L’E-politesse dans les courriels en français et en japonais : une rencontre linguistique avec Chantal Claudel

Chantal Claudel est professeure de Sciences du Langage à l’Université Paris Nanterre, et ses recherches se situent notamment dans le champ de l’analyse de discours contrastive (français/japonais). La sortie au premier semestre 2021 de son ouvrage au titre original, L’E-politesse dans les courriels en français et en japonais, aux éditions Presses Sorbonne Nouvelle a piqué notre curiosité… Après notre article Honne et Tatemae : l’art de ne pas dire ce que l’on pense, nous souhaitions prolonger la réflexion sur les codes du langage, écrit cette fois-ci, et les impairs que nous pouvons parfois commettre, quand deux cultures se rencontrent. Nous sommes donc partis à sa rencontre pour continuer notre apprentissage !

L'e-politesse dans les courriels en français et en japonais

Présentation de l’œuvre par son éditeur : Cet ouvrage, unique en son genre, traite des rituels de politesse privilégiés en français et en japonais en contexte électronique. Il apporte un éclairage inédit sur l’évolution des pratiques communicatives mises en œuvre par les cyberscripteurs dans leurs e-mails, qu’il met en regard avec des paramètres culturels, relationnels et générationnels. En ce sens, il déconstruit l’illusion d’uniformité des pratiques communicatives que peut générer l’usage quotidien et partagé d’une même technologie, le courrier électronique.

Il constitue ainsi une aide précieuse pour qui désire mieux comprendre les règles de bonne gouvernance des relations interpersonnelles en français et en japonais. Cet effort d’explicitation compréhensive est d’autant plus nécessaire que les pratiques communicatives japonaises sont bien souvent opaques aux yeux des Français – et inversement.

La clarté et l’accessibilité de l’ouvrage en rendent la lecture agréable et aisée pour toute personne – experte ou profane – confrontée aux rencontres interculturelles dans le cadre de son travail, de ses déplacements ou d’une expatriation. La richesse et l’exigence des développements plus théoriques seront, eux, appréciés des lecteurs engagés dans une recherche académique touchant à la comparaison de langues et de cultures distantes.

 

Journal du Japon : Bonjour et merci pour votre temps. Tout d’abord, nos remerciements pour vos recherches et cet ouvrage qui nous sera bien utile pour nos futurs mails avec nos correspondants japonais. Pour commencer, pouvez-vous nous décrire votre parcours ? 

Chantal Claudel : Mon parcours est à la croisée de trois domaines de recherche : la japonologie, la didactique et la linguistique. A la suite d’une licence de langue et littérature japonaises à l’Inalco, j’ai poursuivi des études en didactique et en sciences du langage à l’université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Cette formation m’a amenée à soutenir une thèse de doctorat qui traitait déjà des pratiques discursives françaises et japonaises. Mon sujet de recherche portait alors sur les manières de dire dans des interviews de presse des deux communautés.

Quelle a été votre première rencontre avec le Japon, les Japonais et leurs codes ? Vous souvenez-vous de vos premières impressions ?

Ma première rencontre avec le Japon l’a été à travers le cinéma et la littérature. Dans le cadre de mes études à l’Inalco, j’ai eu l’opportunité d’un premier séjour à la faveur d’un échange interuniversitaire avec l’université de Rikkyo à Tokyo. La modernité du pays m’a alors étonnée et du point de vue culturel, j’ai été confrontée à l’importance de la référence au groupe social dans les échanges interpersonnels.

Chantal Claudel

Chantal Claudel, en juillet 2019, dans le cadre des rendez-vous internationaux de référence pour la formation des professionnels du français langue étrangère (FLE), à Nantes. Crédit photo : Universités – BELC

Votre livre a pour titre : « L’e-politesse dans les courriels en français et en japonais ». Comment est né le projet de ce livre ?

Ce projet s’inscrit dans le prolongement de ma recherche doctorale sur les interviews dans les presses française et japonaise. 

Je fais partie d’une génération qui n’a pas grandi avec les nouvelles technologies, mais qui a été témoin de leur émergence. Je les ai peu à peu intégrées, de là est née mon envie de travailler sur les contraintes discursives et les spécificités éventuelles qui découlent de ces nouveaux dispositifs médiatiques. En lien avec les objets d’étude que je privilégie, il m’a paru intéressant de me pencher sur la question de l’expression de la politesse en contexte électronique. 

Combien de temps vous ont pris les recherches et la rédaction de votre ouvrage ? Avez-vous rencontré des difficultés particulières ? 

Il est difficile d’évaluer le temps réellement passé sur ce travail qui a été conduit parallèlement à d’autres activités de recherche. Je peux néanmoins préciser que la politesse dans les courriels est un des objets d’étude sur lesquels je me penche depuis une dizaine d’années environ.

