Interview : L’incroyable histoire de Pierre-Marie Grille-Liou et Jean-Christophe Deveney avec Haruki Murakami
C’est l’histoire de deux lyonnais, un dessinateur et un scénariste, fans de BD et de mangas. Un jour, il y a plusieurs années déjà, leur rencontre dans une librairie locale. Très vite, l’envie de créer ensemble, l’idée d’adapter des nouvelles de Haruki Murakami. S’ensuit une longue aventure, semée d’embuches et d’heureuses surprises.
Je les ai rencontrés il y a déjà plusieurs mois, je trouvais leur histoire incroyable. J’ai suivi la recherche d’un éditeur, les dernières planches, l’attente, jusqu’à la sortie le mois dernier en France de leur recueil de nouvelles “Le septième homme et autres récits » aux Éditions Delcourt.
Sophie Lavaur : Pierre-Marie, Jean-Christophe, parlez-moi de votre rencontre.
PMGL : C’était il y a plus de dix ans déjà, lors d’une soirée dédicaces organisée par la librairie Expérience à Lyon, c’est la première librairie spécialisée BD de France, voire d’Europe.
JCD : Ils faisaient régulièrement des nocturnes, l’occasion pour les jeunes auteurs, les apprentis dessinateurs, les lecteurs de se retrouver, il y a à boire et à manger, c’est très convivial. J’étais un fidèle car étant scénariste, je suis toujours à la recherche de dessinateurs pour des collaborations. J’aimais bien le style de Pierre-Marie, j’ai eu envie de travailler avec lui.
PMGL : Je connaissais Jean-Christophe via un ami commun, il était une force vive dans le milieu de la BD à Lyon, ça a collé entre nous. Notre idée première était de créer une histoire courte, et de la publier dans la revue du Projet Bermuda* éditée par la librairie Expérience.
*Une revue collective de 300 pages, publiée annuellement, un recueil d’histoires dessinées plus ou moins courtes permettant aux auteurs de la région lyonnaise de présenter leur travail, et ce, sans autre contrainte que la qualité.
Et, pourquoi Haruki Murakami ?
JCD : Une envie partagée, c’est toujours un bon début. Après, on s’est rencontré autour d’une bière et nous avons discuté de ce qui nous plaisait, les genres, les univers, les histoires qu’on pouvait imaginer ensemble. Un jour, nous avons parlé de Haruki Murakami. Je l’avais découvert des années plut tôt, un vrai coup de cœur. Il y a quelque chose de fantastique dans ses écrits, surtout ses nouvelles.
PMGL : Je ne sais plus comment nous nous sommes mis à parler de lui, j’avais juste lu Après le tremblement de terre et Kafka sur le rivage, et j’aimais bien moi aussi son univers fantastique.
JCD : Voilà, on s’était trouvé un point commun. Nous avons eu envie de faire quelque chose dans cet esprit, et pourquoi pas d’adapter une de ses nouvelles. L’époque était aux adaptations, beaucoup d’éditeurs se lançaient sur ce créneau, nous avons suivi le mouvement. L’histoire de Crapaudin sauve Tokyo a eu notre préférence, nous étions emballés. C’était en 2009.
L’idée était là, et après comment cela s’est passé ?
JCD : De façon classique. Je me suis occupé du scénario. J’ai lu, relu, décortiqué la nouvelle, fait son résumé, un travail assez scolaire. Après j’ai essayé de voir les images fortes qui venaient à la lecture, pour générer un maximum de visuels.
Le découpage du scénario est venu ensuite, page par page : à chaque fois, il faut indiquer le nombre de cases, ce qu’il y a dans chaque case, le type de plan, les textes, ce qu’on doit voir. C’est un premier jet où l’entièreté de l’histoire est traitée.
Je suis arrivé à 26 pages, c’était beaucoup pour une nouvelle, heureusement, nous avions carte blanche.
PMGL : Après, JC m’a envoyé le scénario. A mon tour de le lire pour lui faire un retour. Puis on a échangé pour peaufiner, trouver ensemble des idées. Une fois alignés, j’ai dessiné le story-board et finalisé les premières pages.
En parallèle, JC a fait les démarches pour obtenir les droits d’adaptation. Il a contacté l’agent de Haruki Murakami en France… Sa réponse n’a pas tardé : « Monsieur Murakami ne souhaite pas voir son œuvre adaptée en bande dessinée ». Ça nous a coupé les pattes. Fin de l’histoire. Heureusement, nous avons rebondi sur un nouveau projet en recyclant nos idées, toujours dans ce même style. Finalement il n’a pas vu le jour, mais cela aurait pu.
