Le Japon en guerre 1931-1945 : 79 précieux témoignages à (re)découvrir aux éditions Perrin

Le Japon en guerre 1931-1945 écrit en 1992, sorti en français aux éditions de Fallois en 2015, est de retour en librairie et en format poche depuis le 31 août, grâce aux éditions Perrin. Traduit de l’anglais par Danièle Mazingarbe, ce livre de plus de 700 pages réunit plus de 70 témoignages qui éclairent sur une page sombre de l’histoire moderne du Japon, à savoir la période 1931-1945, de l’Incident de Mukden à la fin de la guerre du Pacifique.

©Éditions Perrin

A la recherche d’acteurs ou témoins japonais pendant la période 1931-1945

Pearl Harbor, Midway, Iwo Jima, Hiroshima et Nagazaki… Des épisodes marquants qui viennent tout de suite en tête lorsque l’on parle de la guerre du Pacifique qui a embrasé l’Asie et qui a fait des millions de victimes. Mais savons-nous vraiment comment la société japonaise a-t-elle vécu et ressenti les événements ? Les auteurs Haruko Taya Cook et Theodore F. Cook ont mené une vaste enquête pour rechercher des témoignages précieux de Japonais aux multiples profils dans l’objectif de « compiler une histoire orale de la guerre du Pacifique d’un point de vue japonais […] avant que les témoins de ces années de guerre ne meurent ».

« Deux ou trois millions de morts japonais au cours de la guerre », « La mort de six millions de Juifs », nous ne devrions pas réduire les morts à des chiffres. C’était autant d’individus. Ils avaient un nom, un visage. […] Mon frère a beau n’être qu’une fraction de plusieurs millions, pour moi, il était le seul Frère Aîné. Il faut dresser la liste des morts un par un. Toutes ces vies précieux gaspillées, la plupart anonymes et complètement oubliées.

Témoignage « Requiem » de Wakana NISHIHARA (page 523)

Les deux auteurs retranscrivent les récits forts de Japonais qui ont vécu de moments particulièrement éprouvants lors de la période 1931-1945, que cela soit au front ou à l’arrière. Un demi-siècle après, retrouver des acteurs et des témoins souhaitant partager ces souvenirs qui risquaient de tomber définitivement dans l’oubli n’était pas une tâche aisée. Août 1989 s’est avéré être le moment propice. En effet, il s’agissait des premières commémorations de la fin de la guerre sans l’Empereur Hirohito, décédé en janvier à l’âge de 87 ans, après 62 années de règne. La fin de l’ère Shôwa (1926-1989) – signifiant littéralement et paradoxalement « Paix éclairée » – marquée par le nationalisme et l’expansionnisme nippons, apparaît comme une opportunité pour des Japonais « de se libérer de ce qu’ils avaient gardé en eux, et sinon de se confesser, du moins de se confier ». Certains y voient, au contraire, une occasion de « tourner définitivement la page de la guerre ». Enfin, les commémorations des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août, ainsi que le 15 août, jour de la capitulation, sont favorables à faire émerger des souvenirs de la guerre.

Portrait officiel de Hirohito, l'empereur Shōwa (1934)
Portrait officiel de Hirohito, l’empereur Shôwa (1934) (Wikimedia Commons)

Je ne déteste pas les Américains. Je n’ai de grief contre personne, à l’exception de quelqu’un. Je ne peux pas dire son nom. Cette personne est encore en vie. Il a une excellente éducation et peut juger par lui-même. Il était en situation d’arrêter la guerre lors des Conférences impériales. Je me moque de ce que disent les gens. C’est lui qui porte toute la responsabilité de la guerre. [L’empereur Hirohito est mort le 7 janvier 1989, quatre mois environ après cette conversation.]

