Manga : la rentrée littéraire singulière des éditions Kana

On dit chaque année qu’une rentrée ne fait pas l’autre, qu’une année ne fait pas l’autre non plus… mais 2020 mérite sans doute la palme dans la catégorie après le confinement, le déconfinement, une crise économique qui pointe le bout de son nez et une épidémie sur le retour en ce mois de septembre. Mais les éditeurs de manga l’ont déjà prouvé, ils savent s’adapter et ne pas (jamais) céder au défaitisme ! Pour en avoir la preuve nous sommes allés à la rencontre, dans un premier temps, des éditions Kana. Nous avons pu échanger avec Timothée Guédon, l’un des éditeurs de la maison, qui s’occupe entre autres de la nouvelle collection de Kana : Life.

De l’avant-covid aux perspectives pour l’automne, retour sur année 2020 singulière… mais qui est loin d’avoir dis son dernier mot !

 

C’est la rentrée ! 

Yuki Takanami & Timothée Guédon

Yuki Takanami & Timothée Guédon, éditeurs chez Kana

Journal du Japon : Bonjour Timothée, et merci pour votre temps… Commençons par l’actualité : entre un planning totalement chamboulé au premier semestre et la menace d’une seconde vague, comment avez-vous préparé cette “rentrée littéraire” de septembre, très chargée en sortie manga ?

Timothée Guédon : Du côté des éditions Kana, la production du mois de septembre 2020 est équivalente aux mois de septembre des années passées. Avec les déprogrammations liées au confinement et les « re » programmations, notre idée n’était pas de surcharger les librairies mais d’essayer de trouver le bon équilibre entre les suites de séries que les fans attendent, des cartouches commerciales pour alimenter la trésorerie de la chaîne du livre et des nouveautés pour continuer d’attirer les lecteurs dans les points de ventes, tout en donnant un maximum de chances à toutes les nouveautés programmées. 

 

En septembre chez Kana, j’ai surtout noté un grand retour, celui d’URASAWA, et une collection Life, qui s’étoffe. Tiens d’ailleurs commençons par cette collection-là : de quel constat est-elle née, quelle en est la philosophie ?

L’idée de Life s’inscrit dans cette volonté qui remonte au tout début de Kana de faire découvrir aux lecteurs francophones la diversité de l’offre japonaise et ce, sans jamais se répéter. Le marché du manga en France a trente ans et les lecteurs de la première heure ont vieilli. Cette frange des lecteurs plus âgée continue de lire des mangas, veut en lire, aime son format, son type de narration, etc ; mais ne s’y retrouve plus forcément dans les récits que proposent les shônen et shôjo et n’a pas forcément la même empathie avec les héros de seinen que ce qu’ils pouvaient ressentir vis-à-vis des héros de leur jeunesse. On a eu envie de leur proposer quelque chose en adéquation avec leurs préoccupations actuelles, leur vie de tous les jours. Et bien sûr, le travail, la vie active, les relations avec les collègues, notre relation à la famille, les relations amoureuses évoluent avec l’âge et apportent leur lot de questions. Nous avions donc envie de proposer des titres qui fassent écho à ces préoccupations. 

 

Cigarettes and cherryEn septembre c’est Cigarette et Cherry qui rejoint Life avec, surprise, des cigarettes en couverture de tome ! Parlez-nous de cette série qui m’intrigue beaucoup (et de cette histoire de cigarettes en couv !)

J’imagine que c’est l’héroïne qui vous intrigue. C’est elle qui fascine le héros de la série mais pas seulement lui. Tout le monde tombe sous le charme et nous les premiers 😉

Bourrée de charme, attentionnée vis-à-vis des autres, classe, avec aussi, on le devine, des failles qui la rendent encore plus séduisante. C’est surtout elle la couverture, plus que la cigarette. Du coup, cette femme, comment la séduire ? C’est ce que va essayer de faire le héros. Pour ce faire il suit les conseils d’un livre de drague et, bien entendu, ça ne marche pas. Mais la situation n’est pas aussi désespérée qu’elle semble l’être.