JCD : BD, film d’animation, d’autres portes s’étaient ouvertes, pour se refermer ensuite. C’était en 2011, nous avions fait le tour du sujet, nous avons décidé d’arrêter. Nous avons continué à nous voir, mais côté boulot chacun a repris ses propres projets.
Pourtant, l’histoire n’était pas terminée…
PMGL : Quelques années après, il s’est passé deux choses qui n’avaient rien à voir, mais il fallait ces deux éléments pour que l’histoire reprenne.
De mon côté, j’ai découvert une nouvelle méthode de mise en couleur, plus rapide et avec un rendu très sympa. J’ai eu envie de la tester sur une histoire plus longue. J’avais le scénario de Crapaudin sauve Tokyo sous la main. Comme je l’adorais, je l’ai repris et j’ai terminé le travail en moins d’un mois. Cela me tenait tellement à coeur que j’ai fait la version en japonais dans la foulée.
J’ai sollicité une amie japonaise pour m’aider dans la traduction, en repartant de la version originale. En japonais, on ne peut pas couper les mots comme en français, c’est plus subtil. En plus, je ne parlais pas la langue. Coup de chance, car à ce moment-là, Misato, une amie à elle, était en France. Elle est linguiste, elle m’a aidé pour la traduction. Et elle a eu l’excellente idée de rajouter des onomatopées pour sonoriser l’histoire, comme cela se fait dans les mangas au Japon.
Voilà, l’adaptation était terminée, et en deux langues. Nous n’avions pas le droit de publier, mais je tenais tellement à ce que le livre existe que j’ai fait faire quelques impressions, d’un côté la version en japonais, de l’autre celle en français.
JCD : Ce qu’il faut savoir, c’est que je n’étais pas au courant de ce travail, PM ne m’avait rien dit. Moi, je préparais une exposition, et dans ce cadre, j’avais rencontré un spécialiste des mangas de l’université Lyon 3. Au cours de notre discussion, je lui avais parlé du projet et de fil en aiguille, il m’avait proposé de me mettre en relation avec le Bureau des Copyrights français de Tokyo.
A ce même moment, PM m’offrait l’adaptation finalisée de Crapaudin. C’était inespéré, après tant d’années, le bouquin était imprimé et nous avions un contact à Tokyo.
Il n’y avait plus rien à perdre, alors j’ai contacté le Bureau des Copyrights, qui faute de pouvoir nous aider, m’a donné les coordonnées du Murakami Office au Japon. Voilà comment nous nous sommes retrouvés à envoyer notre travail à Haruki Murakami lui-même, avec l’espoir inconscient qu’il se passe quelque chose.
Et alors ?
JCD : La réponse a été rapide : « Merci, Monsieur Murakami aime beaucoup votre adaptation ». C’était magique ! J’ai vite demandé l’autorisation d’adapter d’autres nouvelles, ce que nous avons obtenu facilement. Voilà, nous avions un « golden ticket » pour retourner voir les éditeurs en France. C’était le début de l’été 2014.
Fin août, nouveau message du Murakami Office, nous demandant l’autorisation de publier notre BD dans la revue littéraire japonaise Monkey éditée par un ami de l’écrivain.
Le coup précédent, nous étions en apesanteur, mais là nous nous sommes retrouvés à voler dans les airs. C’était surréaliste et en même temps, très beau.
PMGL : Je m’en rappelle encore. Je marchais quai de Saône à Lyon, j’étais sur un nuage, je ne touchais plus terre, cela a duré une semaine.
JCD : En plus, comme ils avaient en tête que nous souhaitions adapter neuf histoires, ils nous ont proposé de publier une deuxième nouvelle.
PMGL : Nous pensions déjà à La seconde attaque de boulangerie. Nous nous sommes remis au travail, même procédé, d’abord la version en français, et puis la version en japonais, avec l’aide de Misato. J’ai beau être passionné par le Japon, je n’y suis jamais allé, il y a des choses que je ne sais pas, donc avoir Misato à mes côtés était précieux. Bref, nous avons finalisé cette deuxième histoire en quelques mois.