Un des aspects fondamentaux de toute recherche est la question relative à la constitution du corpus. Concernant ma recherche, c’est à ce niveau que s’est posée pour moi la difficulté la plus importante. Sans doute est-ce la raison pour laquelle la plupart des travaux sur la communication numérique portent sur les formes d’écriture privilégiées dans des genres plus faciles d’accès comme les forums de discussion, les tchats ou encore les réseaux sociaux. Rassembler des données comme les messages électroniques échangés non pas collectivement en c.c. (copie carbone), mais d’un individu à un autre est une tâche qui s’est avérée compliquée, les personnes sollicitées étant souvent réticentes à la transmission de leurs données personnelles (malgré leur anonymisation). 

A qui ce livre s’adresse-t-il ? (Apprenants du japonais ? Spécialistes ? Non japonisants ?)

Les aspects culturels et interculturels présentés dans l’ouvrage sont des informations précieuses pour les professionnels – hommes/femmes d’affaire, personnels en poste à l’étranger, professeurs invités, etc. – et les étudiants qui envisagent une installation ou une mobilité au Japon. Connaître les comportements attendus en situation interculturelle peut permettre de neutraliser certains malentendus. L’étude aborde aussi le fonctionnement des langues et cultures françaises et japonaises ce qui peut intéresser des chercheurs et des étudiants dont les préoccupations portent sur des problématiques théoriques et méthodologiques. Quant aux enseignants de japonais auprès de Français et de français auprès de Japonais, ils pourront y trouver des modèles à utiliser pour initier leurs apprenants à la rédaction de mails respectant les normes de politesse de l’une ou l’autre des communautés. 

Vous vous focalisez sur l’e-politesse du Japon et de la France. Cette e-politesse est-elle si différente de la politesse en face à face… Et si oui, en quoi ? 

De nombreux travaux ont montré que la communication médiée par ordinateur impliquait des comportements communicatifs spécifiques en raison, justement, de l’absence de face à face. Lorsqu’on échange en présentiel, la dimension verbale n’est pas la seule dimension à transmettre de l’information. Des indices para-verbaux (ton, débit, pauses, etc.) et extra-verbaux (mimiques faciales, gestuelle, posture, ojigi, etc.) accompagnent les paroles. Ces éléments apportent des informations précieuses sur l’intention du locuteur et sur la façon dont le propos doit être interprété par l’allocutaire. En contexte électronique, et plus précisément dans les e-mails, ces aspects non verbaux n’ont pas leur place. La communication repose uniquement sur le contenu verbal. C’est pourquoi les émoticônes (emoji et kaomoji) ont été créés. Leur fonction vise notamment à adoucir le propos et donc, à “lubrifier” les relations. C’est en cela que les deux situations sont différentes.

Quand on parle de e-politesse on pense tout de suite aux mails mais y a-t-il aussi des spécificités pour la communication sur d’autres plateformes en ligne, comme la communication sur les réseaux sociaux par exemple ?

La communication médiée par ordinateur est un champ de recherche très dynamique qui s’est beaucoup intéressé à l’étude des comportements en ligne dans des forums et dans d’autres dispositifs électroniques. 

Les enjeux d’un dispositif à l’autre diffèrent et peuvent générer des objets d’étude intéressants. Le statut du message électronique est cependant plus proche, en contexte formel, de ce que l’on observe dans la correspondance épistolaire où sont attendus des rituels discursifs : formules d’appel (« Cher/Chère… » ; « Bonjour… » ; etc.), d’entrée en contact, de prise de congé. Ce n’est pas le cas de dispositifs comme les forums qui se déroulent dans un cadre temporel structuré différemment et qui impliquent des “cyber-interactants” qui ne se connaissent généralement pas. 

Quelles grandes différences y a-t-il entre les pratiques de politesse française et japonaise ?

Dans le corpus analysé, on constate certaines différences selon la tranche d’âge et le niveau relationnel entretenu entre les cyber-correspondants (amical, professionnel, entre membres de la famille, etc.). Pour ce qui concerne la jeune génération qui n’est pas encore entrée dans la vie active, on observe des pratiques quasi identiques. En revanche, chez les personnes plus âgées, leur connaissance des contraintes professionnelles et des pratiques du format lettre engendre l’emploi de formules de politesse spécifiques des cultures française d’une part et japonaise d’autre part.

Selon vous, comment les règles de politesse reflètent-elles la culture de ces deux pays ? 

