Soft Power – épisode 3 : Les keiretsu, conglomérats japonais

L’organisation hiérarchique et la structure des entreprises japonaises est un sujet rare qui influe pourtant énormément sur la consommation des produits culturels japonais en France et dans le reste du monde. Ce sont ces entreprises, et ces systèmes d’organisation et de marchandisation, qui décident en grande partie ce qui arrive en France et la façon dont les produits seront commercialisés. Il y a deux sujets à traité ici : la dynamique de rassemblement des grandes entreprises japonaises en conglomérat (les keiretsu) et le recours à des intermédiaires états-uniens ou européens pour l’accès à leurs marchés respectifs. 

Les keiretsu : nécessité de l’économie japonaise ou réponse au marché international ?

Macarthur & hirohito

Le Général Douglas MacArthur rencontre l’Emperor Hirohito à l’ambassade états-unienne de Tokyo, le 27 September 1945. (Wikimedia Commons)

Keiretsu, quésaco ? Ce terme japonais désigne un groupe d’entreprises, parfois de domaines variés, alliant leurs objectifs et leurs stratégies dans un intérêt commun. Cette association rend les entreprises participantes plus robustes, plus résistantes aux aléas économiques et accroît surtout leur force de frappe financière. Avant la Seconde Guerre mondiale, ces conglomérats étaient appelés zaibatsu, des groupes monopolistiques verticaux contrôlés par de grandes familles. Ces conglomérats familiaux, les quatre principaux étant Mitsui, Mitsubishi, Sumitomo et Yasuda, étaient soutenus par les gouvernements de l’ère meiji via d’importants contrats publics ou de larges subventions.

Les zaibatsu furent cependant démantelés par les États-Unis pendant la période d’occupation d’après-guerre, car leur rôle dans la relation militaro-industrielle du Japon impérial fut décidé incompatible avec les exigences états-uniennes de démilitarisation et de responsabilisation des acteurs économiques. En somme, ces conglomérats avaient bien trop participé à la guerre, et dans le camp vaincu. Mais peu de temps après, les autorités états-uniennes réalisèrent qu’elles avaient besoin d’un Japon économiquement fort pour que celui-ci soit influents à l’Est. Par conséquent, ils ont décidé d’arrêter le processus de dissolution des zaibatsu. Certains d’entre eux furent alors rétablis. Cependant, l’influence des familles sous zaibatsu a disparu ; les nouvelles sociétés qui ont émergé ne dépendent plus des sociétés holding et sont devenus des entités indépendantes, les keiretsu.

Les keiretsu ont encore beaucoup de points communs avec les anciens zaibatsu, et portent une partie importante de l’économie japonaise. Les relations entre entreprises, pensées sur le très long terme, s’organisent le plus souvent autour d’une banque qui servira de centre financier. À ces banques s’ajoutent alors plusieurs entreprises dominantes dans différents secteurs ; elles rassemblent des fabricants, des partenaires de chaîne d’approvisionnement, des entreprises de communication et des distributeurs. Les sociétés d’un groupe keiretsu possèdent de petites quantités d’actions des autres membres, le financement et l’actionnariat croisé isolent les sociétés membres de la volatilité des marchés boursiers et des tentatives de rachat par des entreprises ne faisant pas partie du conglomérat.

 

Il existe deux types de keiretsu ; horizontales et verticales. Les keiretsu horizontales se composent de grandes entreprises indépendantes appartenant à différents secteurs industriels, souvent sans acteurs dominant pour diriger la prise de décision. En général, une banque et une société commerciale donnent les grands axes de gestion du conglomérat, également composé d’une compagnie d’assurance et d’un grand fabricant. Le financier, la société commerciale, la compagnie d’assurance et le grand fabricant sont le pivot du groupe et donnent une identité au conglomérat. Mitsubishi est un bon exemple de keiretsu horizontal possédant les caractéristiques cités ci-dessus.

