Le Kyûdô : atteindre sa cible intérieure

La voie de l’arc : kyūdō (弓道), sport iconique japonais. Qu’est-ce qui différencie le kyūdō du banal tir à l’arc ? Comment s’est construite la pratique ? Plus que simplement atteindre une cible en plein cœur, sa pratique revêt un caractère beaucoup plus esthétique et spirituel. On vous présente aujourd’hui cet art martial à l’histoire presque millénaire !

©2011- National Diet Library


Une histoire remontant aux temps anciens

©Nara Prefecture

Pour mieux comprendre le kyūdō, il est nécessaire de retracer son histoire dans un premier temps. Elle remonte à la préhistoire. D’abord technique de chasse, c’est au fil des siècles et d’influences diverses que peu à peu le tir à l’arc deviendra un art martial. 

Les premières traces d’arc retrouvées sur l’archipel datent de la période Yayoi, soit entre -300 et 300 de notre ère. Ces arcs étaient assez rudimentaires, principalement utilisés pour la chasse ou la guerre. Plus tard, on retrouve des mentions d’arc également dans le Kojiki (datant de 712), un des textes fondateurs du Japon en tant que nation. Il ne servait plus qu’à la chasse ou la guerre, il était désormais symbole d’autorité et de noblesse. Sous l’influence de la culture chinoise, durant les premiers siècles de l’État japonais, l’arc est utilisé également dans de nombreux rituels shintō

Bakufu de Kamakura

C’est à partir de 1192 que le tir à l’arc va évoluer, passant de simple arme ou objet rituel à une discipline martiale à part entière. À cette époque, Minamoto no Yoritomo établit à Kamakura un shogunat, son gouvernement militaire (vous pouvez retrouver un article détaillé sur le sujet ici). Selon lui un samouraï se doit de s’élever spirituellement et à cette fin, il encourage la pratique du tir à l’arc équestre. La popularité dans la classe guerrière du bouddhisme zen arrivé à la fin du 12e siècle va influencer la perception du kyūdō. Il est désormais un moyen de renforcer son esprit et sa morale.  

La période Nanbokuchô 

Un siècle plus tard, les techniques du tir à l’arc vont être formalisées à l’écrit. Durant la période Nanbokuchō, entre 1337 et 1392, Sadamune et Tsuneoki no Ogasawara compilent tous les usages autours du tir à l’arc des périodes précédentes. Ils fondent ensuite la première école de tir à l’arc équestre. La famille Ogasawara est alors reconnue comme les grands maîtres de cette discipline jusqu’à l’ère Edo soit 2 siècles plus tard.

La révolution des armes à feu

©SankeiNews

En 1543, des navires commerciaux portugais arrivent au Japon. C’est ainsi qu’ont été introduites les premières armes à feu dans l’archipel, les arquebuses. Elles éclipseront peu à peu l’arc, car plus facile à manier pour les soldats et plus meurtrières. Après le Sengoku, la période dite « des provinces en guerre » (1467-1615) vient la période de paix d’Edo. Le tir à l’arc ayant déjà perdu une grande partie de son intérêt sur les champs de bataille, en cette période de Pax Tokugawa, il en devient même désuet.
Activité artistique et spirituelle, le tir à l’arc s’axe alors autour de mouvements précis, juste et gracieux. Comme sous le bakufu de Kamakura, les guerriers le pratiquent pour se développer moralement sans évoluer jusqu’après 1945. En revanche, le terme kyūdō n’apparaîtra que durant l’ère Meiji (1868-1912) remplaçant les mots kyujitsu (« l’art de l’arc ») et shajitsu (« l’art du tir »). 

Après la Seconde Guerre mondiale

©2021 Asahi Archery Inc.