Avec Cigarette & Cherry on a pour une fois une histoire qui se déroule après le lycée. Le héros vient de rentrer à l’université. En plus d’être tombés sous le charme de l’héroïne, c’est aussi cet aspect qui nous intéressait dans cette série. On aborde une autre époque de la vie, où, à part peut-être ce que laisse penser le héros, nous sommes plus matures. Comment cela joue sur nos relations, sur nos histoires d’amour ? 

Pas toujours facile la vie d’étudiant 😉

 

 

Et ensuite il y a URASAWA, avec Atchoum, mais surtout Yawara ! On en parle depuis des années de cette publication de Yawara en France, qu’est-ce qui vous a décidé à sauter le pas ? 

Acthoum, Yawara ! ET Asadora.  Parce que l’on sortait sa nouvelle série Asadora. Parce que cela devait être l’année des JO de Tokyo. Et qu’avec Atchoum, on est sur un recueil d’histoires courtes : on avait l’opportunité de proposer aux lecteurs différents aspects, différentes facettes, de l’incroyable conteur qu’est Naoki URASAWA. Il est d’une efficacité redoutable qu’on soit dans le thriller, la comédie sportive, les récits fantastiques ou les histoires courtes, il « attrape » le lecteur et ne le lâche plus avant la dernière page de son récit. 

 

Je pense que les fans d’URASAWA sont ravis (moi en tout cas, oui !) mais comment convaincre les autres lecteurs que ce n’est pas juste un vieux truc pour les fans du mangaka ?

Quand on vend plus de 30 millions d’exemplaires d’une série ce ne sont pas seulement vos fans que vous avez réussi à toucher. Surtout que Yawara ! est le premier vrai succès grand public de URASAWA. Ce n’était donc pas ses fans qui ont été embarqués dans l’aventure. S’il a su séduire autant de monde, au point que ça a été un véritable phénomène de société au Japon, c’est par sa capacité à créer des personnages ultra attachants, son art de la narration, son humour. Naoki URASAWA est addictif ! On est pris par ses personnages, on vibre, on tremble avec eux. C’est génial ! C’est ce qu’on adore dans le manga.  

Ce n’est pas nouveau chez Kana, quand on aime un auteur on a envie de partager cette passion avec le plus grand nombre et on a aussi envie de montrer son parcours. De montrer les jalons qui ont fait qu’il est l’auteur qu’il est aujourd’hui. C’est fascinant de voir comment un artiste, un créateur tel que lui a évolué avec le temps. Et avec Yawara ! on découvre que ce qui fait sa force était déjà là. 

 

  atchoum-naoki-urasawa-anthology  yawara-t1 

En 2020 : l’édition et l’épidémie

Bon maintenant rentrons dans le cœur de l’interview, et cette bien étrange et difficile année 2020… Avant le confinement on parlait d’une année 2019 de tous les records et d’un bond début 2020, qu’en était-il pour les éditions Kana ?

Le marché du manga se portait effectivement très bien, toujours en pleine croissance et c’est lui qui tirait le marché de la Bande Dessinée dans son ensemble. Kana faisait plus que suivre la tendance puisque nous étions un des acteurs de cette croissance sur le début 2020, nous permettant de reprendre la 2e place sur le marché.

 

Au-delà du Covid lui-même c’est donc le confinement, avec la fermeture des librairies et des salons, qui a été très lourd de mars à fin mai. Il y a eu d’abord des fermetures de festivals puis la fameuse soirée où le Président a annoncé que tout fermait… Comment on a encaissé cette suite de tuiles chez Kana, vous le sentiez venir et vous vous étiez préparé – pour peu que ce soit possible – où ça vous est vraiment tombé sur la tête comme un coup de massue ?

Même si on le redoutait on ne voulait pas y croire complètement. Une semaine avant, nous fêtions encore l’inauguration de la foire du livre de Bruxelles. 

Foire du livre

Foire du livres de Bruxelles, dernier salon littéraire avant le confinement

Ensuite quelle a été la vie des éditions Kana, pendant le confinement ? 