Toyota keiretsu

Organigramme du keiretsu Toyota. (Wikimedia Commons)

Les keiretsu verticaux sont dirigés par une grande entité qui définit l’ensemble du groupement par ses produits, son influence et la dépendance des autres membres vis-à-vis d’elle. Elles se caractérisent par une structure pyramidale dans laquelle interviennent plusieurs niveaux de fournisseurs. Les fournisseurs de premier rang sont des entreprises qui fournissent des articles directement à l’entreprise centrale. Les fournisseurs de deuxième niveau sont les fournisseurs de produits des entreprises de premier niveau et les niveaux descendent ensuite de la même façon. Une conséquence amusante de cette organisation est qu’il est tout à fait possible que l’entreprise dirigeante ne soit pas consciente qu’il existe d’autres entreprises plus petites dans la hiérarchie du keiretsu, et il est également probable que certaines entreprises de niveau inférieur ne soient pas conscientes qu’elles se trouvent dans le même conglomérat que l’entreprise principale.

L’organisation en keiretsu comporte des avantages et des inconvénients. Une alliance fondée sur des relations commerciales étroites à long terme garantit une chaîne d’approvisionnement stable et efficace pour assurer la continuité des activités et protéger la technologie des propriétaires. Cette efficacité a donné naissance au système de gestion des stocks optimisé qui a prouvé sa performance. Parmi les inconvénients, ce système favorise les emprunts trop importants et les stratégies risquées liés à un capital facilement disponible. Ces conglomérats sont particulièrement sensibles à l’inertie, il est possible qu’ils ne soient pas en mesure de réagir rapidement aux changements du marché. Enfin certains acteurs économiques craignent les dérivent monopolistiques qu’un tel système peut impliquer. Cela étant, le système économique occidental tends lui aussi à polariser l’offre et favoriser les entreprises tentaculaires.

Les keiretsu sont aussi nés de la volonté d’ouvrir l’économie japonaise à l’international tout en limitant au maximum les entrées de capitaux et de marchandises étrangers, comme le décrivait l’économiste Denise Flouzat : « […] c’est ainsi que les keiretsu empêchaient les prises de participations par des étrangers dans des entreprises japonaises et que les importations de biens pouvaient subir des freinages d’ordre culturel ». Cette forme d’organisation est évidemment sensible quand ces même keiretsu se retrouvent à gérer des filiales hors du Japon, instaurant de fait une hiérarchie dans le sens de déplacement des marchandises et donc des décisions. Ce système est d’ailleurs cohérent avec la stratégie de média mix japonaise : diverses entreprises spécialisées gèrent les divers médiums dans lesquelles vivent les marques, créant d’immenses licences trans-média.

Keiretsu et marché international

Siège Sony

Complexe du siège social de Sony à Sony City à Tokyo. (Wikimedia Commons)

Ce « modèle japonais », perçu comme tel par les collaborateurs occidentaux, l’est de façon plus ou moins méliorative. L’intérêt de faire appel à des savoir-faire différents et optimaux est souligné, mais c’est le manque de cohérence et de stratégie générale qui est alors critiqué. Il est ici question d’un « modèle entrepreneurial japonais » et de son inévitable comparaison avec celui le « modèle états-unien » conquérant, une comparaison qui n’est pas souvent à l’avantage du modèle japonais, jugé incapable d’innover.

Cette représentation critique de l’incapacité du système japonais à favoriser l’innovation obtient un écho dans les écrits japonais eux-mêmes. L’anthropologue japonais Hisayasu Nakagawa dressait également ce constat : « […] il ne sera guère apprécié qu’un individu s’affirme indépendant de la totalité, laquelle montrera parfois de l’animosité pour celui qui se distingue. […] (à propos des prix Nobel japonais) ces chercheurs ne pourraient développer leurs talents dans la société japonaise, dont l’égalitarisme uniformisateur exclut toute forme d’originalité ». Cette constatation traduit ici une cohérence entre le récit que fait le Japon de lui-même et les éléments culturalistes qui servent à définir le collaborateur japonais en Europe. Il n’est cependant pas certain que ces propos soient représentatifs du Japon, il s’agit ici peut-être d’une dérive associant préjugés occidentaux et discours auto-orientalistes japonais.