Et un jour, en plein festival Quai des Bulles à Saint Malo, entre les galettes saucisses et les mouettes, j’ai reçu un nouveau message. « Nous aimons beaucoup cette adaptation, mais nous n’allons pas la publier dans Monkey. A la place, nous vous proposons d’éditer une série de neuf livres. » Là, cela tenait du miracle !
JCD : Le projet avec l’éditeur français n’avait pas marché pour plein de raisons. Et en même temps, il y avait cette proposition. C’était un challenge pour nous, le rythme de publication était soutenu, trois tomes par an. Nous avons dit oui un peu inconsciemment. Bref, le premier volume de la série HM9S (Haruki Murakami 9 Stories) est sorti en 2016.
Cela vous a pris combien de temps pour faire l’adaptation d’une nouvelle ?
JCD : Nous étions sur un rythme de deux par an. De mon côté, c’était un travail d’environ deux mois, entre les lectures, relectures, l’écriture du scénario, les allers retours avec PM. Je vous rassure, je menais d’autres projets en parallèle.
PMGL : Il me fallait bien quatre mois pour dessiner, mettre en couleur, travailler la sonorisation avec Misato et finaliser une version. Je crois que j’ai pris le rythme des mangakas.
Haruki Murakami, il est comment ?
JCD : Il est très généreux, d’ailleurs il nous a proposé de publier nos adaptations au Japon (rire).
PMGL : Nous n’avons jamais eu de contact direct avec lui, son secrétariat fait toujours office d’intermédiaire. Nous avons des paroles rapportées, toujours positives, car chaque étape est soumise à sa validation.
Justement, comment avez-vous travaillé avec lui ?
PMGL : En totale liberté, cela aussi a été formidable. Il a validé le choix des nouvelles au tout début. Après, comme nous travaillons d’abord en français et comme il ne s’y connaît pas en BD, il validait juste l’adaptation une fois finalisée. Il pouvait dire oui ou non. Pour nous, c’est à chaque fois un vrai pari après tant de mois de travail.
JCD : Nous avons eu de la chance, il a dit oui à chaque fois, très facilement même. Il a juste refusé un projet d’adaptation d’une micro-nouvelle. Nous avions eu l’idée de l’adapter en yonkoma manga, une histoire en quatre cases sur une même ligne. Il a refusé, sans nous donner d’explication.
Qu’avez-vous appris de cette aventure ?
PMGL : J’ai découvert comment repousser mes limites. C’était un travail intense, surtout pour les dernières histoires. Si on m’avait demandé il y a dix ans de travailler autant, j’aurais refusé. Et là, pour le dernier volume, je me suis dis 96 pages en trois mois, c’est jouable.
Côté dessin, j’essaie de changer de style graphique, et malgré tous mes efforts, je dessine toujours de la même manière. Je ne peux pas être un autre dessinateur que celui que je suis, c’est une autre leçon.
Je travaille avec le cœur et l’envie de faire de beaux ouvrages. C’était gratifiant cette liberté totale. Nous avons pu mettre notre patte et notre âme dans ces adaptations. J’espère que les lecteurs vont retrouver du Murakami avec un petit plus qui vient de nous.
JCD : Pour le côté moral et chemin de vie, je pense que c’est important de savoir s’entêter, si on ne demande pas, on ne sait pas. Il faut aussi savoir se dire que c’est terminé, pour que cela commence.
Professionnellement, j’ai énormément appris. Sur le travail d’adaptation, sur comment Murakami raconte ses histoires, écrit, savoir ne pas tout dire, laisser des blancs. Je pensais qu’il avait une imagination débordante et je me suis rendu compte que comme tous les auteurs, il a des marottes d’écriture. Beaucoup de choses reviennent, des types de scènes, de situations, de personnages.
Moi, je me sens toujours obligé de toujours proposer un truc nouveau, et finalement, c’est bien aussi d’assumer ses sujets récurrents. J’ai gagné en confiance ; sur les premiers textes, j’étais malade d’enlever des passages, de ne pas être fidèle à l’auteur. J’ai appris comment écrire différemment, je ne réfléchis plus pareil quand je commence un scénario.
Où en est le projet aujourd’hui ?
JCD : Le dernier volume, Thaïland, est sorti mi-septembre au Japon. Cela clôt la série, c’est à la fois triste et stimulant. Nous avons eu droit à un magnifique coffret collector, qui a été envoyé aux souscripteurs du projet initial.