Ce n’était encore jamais arrivé un truc pareil. Il a fallu s’organiser, parer au plus pressé et essayer d’anticiper au maximum pour qu’une fois les équipes en télétravail on puisse continuer d’avancer chacun sur nos dossiers. Et puis, après quelques jours, semaines, de nouvelles habitudes ont été prises. Nos réunions d’équipe ne pouvant plus se faire live on s’est habitués aux visios par exemple.

Nous nous sommes aussi posés la question de comment maintenir le lien avec notre communauté de fans, nos lecteurs. Pour leur permettre de continuer à lire pendant le confinement, nous avons mis à disposition une cinquantaine de séries gratuitement en numérique. Nous avons aussi lancé, via les réseaux sociaux, des lives dont 2 Facebook live qui ont rencontré beaucoup de succès, et nous avons même proposer des séances de dédicaces  « live » via les réseaux. 

 

Quel a été l’impact sur vos ventes de ce confinement ?

Ce fut presque l’encéphalogramme plat à part en supermarché et en numérique. Dans le premier cas, nous avons écoulé tous les exemplaires présents en grande surface et nos ventes numériques ont fait un bond de 130%. Et il semble que l’on ait beaucoup recruté pendant la période car à la reprise les ventes de fonds, notamment, se sont envolées. 

 

Comment l’épidémie au Japon a-t-elle aussi impactée le travail des éditeurs japonais et, par conséquence le vôtre ? Avez-vous eu des retours éditeurs japonais, une gestion collaborative du problème peut-être ?

On travaille déjà « à distance » avec le Japon, c’est peut-être la partie de notre activité qui a été la moins impactée par la crise. Bien sûr, les choses ont un peu ralenti. Eux aussi se retrouvant en télétravail, cela a pu prendre un peu plus de temps pour obtenir des réponses qu’en temps normal. Mais globalement, ça s’est bien passé. Par contre, bien entendu, les voyages au Japon ont été annulés comme, dans l’autre sens, les venues de nos partenaires en France ou en Belgique. Heureusement les mails, le téléphone et les visios permettent de maintenir le contact et le suivi des dossiers. Mais ça ne remplacera jamais les rendez-vous physiques. Et que ce soit avec le Japon, au sein de l’équipe ou avec nos autres partenaires, ce sont les contacts humains qui nous manquent le plus.

 

Click and collectAutre collaborateur touché : les libraires ! D’après les retours que vous avez, comment vont-ils, comment ont-ils vécu cette période ? Les petites structures ou les indépendants ont souffert davantage sans doute ?

Cela a été une de nos préoccupations premières. Et notre diffusion a tout de suite négocier des reports d’échéances pour ne pas davantage malmener la trésorerie des librairies. 

De leurs côtés je trouve que les libraires sont assez incroyables ! Loin de se laisser abattre, ils ont fait preuve d’inventivité pour maintenir le lien avec leurs clients, trouver des solutions pour mettre en place du « click and collect » avec leurs fonds, etc. Et après deux mois qui a vu leur activité mise complètement ou quasiment à l’arrêt, ils ont fait preuve d’une grande réactivité pour s’adapter aux nouvelles normes sanitaires, rassurer leurs clients. Après, chaque librairie a ses spécificités, de l’indépendant aux franchisés en passant par les chaînes, et chacun a rencontré son lot de difficultés. C’est dans la durée que nous pourrons vraiment mesurer l’impact que cette crise aura sur les uns et les autres.

 

Est-ce que, depuis le déconfinement, les ventes sont revenues à la normale ? Y-a-t-il eu un effet de rattrapage que l’on peut voir dans d’autres secteurs ?

Oui, heureusement, les ventes sont revenues à la normale et même à la croissance pré-confinement. Il y a bien quelques titres, sortis juste avant le confinement, qui accusent le coup, mais dans la très grande majorité des cas la situation est revenue à la normale. Certains libraires nous ont même parlé de ventes à hauteur de celles de la période des fêtes de fin d’année pour les premières semaines du déconfinement. Rattrapage ou soutien des lecteurs à leur librairie, là, c’est à eux qu’il faudrait poser la question 😉

 

Au niveau de votre planning de publication, à la réouverture des librairies, quelle a été votre stratégie : augmenter la cadence des sorties ? Tout décaler ?