Que ce passe-t-il quand ces conglomérats se projettent à l’international ? Parmi les nombreux cas complexes de collaborations internationales, une a particulièrement fait l’actualité dans notre hexagone. Sony a récemment racheté le géant états-unien Crunchyroll, polarisant de fait l’offre d’anime en occident ; Sony étant déjà propriétaire de Funimation (dont Wakanim fait partie). Cette acquisition met fin à une période d’exploitation par l’occident de produits culturels japonais, une relation que le Japon à découverte inégale tardivement. De nombreuses entreprises en Europe et aux États-Unis ont exploité les marques japonaises pendant plusieurs dizaines d’années, parfois sans même que le Japon en soit informé. À l’origine, ces séries animées étaient rentabilisées au Japon, une exploitation en Europe ou aux États-Unis était au mieux considéré comme un bonus, le plus souvent comme trop couteux et peu rentable. Le Japon était également largement convaincu que ces produits culturels conçus pour le marché nippon n’intéresseraient nullement les marchés occidentaux.

Siège Nintendo of America

Signe du siège sociale de Nintendo of America, la société sœur de Nintendo au États-Unis. (Wikimedia Commons)

Pour des entreprises comme Nintendo ou Sony, la création d’une filiale ou d’une société sœur aux États-Unis fut un passage considéré inévitable pour exporter les productions culturelles nippones. Il s’agissait de réduire la distance culturelle supposée entre l’occident et le Japon et d’optimiser la localisation. Aujourd’hui certains acteurs du milieu de l’animation affirment que le système japonais est d’une stabilité rassurante. Un accord commercial, souvent sous la forme d’un contrat visant l’exploitation à l’étranger d’une marque japonaise, est très rarement retiré ou renégocié. La difficulté étant d’obtenir cet accord en démontrant sa capacité à atteindre les objectifs fixés, puis en gérant des marques de plus en plus importantes. D’autres craignent un excès inverse ; un zèle japonais dans le contrôle de ses licences.

La construction d’une relation de confiance avec le Japon ne semble cependant pas être une norme, comme en témoignent certains employés de filiales japonaises de produits culturels en Europe. Les sociétés européennes profitent de cette relation de partenaire, semble-t-il, davantage que les filiales de sociétés japonaises en Europe. Le système de keiretsu est notamment critiqué pour l’immobilisme qu’implique la présence de plusieurs entreprises distinctes dans le conglomérat. Il semble que le Japon ne fasse pas preuve de beaucoup de flexibilité quant à la gestion de personnel étranger, dans les filiales ou les sociétés sœurs en Occident.

Il semble que la liberté offerte dépende de l’ampleur de la marque sujette à cette distribution. Le fait que la société mère japonaise reprenne le contrôle total quand il s’agit d’une marques majeures est fréquent. Dans les filiales européennes, c’est probablement une des raisons de la présence quotidienne d’une hiérarchie japonaise sur place, qui vient s’ajouter aux communications régulières avec la société mère au Japon. Le fait qu’une communication avec ces deux hiérarchies japonaises coexiste pose la question de la nécessité de combiner les deux. Par exemple, la présence d’un canal entre les collaborateurs japonais en Europe et au Japon exclut les collaborateurs européens de cette partie de la communication interne. Le personnel japonais est là pour s’assurer que la « façon de faire japonaise » soit respectée, la seule qui donne les résultats souhaités sur le long terme.

 

Ceux qui ont qualifié le passage par des filiales états-uniennes comme une américanisation du Japon ont probablement été un peu hâtifs. L’économie japonaise partage énormément de règles avec les marchés internationaux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais il est évident qu’elle garde un certain nombre de particularités.

Bien différent d’une américanisation, le système japonais fait aujourd’hui preuve d’une grande capacité de contrôle, voir d’une forte capacité d’émancipation. Le Japon, et les entreprises japonaises, semblent valoriser la durée ainsi que la stabilité des objectifs et des relations. Les critiques états-uniennes et européennes sur la rigidité du modèle japonais peuvent alors résonner comme le mécontentement d’un système occidental dominant… qui échoue à s’imposer.

 

Sources :

Bouvard, Julien & Patin, Cléa. « Japon pluriel 12. Autour de l’image : arts graphiques et culture visuelle au Japon », Editions Picquier, 2018.

Flouzat, Denise. « Japon, éternelle renaissance », Presses Universitaires de France, 2002.

Nakagawa, Hisayasu. « Introduction à la culture japonaise ». Presse universitaire de France, 2005.

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