[Interview] A la rencontre d’Ilya Kuvshinov

Méconnu du grand public, le nom d’Ilya KUVSHINOV commence à apparaître sur le devant de la scène grâce au film Wonderland : le royaume sans pluie. Responsable de la conception artistique sur un long métrage pour la première fois, aux côtés du réalisateur Keiichi HARA, son style de dessin a de quoi marquer les esprits. L’occasion d’en apprendre plus sur cet artiste russe au parcours atypique qui a su se faire une place dans le milieu de l’animation japonaise.

Ilya dessin

Le dépassement : l’esprit shônen

Ilya  a suivi une formation artistique classique entamée à 11 ans au Moscow Art Lyceum. Là-bas il dessine principalement des paysages, des natures mortes, croquis,… Rien de très palpitant, surtout en comparaison avec l’animation, les manga, les jeux-vidéo japonais qu’il commence à découvrir. Mais les professeurs refusent ce style de dessin jugé « pas assez académique ».

Il poursuit ensuite son cursus dans une université d’architecture, pensant que le métier d’architecte est le seul moyen de pouvoir vivre de sa passion, le dessin. Mais c’est une profession qui se révèle assez frustrante pour lui étant donnée qu’elle inhibe toute créativité : il s’agit seulement de recopiage, de représenter le plus fidèlement le souhait du client, sans travail de composition, de lumière, etc. C’est à ce moment, qu’en parallèle, il commence à  réaliser des illustrations dans ce « style manga » dont son imaginaire se nourrit depuis maintenant plusieurs années. Il explique alors dans une interview comme il est difficile, venant d’une formation si rigide et si académique de remobiliser son imagination et sa créativité pour inventer un personnage à partir de zéro.

Mais, à l’image des héros de shônen, Ilya aime bien relever les défis et c’est dans les situations les plus complexes qu’il parvient à se dépasser. Sa formation d’architecte lui a permis de développer ses compétences pour le dessin des décors et accessoires, mais dessiner des personnages et plus particulièrement des filles restait son point faible. Il s’est donc mis à le travailler… jusqu’à en faire son point fort.

progression Ilya

Parmi les mangas qui l’ont le plus marqué on retrouve : Yokohama Kaidashi kikou et Sing yesterday. Concernant les animes, Ghost in the Shell semble être celui qui a eu le plus gros impact sur lui. Il raconte que c’est ce film qui lui a donné envie de devenir artiste, de raconter des histoires, mais à ce moment-là il ne savait pas encore par quel médium : manga, film, anime, jeux vidéo, … ? Plus largement il cite parmi ses inspirations: Hideo KOJIMA, Naoko YAMADA, JK ROWLING, Hayao MIYAZAKI, Stephen KING, Satoshi KON,

Finalement, il décroche son premier travail comme illustrateur à 19 ans pour un magazine de jeu-vidéo. Deux ans plus tard il est embauché chez Globo Games comme lead concept artist, c’est-à-dire qu’il est responsable des personnages, lieux, accessoires,… Car autant Ilya est connu pour ses personnages, autant sa formation académique initiale lui permet d’être maintenant très polyvalent et d’être à l’aise sur toutes les thématiques. Ensuite au sein du studio NARR8, il est recruté comme art lead, où il aura alors plus de responsabilité, du story board à la direction en passant par la colorisation et le character-design. C’est aussi à ce moment, qu’en parallèle de son travail, il se met à étudier l’anatomie tous les soirs et à apprendre les notions de perspective. Il décide alors de s’imposer un rythme, en postant un fan art tous les soirs sur internet. Pour lui cette période a vraiment eu une influence décisive sur sa carrière, c’est ce qui lui a permis de vraiment monter en compétence.

Ilya kuvshinov extrait momentaryAinsi tout son parcours artistique l’a conduit à gravir les échelons dans le monde professionnel mais aussi à perfectionner sa technique en tant que free-lance, si bien que maintenant la majeure partie de ses revenus vient de la plateforme Patreon. Néanmoins, il reste trop critique vis à vis de son travail et pour lui ce sont ses fans qui jouent le rôle de boussole. Tant qu’il y a des personnes pour aimer son travail, cela veut dire qu’il parvient à rendre les gens heureux en dessinant, et à partir de là : mission accomplie. Mais à son sens, il n’a pas encore trouvé de style définitif. Il y a bien des tendances, de préférences, au niveau des couleurs qui se dessinent, mais il est encore en expérimentation constante. Cependant son choix du modèle n’aura pu échapper à personne : en majorité des  jeunes femmes aux cheveux courts car à son sens, cela « représente la force, l’énergie ; l’indépendance et le courage » !