Les règles de politesse s’inscrivent dans les pratiques culturelles au quotidien. Quelle que soit la culture concernée, elles sont loin d’en être les seuls marqueurs. Par ailleurs, le système de politesse concerne au premier chef la façon dont la culture conçoit et contraint les rapports interpersonnels : qui s’adresse à qui et comment ? Cela suppose de réfléchir aux facteurs pertinents selon les cultures (caractéristique des individus : âge, statut social, nature de la relation interpersonnelle ; caractéristiques de la situation de communication : lieu, enjeux de l’échange…).

Sur le même sujet, nous avons récemment publié un article sur le Honne et le Tatemae, est-ce que ce concept se retrouve aussi dans les mails ? De quelle façon ?

Dans le cadrage de ma recherche, je distingue deux formes de politesse qui intègrent les notions de honne et de tatemae : la politesse relevant de la volonté personnelle et celle relevant de la civilité. Selon le contexte relationnel, l’une ou l’autre devra être convoquée par le cyber-scripteur. Cette distinction dicte l’emploi, en japonais, de « sugoi » plutôt que « sugoi desu », et en français, de « salut » plutôt que « bonjour Madame ».

Cultures, Discours langues, aux éditions Lambert Lucas, autre contribution de l’auteure à l’étude des discours en situation interculturelle

Il y a beaucoup de nuances de politesse dans la langue japonaise. Trouvera-t-on cette nuance en français si on traduit un courriel du japonais au français ?

On a moins conscience de la richesse du système de politesse en français parce qu’on voit moins ce qui nous est familier ; par ailleurs, les règles qui régissent la politesse en français sont souvent implicites et plus « floues », négociables ; elles n’en sont pas moins présentes, complexes et contraignantes.

Le choix du lexique (veuillez ou daignez ?), des pronoms d’adresse (tu ou vous ?), des appellatifs (Madame + nom propre ; Docteur X ; etc.), les formules indirectes (Ne pourriez-vous pas… », « Ne voudriez-vous pas… »), le conditionnel de politesse (« je voudrais… »), etc. sont autant d’exemples qui rendent compte des nuances que comporte la langue française pour exprimer la politesse. En outre, les formules de prise de congé préconisées dans la correspondance épistolaire témoignent du foisonnement de tournures qui est à la disposition du scripteur. La mise en correspondance terme à terme des tournures du japonais en français est difficilement envisageable, mais l’abondance de moyens que renferme la langue française rend possible la prise en compte de la gradation des niveaux de politesse, au même titre qu’en japonais.

Vous dédiez votre livre à la politesse en ligne, pensez-vous que la langue par courriel deviendra une forme de langue à part entière ? Une langue propre à l’espace virtuel qu’on ne pourra pas parler oralement. 

Je m’attache à décrire des comportements qui, sans nul doute, vont encore connaître des modifications. Il ne s’agit donc pas de faire des prophéties sur l’emploi de la langue, mais d’observer la façon dont les personnes échangent en ligne. De manière plus générale, je reformulerais vos propos en insistant sur quelque chose qui structure depuis très longtemps les échanges interpersonnels : la différence indépassable entre la communication écrite et la communication orale. Bien avant le développement des nouvelles technologies, la langue « propre à l’écrit » n’a jamais été celle que l’on parle. La communication électronique s’inscrit dans le cadre de cette différence et relève de la communication par écrit. 

Dans un monde connecté qui évolue sans cesse, serait-il possible d’avoir un seul format universel de courrier électronique ? 

Un seul et même format peut-être pas, à moins qu’une seule et unique langue soit utilisée par tous, mais un lissage de certains comportements est tout à fait plausible.  

Pour finir et sans tout dévoiler de votre livre : quand on est français et que l’on veut écrire à un Japonais, quel est la première erreur à éviter ou la première règle à respecter ?

Mon ouvrage n’est pas prescriptif. Il rend compte de manières de faire actuellement à l’œuvre dans les e-mails. Ces comportements ne sont pas figés dans la mesure où ils dépendent étroitement du profil des cyber-scripteurs et du rapport interpersonnel que ceux-ci entretiennent avec leur correspondant. En d’autres termes, les messages sont rédigés différemment selon la tranche d’âge des cyber-correspondants, mais aussi, selon leur niveau de relation. Entre proches (amis ou membres de la famille) ou dans le cadre de relations horizontales, les formules privilégiées ne sont pas les mêmes qu’en situation hiérarchique (collègues de travail, professeur/étudiants, etc.).

Ce sont ces aspects qu’il convient de respecter si l’on veut éviter de commettre des impairs. 

C’est bien noté !

Retrouvez toutes les informations sur l’ouvrage sur le site des éditions Presses Sorbonne Nouvelle. Et, qui sait, peut-être que vous aussi, vous avez déjà commis des impairs dans des mails avec des interlocuteurs japonais ? N’hésitez pas à partager et raconter vos expériences en commentaires !

 

Photo de Une par Creativeart

 

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