Sous l’occupation américaine, tous les arts martiaux sont interdis y compris le tir à l’arc pour empêcher toute rébellion. Néanmoins en 1951, il est réintroduit à l’école. Puis en 1953, un an après que le Japon retrouve sa souveraineté, un manuel est rédigé, le kyūdō kyohon codifiant la pratique moderne ainsi que les nombreuses techniques existantes. En 1967, il devient une activité que l’on pratique régulièrement à l’école et est reconnu comme un sport. Le kyūdō est encore aujourd’hui un sport pratiqué par un grand nombre de Japonais. En 2014, la fédération japonaise dénombrait 140 000 licenciés. Ce chiffre est stable dans le temps, en 2019, le nombre de pratiquants tournait autour de 135 000. 

 

Un équipement rigoureux 

L’équipement requis

©いらすとや

Avant de pratiquer, il faut bien s’équiper ! La tenue vestimentaire d’un archer est très stricte. Il doit porter comme pour beaucoup de pratiquants d’arts martiaux un keikogi, une veste à manche blanche pour s’entraîner. À cela s’ajoute un hakama, un large pantalon plissé. Il est tenu à la taille par un obi, une ceinture en tissu. Enfin le kyūdōka doit porter des tabi, des chaussettes épaisses qui séparent le gros orteil.
Les grands maîtres mettent un point d’honneur à ce que ces habits soient toujours impeccables et bien repassés, car cela fait partie de l’état d’esprit de la discipline.
Le kyūdōka doit aussi se munir d’un gant dit yugake. Il protège la main des frottements de la corde. Le gant japonais est fait en cuir et est renforcé au niveau du pouce. Il existe des variations parmi les gants : certains yugake recouvriront trois ou quatre doigts. Comme pour les habits, le gant doit être entretenu avec le plus grand soin. Afin d’éviter que la sueur n’abime le cuir, les pratiquants portent un gant en coton, le shitagake, en-dessous. Enfin les femmes peuvent porter un muneate, une coque en cuir ou en plastique qui permet de protéger la poitrine du frottement de la corde.

Il ne manque plus que le plus important : l’arc  !

La fabrication d’un arc : tout un art

©1998 Dan et Jackie DeProspero

L’arc japonais est fait à partir de plusieurs lattes de bambou assemblés. Les deux principales sont faites à partir de pousses âgées de trois ans et forment l’extérieur de l’arc. Entre les deux sont intercalées trois à quatre autres tiges de bambou entourées de chaque côté par deux lames d’arbre à cire. Tous ces éléments sont collés avec de la colle de poisson. L’arc est enroulé dans de la corde pour que la colle prenne et en même temps, il est courbé pour prendre sa forme finale. Après être resté ainsi 24 heures, sa forme est ajustée et on attache la corde. Après un léger vernissage, il est fin prêt. L’arc japonais est assez unique par ses dimensions finales. Il fait au minimum 2 mètres 10 et peut aller selon la taille de l’archer jusqu’à 2 mètres 45 ! Malheureusement ce savoir se perd peu à peu. Il y a de moins en moins de fabricants artisanaux d’arcs au Japon. À Kyoto, il y avait eu jusqu’à 50 fabricants alors qu’en 2020, il n’en reste plus qu’un seul ! Si vous voulez vous lancer dans la pratique du kyūdō, pour un arc industriel, il faut compter à peu près 500 à 600 euros. Mais si vous souhaitez un de ces arcs faits main, le prix oscille entre 1 000 euros et 5 000 euros pour les plus belles pièces. 

Une quête perpétuelle de perfection

©2013 International Kyudo Federation.

Le tir à l’arc est un art martial qui a été extrêmement codifié avec les siècles. Avant même de tirer, l’archer doit être conscient de son environnement et à quel endroit il doit se trouver. Chaque personne a une place définie. Il n’est pas facile de se représenter complétement l’ambiance d’un dojo de kyūdō. L’animé Tsurune: Kazemai High School’s Archery Club est une bonne porte d’entrée sur cet univers. Diffusé durant la saison d’hiver de 2018, il bénéficie d’une animation très fluide par le studio Kyoto Animation. Il rend hommage de la plus belle des façons à ce sport. En plus de nous faire découvrir tous les codes du kyūdō au travers d’un club de lycéens, il met en avant le solennel et l’esthétique du mouvement. 