Toutefois, à terme, il confie que le travail en équipe reste sa façon préférée de travailler. Voir un projet collectif émerger du travail d’équipe reste le sentiment le plus satisfaisant. Finalement ses projets en free-lance le mèneront à se rapprocher du monde du cinéma, car c’est via la parution de son premier artbook MOMENTARY qu’il a attiré l’attention du réalisateur Keiichi HARA, ce qui lui a donné l’opportunité de devenir responsable du graphisme sur le film Wonderland : le royaume sans pluie .

 

Critique de l’artbook : MOMENTARY

momentary artbook Ilya

La première chose qui peut surprendre avec cette artbook, c’est son format. Comme le dessinateur l’explique dans le livre, le format carré convient parfaitement à son style de dessin, car celui-ci « capture parfaitement les émotions », il invite à se focaliser sur certaines parties comme les mains où le visage. Suite à cette petite note, on profite dans les pages suivantes des plus beaux portrait de l’artiste afin de prendre pleinement conscience de l’importance du choix du format. Le livre est ainsi ponctué de six notes, qui reflètent chacune une étape de la vie de l’auteur et dont les pages suivantes viendront étayer les propos. Ainsi il évoque son passage en tant que concept artist dans entreprises de jeux vidéo spécialisés dans la science-fiction, nous montrant ensuite tout son talent sur les illustrations de ce thème. Il revient à un autre moment sur sa période en école d’art où il fallait constamment dessiner des croquis, s’en suit quelques pages de croquis de scènes de la  vie quotidienne, dans le transports, etc.

La majorité des œuvres présentes dans MOMENTARY sont des œuvres originales, jamais encore dévoilées (à l’époque de sa sortie), mais on trouve bien sûr également ses dessins les plus célèbres que vous avez sûrement déjà aperçus sur les réseaux sociaux. Enfin au-delà de l’avantage esthétique, le format carré présente également un intérêt ergonomique faisant qu’il est facile à tenir entre ses mains ; et cela même avec ses 192 pages. Le papier est légèrement glacé pour que ces dernières ne soient pas trop fragiles mais en même temps on apprécie la sensation cartonnée en les tournant les unes après les autres.

Le style d’Ilya Kuvshinov a quelque chose de fascinant, certainement la manière de dessiner les yeux de ses personnages, mais quelque chose également qui vient de la mise en scène et de la composition de l’image, qui fait qu’au-delà de l’extrême soin porté aux pupilles, ses personnages semblent tous avoir une histoire à raconter. Après avoir parcouru ses dessins au travers de Facebook, Instagram, … où  notre attention est constamment captivée par d’autres stimulis et où nous n’avons généralement pas le temps de nous attarder sur une chose à la fois ; il est agréable avec cet artbook de découvrir et redécouvrir ses œuvres en prenant le temps de les apprécier et de les détailler.

 

A la rencontre d’Ilya Kuvshinov

Même si nous avions eu la chance de rencontrer une première fois Ilya Kuvshinov à l’occasion de la projection de Wonderland au Festival d’Annecy, cet article n’aurait pas été complet sans un nouvel échange, cette fois non plus dédié au film mais vraiment à l’artiste…

Journal du Japon : Les personnages que tu crées semblent vraiment « vivants » ! On a l’impression qu’ils ont tous leur propre existence au delà du dessin. Est-ce qu’avant de dessiner tu leur inventes une histoire ?

Ilya : Merci ! Oui, généralement je crée quelques limites pour le concept  et l’idée d’une illustration afin d’être plus créatif par la suite. Ainsi, je décide souvent de créer un personnage dans une situation spécifique et avec une certaine émotion à exprimer avant de commencer à dessiner, ensuite j’essaie juste de faire une œuvre qui retranscrit le mieux possible ce personnage à ce moment donné.