Témoignage « Morts de soldats » de Tamotsu OGAWA (page 432)

Le livre est découpé en 6 parties où les témoignages sont regroupés par thème dans des sous-parties. Chacun est remis dans son contexte historique avec une brève présentation de la personne qui se confie à l’autrice Haruko Taya Cook. En début de chaque partie, les auteurs donnent des explications sur la période 1931-1945 riche en événements pour bien recontextualiser les témoignages à venir, avec des notes bibliographiques de journaux ou de travaux universitaires, notamment.

Crimes de guerre et expérimentations

Des témoignages livrent la réalité et la gravité des crimes réalisées sur la période. Si on ne retrouve pas de photos horribles de massacres, les mots laissent imaginer la sauvagerie et la barbarie auxquelles se sont livrées des soldats impériaux. Le témoin d’un petit village du Japon qui souhaite rester anonyme explique que :« les choses étaient différentes à l’époque. C’était la guerre. Ce n’était pas comme maintenant. J’ai l’impression que la paix dont nous profitons aujourd’hui s’est construite sur ceux qui se sont sacrifiés à l’époque » (page 23). Sur l’album officiel du 35e régiment d’infanterie, les auteurs décrivent les photos dont celle « portant la légende « Photo commémorative de l’opération Éradication des bandits », avec des soldats en tenue de combat partant à la bataille, suivie par une série d’instantanés montrant le sort réservé aux « bandits » […] L’un montrait trois têtes coupées fichées sur une clôture […] ; un autre, un soldat tenant une tête soigneusement tranchée par les cheveux […] ; et un autre encore un Chinois, les bras ligotés, légendée […] Sa vie tient à un fil » (pages 22-23).

Cela fait écho au test des nouveaux officiers de l’armée impériale, raconté via le témoignage de Shôzô TOMINAGA assigné au 232e régiment de la 39e division de Hiroshima. En guise d’épreuve « de courage », les candidats devaient couper avec leur sabre la tête de pauvres prisonniers chinois qui n’avient pas été nourris depuis plusieurs jours. Devenu un militant pacifiste, il raconte comment les nouvelles recrues étaient entraînées pour devenir de « bons soldats » :

Au dernier stade de leur formation, nous leur faisions passer un être humain à la baïonnette. […] On bandait les yeux des prisonniers et on les attachait à des poteaux. Au cri de « Chargez ! » les soldats s’élançaient baïonnette en avant pour transpercer leur cible. […] Bons fils, bons papas, bons frères aînés chez eux, au front, ils devaient s’entre-tuer. Des êtres humains transformés en démons meurtriers. Tout le monde devenait un démon en trois mois. […]

Témoignage « Devenir chef » de Shôzô TOMINAGA (page 66)

Cela permet de montrer le conditionnement et la déshumanisation des Japonais à l’époque et d’expliquer les nombreux crimes de guerre, sur le front chinois notamment. La défaite du Japon ne faisant plus aucun doute, impuissants et frustrés, les Japonais n’ont « qu’une seule envie, se venger » comme l’explique Harumichi NOGI dans l’administration de la marine impériale dans les Indes orientales. Condamné à 30 ans de travaux forcés par les Américains, libéré en 1955 alors qu’il a 37 ans, le criminel de guerre a fait son examen de conscience et reconnaît « qu’ils menaient une sale guerre » et « que les procès pour [leurs] crimes de guerre ont été justes ». Il ajoute aussi que « [s’il était] rentré tout droit chez [lui], blanchi pour ce [qu’il avait] fait, cela aurait été encore plus effrayant pour [lui] » (page 173).

Le complexe de l’Unité 731 (Wikimedia Commons)

Le pire dans l’horreur revient probablement à l’Unité 731 ou « Unité Ishii » d’après le nom de son fondateur et directeur, le général Shirô ISHII. Le complexe en Mandchourie occupée, dédié officiellement « à la prévention des épidémies et la purification de l’eau », cache en réalité de terribles expérimentations humaines et des recherches sur la peste, le typhus et le choléra pour créer des agents bactériologiques. Le témoignage de Yoshio TAMURA est glaçant et il révèle même que des criminels de l’Unité 731 dont le général ISHII s’en sont tirés à bon compte en « monnay[ant] leurs recherches avec l’Amérique. En échange des résultats de leurs expériences, ils ont été absous de tous leurs crimes » (pages 251-252).