On apprend vite que le dojo est divisé en trois grands espaces eux-mêmes subdivisés en d’autres zones plus petites. Il y a le shajō. Il s’agit d’une grande salle ouverte sur l’extérieur et couverte de parquet. Dedans, les archers vont venir se placer dans une zone d’attente (hikae) avant de se lever et se placer sur le pas de tir (shai) sous l’œil aiguisé des juges (assis dans le shinpanseki).
Lorsque l’archer prépare son tir, il fait face au yamichi, qui est l’espace entre lui et la cible.
Enfin la zone où les cibles sont posées s’appelle l’azuchi.

Un pratiquant de kyūdō ne se contente pas de tirer pour essayer de toucher le centre de la cible. Ce n’est pas le but de la discipline. Il s’agit d’un art martial visant certes à développer son physique, mais surtout son esprit. Le but est de réaliser le tir le plus parfait possible. Si le tir est bien exécuté alors il atteindra forcément la cible. Pour cela le tir se décompose en 8 étapes préparatoires essentielles, les hassetsu, pour atteindre la cible et une sérénité intérieure. Ces étapes sont enchaînées de manière fluide donnant toute son esthétique très solennelle.  


Les 8 étapes du tir les : Shahô Hassetsu (射法八節) ! 

 

©1998 Dan et Jackie DeProspero


Le kyūdōka commence par l’ashibumi (足踏み), la posture de départ. Il place son corps dans l’espace, jambe à 60° gros orteils alignés sur le centre de la cible. Le corps droit ne doit pas osciller. L’archer applique une petite pression sur genoux pour ancrer son être et être imperturbable. Il tient son arc et ses flèches au niveau des hanches.

Il s’en suit le dozukuri (胴造り) qui vient compléter l’ashibumi. L’archer aligne la partie haute de son corps avec le bas où les épaules, les hanches et les pieds doivent être tous parallèles au sol et dirigés vers la cible. Le corps doit être détendu, mais pas relâché et la colonne vertébrale doit être droite. La base de l’arc repose sur le genou gauche.

Puis, vient la troisième étape : le yugamae (弓構え). C’est une phase très technique et se subdivise en trois parties. Il y a le torikake où l’archer attrape la corde avec son gant et encoche la flèche. S’en suit le tenouchi une phase très compliquée à décrire où l’archer change la position de la main avec laquelle il tient l’arc. Cette étape se conclut par le monomi, l’archer qui regardait de face va alors tourner sa tête pour voir la cible.

La quatrième étape est l’uchiokoshi (打起し). L’arc est levé tout droit. Il est placé au-dessus de la tête et les bras sont à 45°. La flèche est parallèle au sol. Le torse et les bras doivent être détendus et les épaules décontractés très légèrement en avant.

L’archer enchaîne avec l’hikiwake (引分け), le mouvement où l’on va bander l’arc. Il est constitué de deux phases. Une première où l’arc est tendu à moitié et est au niveau du front. Ensuite, vient le moment où l’on bande l’arc au maximum. Pour cela, il faut, contrairement aux arcs occidentaux, tirer avec son bras droit sur la corde et pousser avec le gauche sur l’arc.

Le Kai (会) est l’étape avant de relâcher la flèche. Il est la prolongation des phases précédentes. Il ne s’agit pas d’une phase de visée. L’archer essaye de ne faire qu’un avec le lieu, l’arc, la flèche et la cible. C’est ce moment de concentration intense qui décidera du succès du tir. Cette phase dure entre 6 et 8 secondes pour un lâcher optimal.

Tout de suite après l’hanare (離れ), le moment où la flèche part pour se figer dans la cible. C’est au son produit par cet impact, le tsurune, que l’on évalue la réussite d’un tir.