Dessiner un bon personnage c’est juste une affaire de techniques de dessin ou tu penses qu’il faille aussi injecter une petite part d’ « âme » ou quelque chose comme ça pour le rendre achevé ?

La technique et la créativité sont deux concepts vraiment distincts pour moi. Je pense que tu peux te lancer seulement avec l’une de ces deux choses pour créer quelque chose qui résonnera profondément avec le spectateur, mais mélanger à la fois technique et idée est le meilleur moyen de réaliser quelque chose qui soit plus qu’une jolie image, mais pourrait aussi devenir une part de ta propre personnalité et t’aider à voir les choses au-delà du thème sur lequel tu es concentré.

J’ai vu que tu cumulais un travail à temps plein, des contrats avec diverses studios, tes activités de free-lance/illustrateur via Patreon; comment arrives-tu à concilier toutes ces activités ?

Patreon est la plus belle chose qui me soit arrivée financièrement. Avoir tous ces gens qui soutiennent mon travail et sont là pour moi est motivant et juste incroyable. Je ne leur serais jamais assez reconnaissant pour tout ce qu’ils ont fait pour moi.

Quels sont tes projets actuels ? GITS

Je travaille sur la nouvelle série Ghost in the Shell : SAC_2045 en tant que character designer principal. Et également quelques projets secrets aussi, dans l’animation et les jeux vidéo.

Tu dis sur ton compte instagram que tu es allé au Japon pour faire partie de l’industrie et apprendre des vétérans mais c’est compliqué de rencontrer des gens quand on est free-lance, est ce que Wonderland t’as réellement ouvert des portes ?

Oui, mes premières années à vivre au Japon sans savoir exactement ce que je devais faire pour travailler dans l’industrie étaient remplies d’anxiété et d’incertitude. J’ai eu mon premier travail sur un film d’animation grâce à mon premier artbook MOMENTARY, donc en fait juste apprendre la langue et améliorer ma technique de dessin étaient la bonne méthode, mais je n’aurais jamais eu ce travail de rêve sans l’éditrice de MOMENTARY, Keiko KINEFUCHI, qui m’avait contacté à la base pour réaliser cet artbook. Sans celà Keiichi HARA (NDLR : le réalisateur de Wonderland) n’aurait jamais trouvé mon livre dans une librairie.

En écoutant les épisodes de « arts café » on comprend que tu es quelqu’un de très créatif qui, au-delà du chara design, a envie de créer ses propres univers et raconter ses propres histoires. Tu ne te sens pas bridé actuellement ? N’as-tu pas hâte de continuer ton manga chromatiq par exemple ?

Mon objectif est de devenir réalisateur de film d’animation, faire des storyboards et inspirer les gens avec du divertissement comme les animes ou les jeux-vidéo. Mais pour l’instant je suis vraiment heureux de faire partie des projets que j’adore énormément.

Tu as fait tes classes dans le milieu du jeu vidéo, d’illustrateur à concept artist puis art director, as-tu une préférence entre travailler dans les animes ou le JV ? 

Tout ce que je veux faire ce sont de bonnes histoires. Si l’histoire est intéressante et les personnages uniques, cela peut être un anime, un jeu, un film, un roman,… J’adorerai y participer.

Merci Beaucoup ! 

 

Nous remercions Ilya Kuvshinov pour son temps malgré son agenda bien chargé et Mme Keiko KINEFUCHI qui a rendu cette interview possible. 

2 réponses

  1. 22 février 2020

    […] été accueilli de manière mitigé, saluons l’excellent travail de l’artiste russe, Ilya KUVSHINOV, responsable de la conception artistique aux côtés de Keiichi […]

  2. 1 avril 2024

    […] Ses débuts passeront par le jeu vidéo. Sa notoriété commencera avec le film Wonderland : le royaume sans pluie, en 2019, film pour lequel il a été recruté après la parution de son « art book », Momentary. S’il sait interpréter à sa façon les traditionnels grands yeux des personnages japonais, son style peut aussi rester parfaitement occidental, comme le démontre le « painting process » ci-dessous. « Mélanger à la fois technique et idée est le meilleur moyen de réaliser quelque chose qui soit plus qu’une jolie image, mais pourrait aussi devenir une part de ta propre personnalité et t’aider à voir les choses au-delà du thème sur lequel tu es concentré » dit-il au Journal du Japon. […]

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