorté suite au décès de sa conservatrice qui devait travailler en collaboration avec Aurélie Samuel, conservatrice au Musée Guimet. Quelques années plus tard, le projet devait trouver une issue avec la réouverture du Musée Maillol. Cependant la soudaine nomination d’Aurélie Samuel à la Direction du musée Yves Saint Laurent ne permis pas de faire aboutir le projet sans elle.

Cependant sa persévérance finit par trouver un écho enthousiaste avec la nouvelle Directrice Mme Yannick Lintz. Ma collection fut à nouveau sollicitée pour mon plus grand plaisir. Plus d’une soixantaine de mes pièces ont été sélectionnées pour compléter les trésors du musée Guimet, les prêts d’institutions françaises et étrangères, etc.

Dans les commissaires de l’exposition vous trouverez Estelle Bauer, conservatrice de la section Japon au Musée Guimet et Didier Pasamonik, éditeur, directeur de collection, journaliste, historien de la bande dessinée. Cette exposition donne lieu à une scénographie développée sur 1200 mètres carrés : un dossier impressionnant de plus de 120 pages au format A3…

C’est vrai que c’est une histoire fascinante avec des allers-retours incessants entre la fin de la période Edo et le 20e siècle…

Ça n’arrête pas effectivement. Le Musée Guimet a mis l’accent sur l’influence occidentale et les allers-retours France-Japon-États-Unis. Un aspect que je connaissais mais que je n’imaginais pas aussi développé.

D’autre part, bien que très présent dans certains mangas, la partie érotisme a été quelque peu mise de côté.

Forcément, s’ils veulent un public familial, c’est plus compliqué d’évoquer cette partie.

C’est un aspect assez délicat qui pose aussi le problème en cas d’itinérance de l’exposition vers des pays qui n’ont pas forcements les mêmes codes. 

Pour nous Européens, il y a aussi des sujets qui paraissent grotesques mais qui sont ancrés dans les traditions ancestrales du Japon comme les batailles de pets. Sôjô Toba, à qui l’on attribue le Rouleau des animaux (emaki du 12e siècle, ancêtre du manga)  est aussi l’auteur d’un rouleau entier sur des scènes de flatulences. À travers mes recherches j’ai aussi trouvé un rouleau fantastique du 18e siècle, tout peint à la main, sur des joutes de phallus.

Il y a aussi un matsuri chaque année, avec des défilés de phallus dans la rue à Kawasaki : le Kanama Matsuri, le festival de la fertilité, qui est devenu très populaire, y compris auprès des touristes occidentaux…

Tout ça fait partie d’une tradition ancestrale, ce sont des sujets qui ont plusieurs siècles mais teintés d’aucune vulgarité et qui était un sujet de dérision, un sujet comique où tout le monde était au même niveau… et que tu retrouves aujourd’hui en tant qu’influence dans certains mangas.

C’est ça qui est intéressant aussi dans l’histoire du manga, c’est de voir une bande dessinée qui a évolué sans l’influence judéo-chrétienne et ses tabous. On pourrait en dire autant de la représentation du caca dans les mangas, qui n’a pas vraiment la même image que chez nous…

Complètement, ce ne sont pas les mêmes tabous. 

Le rouleau des phallus peint à la main (sur 4,5 mètres) que je citais plus haut est de belle facture réalisé avec grand soin. Ces scènes d’hommes avec leur énorme engin et ces petits femmes, légères, tout autour sont vraiment amusantes et pleines d’humour. (Rires)

Ce contraste participe d’ailleurs à la dérision de l’œuvre. Ce sont des pièces difficiles à trouver…

Mais difficiles à mettre en exposition, aussi.

Oui c’est vrai. Après, selon son regard, on y voit de la vulgarité ou non. Notre œil occidental est moins habitué sur ce genre de chose que dans celui d’un Japonais. Pour ma part, je m’y suis habitué et m’en amuse. Je vois aussi la qualité de l’œuvre et sa fine réalisation.

J’ai une autre estampe qui montre un kappa (yokai qui peut être maléfique) repoussé par un pet éjecté avec force par un homme. En fait selon la croyance, c’est la seule façon de ne pas être victime d’un kappa !

C’est intégré dans une certaine tradition.

C’est ça, cela fait partie du folklore et de la tradition japonaise.

Revenons à l’exposition, pour finir notre entretien : quelle pièce a été la plus dure à trouver ?

La pièce la plus dure à trouver a été le journal satirique Tôbaé de Georges Bigot. J’en ai trouvé un au bout de 10 ans, que j’ai acheté chez Mandarake, (1500 euros). Et, la semaine d’après, j’en ai trouvé un autre sur E-bay France pour 50 euros à peine…J’ai contacté le vendeur, qui était à Marseille et qui l’avait trouvé dans une collection de journaux de cette époque. 

Marseille – Yokohama était la ligne maritime pour l’Extrême-Orient, à partir de la fin du 19e siècle et pendant très longtemps, donc c’est normal qu’on y retrouve des documents ou objets en provenance de l’ancien Japon.


De toute façon, dans son magazine Tôbaé, Bigot a pris en dérision tout le monde, des Japonais comme des Occidentaux, ce qui lui a valu à la fin pas mal d’ennuis… et quasiment l’obligation de revenir en France. Pour autant ça reste un maillon essentiel de l’histoire du manga. Il a été un artiste très important au Japon : il a laissé des centaines de croquis, d’aquarelles, peintures témoignant et illustrant le Japon de la fin du 19e. Ses œuvres sont plus recherchées au Japon qu’en France et sont là-bas conservées dans différents musées. En France, peu de personnes connaissent Georges Bigot : un personnage pourtant singulier et un talentueux peintre et dessinateur de la Belle époque. La rencontre avec ses arrière-petits-fils qui souhaitent honorer sa mémoire et le faire mieux connaître était émouvante et presque évidente. Nous gardons le contact et nous nous retrouverons au vernissage en novembre prochain.

Une bonne raison d’aller voir cette exposition alors, et de s’intéresser à toute cette histoire méconnue du manga. Merci !

La fabuleuse histoire des mangas par Pierre-Stéphane Proust
La fabuleuse histoire des mangas par Pierre-Stéphane Proust

Pour découvrir le travail de Pierre-Stéphane Proust, ses expositions et ses ouvrages sur l’histoire du manga, vous pouvez vous rendre sur son site web et plus particulièrement la page consacrée à l’histoire du manga. Vous pouvez aussi retrouver quelques éléments de sa collection dans l’exposition du Musée Guimet – Manga. Tout un art !, qui aura lieu du 19 novembre 2025 au 9 mars 2026. Toutes les informations sur le site web du Musée Guimet : Manga. Tout un art !

Remerciements à Pierre-Stéphane Proust pour son temps et sa passion, ainsi qu’à la mairie d’Hérouville Saint-Clair pour la mise en place de cette interview.

Paul OZOUF

Rédacteur en chef de Journal du Japon depuis fin 2012 et fondateur de Paoru.fr, je m'intéresse au Japon depuis toujours et en plus de deux décennies je suis très loin d'en avoir fait le tour, bien au contraire. Avec la passion pour ce pays, sa culture mais aussi pour l'exercice journalistique en bandoulière, je continue mon chemin... Qui est aussi une aventure humaine avec la plus chouette des équipes !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous aimerez aussi...