Une population civile conditionnée et victime

Dans son premier témoignage « La mise au pas des libéraux », Shigeo HATANAKA explique la censure et l’atteinte à la liberté de la presse dans les années 1930 grâce à l’application de la Loi de Préservation de la Paix de 1925 qui vise à contrôler la gauche radicale composée des socialistes, communistes et anarchistes. Avec la montée du militarisme et du totalitarisme, la seconde guerre sino-japonaise débutée en 1937, les journalistes sont bâillonnés et malgré des petites ruses, en qualifiant notamment les militaires de « boucliers magiques », la Tokkô (« police spéciale » de la pensée) veille et arrête les opposants à la guerre.

L’éducation explique aussi la guerre totale, le jusqu’au-boutisme et l’embrigadement de la jeunesse.

Mes ancêtres étaient des samouraïs au service du seigneur féodal de la région de Yamaguchi. […] Ma grand-mère me disait toujours : « Tu dois te conduire comme la fille d’une famille de guerrier. » […] Mon père était un instituteur féru du militarisme, et je reçus une éducation militariste. Les fondements de cette éducation étaient « un patriotisme basé sur la loyauté à l’Empereur » et le principe « Sacrifie-toi pour servir ». […] On vous répétait : « Travaille pour l’Empereur, même si tu dois renoncer à ta propre vie. »

Témoignage « La fabrication des ballons-bombes » de Tetsuko TANAKA (page 282)
Un ballon-bombes japonais abattu en 1945, puis regonflé par les Américains en Californie (Wikimedia Commons)

Alors âgée de 16 ans, Tetsuko TANAKA raconte comment elle a été recrutée pour fabriquer les ballons-bombes, toutes les souffrances subies et les efforts consentis. Elle n’est pas fière d’avoir participé à la fabrication de ces armes secrètes. En effet, une quarantaine d’années plus tard, elle a appris que les ballons-bombes avaient bien atteint les États-Unis et qu’« ils avaient causé quelques incendies de forêts et fait quelques victimes, dont cinq enfants et une femme tués au cours d’un pique-nique dans l’Oregon en mai 1945 » (page 289). « Beaucoup d’entre nous ne veulent pas regarder en arrière pour comprendre ce que ça signifie » : à la fois victime et criminelle…

La cinquième partie « Cent millions de Japonais vont mourir ensemble » peut être difficile à lire, tant la centaine de pages concentre des drames humains avec les nombreuses victimes des bombardements de Tokyo, de la bataille d’Okinawa et les « suicides collectifs » ainsi que celles de la bombe atomique. Le témoignage de Shigeaki KINJÔ « On appelle ça maintenant « suicide collectif » » fait mal au cœur lorsqu’il dénonce la brutalité de l’armée japonaise envers les Okinawaïens et la triste réalité derrière la « mort honorable » gyokusai qui sont finalement des massacres organisés par les militaires.

Pourquoi cette guerre ? Qui sont les responsables ? Qu’ont traversé les « enfants de l’Empereur » ? Le Japon en guerre 1931-1945 est un ouvrage ambitieux qui, à travers ses nombreux témoignages et contextualisation historique par les auteurs, réussit pleinement sa mission de compiler une histoire orale de la guerre du Pacifique d’un point de vue japonais. Des passages sont difficiles à lire en raison des horreurs décrites mais cela permet de comprendre l’attachement des Japonais au pacifisme et à l’article 9 de leur Constitution.

David Maingot

Responsable Culture à JDJ et passionné de la culture et de l'histoire du Japon, je rédige des articles en lien avec ces thèmes principalement.

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