Et autre bonne nouvelle, le projet arrive à son terme aussi en France, avec la parution chez Delcourt il y a trois semaines du recueil des neuf histoires, ce qui était notre rêve de départ. Il y aura donc 420 pages de BD en un seul volume.
PMGL : Ces derniers mois ont été intenses. J’ai dessiné Thaïland, tout en faisant un gros travail pour repasser les neufs histoires en français, adapter le sens de lecture, les tailles des bulles et remettre à l’endroit certains dessins comme les horloges et autres menus détails…. Et nous avons décidé de garder les onomatopées en japonais, comme cela se fait dans les mangas.
Et pour terminer, avez-vous d’autres projets avec Haruki Murakami, ou avec le Japon ?
PMGL : Pour l’instant, nous allons assurer quelques dates en librairie, pour présenter notre travail à nos lecteurs et faire des dédicaces.
J’ai un autre projet en tête mais rien à voir avec le pays du soleil levant. Le scénario est écrit, j’ai déjà dessiné quelques planches, bref, il me reste à le reprendre.
JCD : Dans l’immédiat, non, même si je le lis de plus en plus, notamment ses romans. Je reste époustouflé par la manière qu’il a de développer des motifs, des aléas. Adapter un de ses romans reste impossible. J’essaie d’imaginer quand même ce qu’on pourrait proposer autour de son travail.
L’autre projet serait d’arriver à aller au Japon, c’est un voyage que nous reportons depuis deux ans, la période n’est pas toujours idéale mais nous gardons espoir. L’idée est de rencontrer notre éditeur et nos lecteurs japonais, et qui sait peut-être monsieur Murakami lui-même.
Merci, et encore bravo à vous deux. Surtout quand on sait que vous n’êtes jamais allés au Japon et que vous ne parlez pas la langue. Chapeau les gars !
Découvrez « Haruki Murakami, Le septième homme et autres récits » aux Éditions Delcourt.
Et pour celles et ceux qui lisent le japonais : HM9S (Murakami 9 stories) : Crapaudin sauve Tokyo – La seconde attaque de boulangerie – Shéhérazade – Birthday Girl – Samsa in Love – Où le trouverais-je ? – Le septième homme – Sommeil – Thaïland. Ces nouvelles ont été publiées en français dans les recueils suivants : “Après le tremblement de terre,” “L’éléphant s’évapore”, “Saules aveugles, femme endormie”, “Des hommes sans femmes”.
Jean-Christophe Deveney
Lyonnais d’adoption, Jean-Christophe se passionne très jeune pour la bande dessinée et les mangas. Après des études littéraires, il se lance dans l’écriture de scénarios de bandes dessinées. Depuis vingt ans, il collabore avec plusieurs dessinateurs, dessinatrices et collectifs d’artistes, en tant que scénariste mais aussi commissaire d’exposition, ce qui lui vaut une bonne reconnaissance dans le milieu.
Parmi ses titres phares, on trouve Johnny Jungle avec Anne-Claire et Jérôme Jouvray, Géante avec Nuria Tamarit et Les Naufragés de la Méduse avec Jean Sébastien Bordas.
Pierre-Marie Grille-Liou (PMGL)
Pierre-Marie aime la culture pop, la bande dessinée et la musique. Enfant, il découvre les mangas grâce au club Dorothée. Il dessine depuis le primaire et rêve adolescent de « faire des bandes dessinées au Japon ». Viré du conservatoire de musique, il intègre une école d’art où il en sort diplômé en 2002. Depuis, il multiplie les collaborations en France et au-delà de nos frontières, tout en enseignant l’anatomie artistique.
A son actif Jojo le moniteur de ski avec B-gnet et plusieurs collaborations pour Bermuda et le fanzine Chasseurs de rêves.
Misato Morita
Misato habite à Osaka. Linguiste, elle enseigne le français à l’Université des Etudes Etrangères de Kyoto. Elle aime les mangas et les animes depuis l’enfance, mais leur préfère la bande dessinée « à cause des couleurs ». Avant sa rencontre avec Pierre-Marie, elle n’avait jamais lu les livres de de Haruki Murakami, elle s’est rattrapée depuis. Son travail sur la sonorisation des HM9S est une première qu’elle compte bien renouveler.
Bravo ! Je me suis régalée à lire cette œuvre. Et découvrir les dessous de la création menthousiaste encore plus. Les onomatopées apportent une dimension incroyable.
merci d’avoir pris le temps de nous faire un retour, et merci pour eux