Nous avons fait le choix de décaler 15% de notre production 2020 à 2021. Comme évoqué précédemment, la stratégie a été de trouver le bon équilibre. Le dosage idéal pour ne pas engorger les libraires, proposer quand même des nouveautés pour attirer les lecteurs en librairie avec aussi des best-sellers, nécessaires également pour la trésorerie des librairies. En fonction des hypothèses de dates de réouvertures des librairies, nous avons imaginé différents scénarii avec notre diffusion. Et quelques nouvelles séries que nous avions prévues pour 2020 sortiront finalement en 2021.

 

Pour finir revenons aux mangas eux-mêmes… Qu’est-ce qui nous attend pour la fin 2020 chez Kana ?

La création L’enfant ébranlé de Tang Xiao, un jeune auteur chinois dont c’est le premier livre, arrivera en septembre. C’est un magnifique one-shot que je vous recommande chaleureusement, avec un dessin sublime qui raconte l’histoire très très touchante d’un garçon de 10 ans qui va se rendre compte que ce n’est pas si simple de grandir. Cela vous prend au tripes et vous n’en sortez pas indemne. 

lenfant-ebranle

Dans notre nouvelle collection Life il y aura aussi Corps solitaires  en octobre, qui aborde la question de la perte de désir dans le couple et last, but not the least, le magnifique art book Slam Dunk en novembre.

 corps-solitaires-1-kana  Slam Dunk artbook 

Après cette période difficile, qu’est-ce que l’on peut vous souhaiter et, vous, avez-vous un message pour vos lecteurs ?

Gambate ! Prenez soin de vous et respectez les gestes barrières 😉

 

Encore merci pour votre temps ! 

Vous pouvez suivre l’actualité des éditions Kana sur le site internet ou sur les réseaux sociaux Facebook, Twitter & Instagram. Vous pouvez également suivre le compte de Timothée Guédon sur Twitter.

Tous nos remerciements à Timothée Guédon pour son temps et à la team Kana pour la mise en place de cette interview.

Paul OZOUF

Rédacteur en chef de Journal du Japon depuis fin 2012 et fondateur de Paoru.fr, je m'intéresse au Japon depuis toujours et en plus de deux décennies je suis très loin d'en avoir fait le tour, bien au contraire. Avec la passion pour ce pays, sa culture mais aussi pour l'exercice journalistique en bandoulière, je continue mon chemin... Qui est aussi une aventure humaine avec la plus chouette des équipes !

3 réponses

  1. Maneki dit :

    Retour très intéressant de l’éditeur, et rassurant aussi. A priori ils se sortent pas si mal de la crise, que ça dure ! En espérant qu’il en soit de même pour des maisons d’éditions plus modestes.
    En tout cas, grand merci pour cette interview ! D’autres sont-elles à venir ? 🙂

    A bientôt !

    • Paul OZOUF dit :

      Bonjour Maneki,

      Paul OZOUF, auteur de l’interview. Merci de nous avoir lu, et ravi que ça vous ait plu 🙂
      En effet, c’est plutôt une bonne surprise et j’ai entendu il y a quelques jours la patronne d’Editis, le groupe éditorial numéro 2 en France, qui disait lui aussi que ça allait pas si mal (c’est dur mais ça va, pour le dire autrement) car le rebond est présent et de nouveaux lecteurs sont arrivés.

      Pour la suite en effet, le mois prochain, Sakka / Casterman sera au micro. Je sais que c’est pas la grande forme du tout pour Vega, mais je pense qu’il vaut mieux les laisser se relever un peu avant et de les laisser bosser avant d’aller les voir. Ki-oon j’attends 2021, le temps que le scandale Act Age soit de l’histoire ancienne… Mais ça laisse encore l’embarras du choix, j’ai une grosse maison et une moyenne en tête mais… la suite au prochain épisode, et ensuite arrivera le temps des bilans !

  1. 25 septembre 2020

    […] Toutes les infos sur Yawara et Atchoum ! sur le site des éditions Kana ou en jetant un œil à notre interview de l’éditeur. […]

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