Enfin la dernière étape est le zanshin (残心). Elle est la continuation de l’hanare. L’archer suit du regard la flèche en conservant sa posture et en continuant son travail mental. Il repose ensuite délicatement l’arc.

La philosophie du kyūdō : « le tir doit être comme de l’eau qui coule » 

L’équilibre intérieur dès l’entrée dans le dojo

C’est à travers ces étapes que s’est établie la philosophie du kyūdō. Très influencée durant l’ère Edo par le bouddhisme zen, sa philosophie moderne repose sur trois aspects : l’attitude, la posture et la technique. Il faut équilibrer dans chaque action ces trois concepts pour approcher la perfection.

Sans une attitude humble et respectueuse, le tir est influencé par toutes les émotions comme le stress. Pour arriver à les contrôler, l’archer travaille sur sa respiration, exercice de base dans le bouddhisme zen pour méditer,  afin de concentrer toute son énergie dans les phases préparatoires. Il évite ainsi toute distraction. 

La posture permet à l’archer de s’ancrer dans le monde et de renforcer sa concentration et de faire le vide dans son esprit. A la manière des moines en zazen (position de méditation assise) pour s’approcher de l’Éveil. Ce faisant, il peut entrer en harmonie avec son environnement. Enfin la technique permet de sublimer le geste et de renforcer le mental.

L’étiquette dans le kyūdō : Sharei (射礼)

Il y a un adage disant que « chaque tir commence et se termine par l’étiquette ». L’étiquette correspond à tout le cérémoniel du kyūdō. Par exemple, lorsque l’archer pénètre dans le dojo, il salue les lieux en s’inclinant. Cette idée provient directement de la famille Ogasawara qui a codifié la discipline. Le kyūdō est le résultat de l’équilibre entre cérémoniel et technique. Si l’un prend le pas sur l’autre alors, soit on tend vers du simple tir à l’arc, soit vers un tir creux sans âme. Le protocole crée des dispositions physiques et mentales pour que le tir soit des plus parfait. Dès son entrée, le kyūdōka s’apaise et le dojo s’emplit alors d’une atmosphère particulière. Chacun pratique dans un silence complet avec une sérénité frappante. 

©International Kyudo Federation

Cette politesse ou étiquette vient compléter les trois aspects évoqués plus haut. Les pratiquants répètent inlassablement les mêmes mouvements depuis le début de leur apprentissage. À chaque tir, ils progressent vers cette utopie du tir parfait. L’humilité permet de continuer sans être frustré. Le kyūdō comme les arts martiaux mêle pratique sportive et mentale. En visant la cible, on cherche à atteindre soi-même le centre de son être. On est alors, selon les grands maîtres, dans un état de pleine conscience du monde. Le corps exécute avec précision les ordre du cerveau. Et comme rien ne vaut l’avis d’un grand kyūdōka, on vous invite aussi à aller lire l’interview de Claude Luzet, 6ème dan de kyūdō, ici. Il y explique son parcours et sa vision de la voie de l’arc. 

Au final le kyūdō est-il une pratique religieuse ? 

Absolument pas. Même si le kyūdō a subi l’influence de nombreuses religions comme le shintō avant le bakufu de Kamakura, ou bien le bouddhisme zen, il est resté bien longtemps un art guerrier avant tout. La discipline a évolué par la suite pour être beaucoup plus philosophique mais jamais religieux, amenant les pratiquants à réfléchir sur leurs places dans le monde. Comme le kendō (dont nous avons parlé ici) il mêle esthétique, technicité et spiritualité pour que les adeptes de ce sport se développent sur tous les plans. Un kyūdōka ne se repose jamais sur ses lauriers et cherche en permanence à s’améliorer. C’est cela l’essence du kyūdō. Un voyage sans fin où chaque pas est une leçon. 

 

Sources :

Acker William Reynolds Beal 1907- et Champclaux Christophe, Kyudo: l’art des archers japonais, Paris, Guy Trédaniel, 2000.

https://www.kyudo.com/kyudo.html

https://www.ikyf.org/index.html

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