Rendez-vous à Cherisy Mangas avec Yoann le Scoul, Eruthoth et Hachin [Partie 2]

Suite à l’interview de leur éditeur Nouvelle Hydre puis celles de leurs camarades Yoann le Scoul et Cherriuki, nous terminons ce weekend de découverte avec Hachin et Eruthoth. Le premier a réalisé un thriller d’anticipation et le second un manga de fantasy emprunt de mythologie.

Les deux séries sont finies en 3 tomes mais l’imagination de leurs auteurs leur inspire déjà de nouvelles histoires à raconter ! La preuve ci-dessous… Bonne interview !

Le stand de Hachin lors du Cherisy Mangas © Marie Baptista pour Journal du Japon – Tous droits réservés

Rencontre avec Hachin

Journal du Japon : Bonjour Hachin, merci d’avoir accepté cette interview. Pour commencer, raconte-nous ton premier contact avec les mangas…

Hachin : Ca a été avec Naruto avec 14 ans. Mais avant ça, j’étais plutôt dans le milieu du franco-belge. La première BD que j’avais lu, quand j’avais 10-11 ans, c’était Tintin et Astérix. Quand j’avais découvert les mangas, je me disais “C’est trop bien ! C’est trop dynamique ! Il y a un truc que je ne retrouve pas dans les autres BD”. Du coup je me suis mis à en faire en découvrant d’autres œuvres.

Je pense avoir lu énormément de mangas. J’ai du dévorer quasiment tous les plus gros titres du Shônen Jump. Ca doit être par le biais de Death Note, un mangas plus réflexif que ceux que je lisais jusque là, que je me suis tourné vers des thématiques un peu plus adultes. Petit à petit je suis parti vers Bersek, Vagabond, Psychopass… à partir de 16-17 ans.

Mangaka était ton premier choix de profession ?

Faire de la BD” a toujours été mon rêve je pense. Quand j’étais en 6e, il y avait un intervenant qui nous avait demandé ce que l’on souhaitait faire plus tard dans la vie. Je lui avais partagé mon projet professionnel, car j’en dessinais déjà à ce moment-là sans réfléchir à mon avenir. Je créais des BD juste parce que j’aimais ça. C’est tout. 

Je dessine depuis aussi longtemps que je m’en souvienne. Il n’y a pas d’histoire de ma vie sans dessin. J’ai appris en autodidacte, juste en lisant des mangas et en étudiant leurs codes. C’est même très simple. Quand j’ai voulu faire ma première BD j’en avais ouvert une et j’avais tout analysé. La disposition des cases, le nombre de fois qu’un personnage revenait, les différents plans… ce genre de détails. C’était de l’analyse purement matérielle de ce que je voyais.

As-tu d’autres hobbies en dehors des bandes dessinées ?

Il y avait forcément l’école, les copines et les copains, j’ai fais un petit peu de sport (foot, handball) et de guitare. Un peu de cuisine aussi. Tout ce qui me plaît. Je pense être assez polyvalent. Mais le dessin en lui-même est la chose qui me motive le plus. Tout ce que je fais est presque lié à cette activité quelque part.

Ce qui m’a fait devenir mangaka : le hasard (rire). J’étais en DUT et je postais mes dessins sur les réseaux sociaux. Sur des forums aussi, tel Projet Mangas et MSF (Mangas Sans Frontière), où je partageais quelques planches. Donc on se corrigeait et se critiquait mutuellement. C’est sur Facebook que mon éditeur actuel m’a trouvé et contacté un jour. Il m’a proposé de bosser avec lui dès le premier contact… et voilà.

Pendant mon DUT Génie Civil je voulais au moins tenter une fois de contacter une maison d’édition. Ça aurait été bête de ne pas le faire. Si ça n’avait pas marché, j’aurais été conducteur de travaux ou chef de chantier. Même si je n’ai pas été cherché le diplôme (rire) j’ai eu mon DUT.

Comment s’est déroulé la création de tes 3 tomes de SkilledFast ?

À l’époque c’était la maison d’édition H2T et j’avais terminé ma série en 2 ans. En gros, 6 mois d’écriture puis 6 mois par tome. J’étais assez rapide finalement. C’était le rythme de publication optimal pour pouvoir sortir un peu près deux tomes par an. C’était ça l’idée. En sachant que ça reste un marché et qu’on est “en concurrence” avec les Japonais qui sortent 4 tomes par an. Difficile de ne pas tomber dans l’oubli !

En fait il y a une logique derrière cette logistique que je comprends tout à fait. Après c’est plus ou moins malléable en fonction des auteurs. J’ai réussi à faire mon mangas en 6 mois quand mon collègue a pris 8 mois.

Les 6 premiers mois je savais ce que je voulais raconter, comment le faire, où devait aller mon histoire et où elle allait se terminer…ni forcément ce qui allait se passer dans chaque chapitre. En travaillant sur un chapitre par mois, il m’en a fallu 18 pour tout développer. En sachant que je procède dans l’ordre suivant : les dialogues, les storyboard, les crayonnés puis l’encrage.

Je lis pas mal de romans, je regarde beaucoup de films, ils m’inspirent pour les mises en scène et les dialogues. Pour la structuration de l’histoire aussi, que je découpe généralement en 3 actes très simples. J’évite la logique “un tome équivaut à un acte”. Je commence par construire une histoire et voir comment casser ou subvertir sa structure de l’intérieur. 

Peux-tu nous présenter ton manga et tes intentions lors de son écriture ?

SkilledFast est un manga de science-fiction d’anticipation. En gros ça parle d’intelligence artificielle dans une époque proche de la nôtre ; où les humains peuvent s’échanger entre eux leurs compétences grâce à un implant. Par exemple j’ai des aptitudes en dessin que je peux uploader en ligne et que, toi, tu peux télécharger. Tu te l’installes dans ton implant et au bout de 2-3 semaines d’adaptation – on parle d’apprentissage miroir dans le manga – tu pourrais à ton tour devenir dessinateur. Tu aurais ma technique en terme de dessin. 

Dans cet univers, tous les métiers fonctionnent comme ça. Il existe tous types de compétences : basket, cuisine, communication non-violente… Forcément il y a une personne qui n’est pas du tout d’accord avec ce fonctionnement. Elle refuse cette société où les qualifications sont autant mises en avant. Pour lui c’est trop facile que l’on se contente d’acheter celles-ci et qu’on se laisse aller. Notre antagoniste, Noskill, se revendique “sans compétences”. 

Il s’amuse à kidnapper des gens au hasard pour les enfermer dans une pièce. Son objectif étant de mesurer leur addiction à cette technologie et ses intentions se dévoilent au fil du manga. Ses victimes ne survivent pas et il expose leurs corps aux yeux de tous. C’est là qu’interviennent nos deux personnages principaux : Roman et Eva. Ils vont enquêter sur ce fameux tueur en série exhibant des cadavres un peu partout en ville pour faire passer un message avec. Ce que l’on va découvrir pendant l’évolution de l’enquête et des personnages. 

Dans la mise en scène et l’approche de l’histoire, j’essaie de faire le moins d’exposition possible. Je veux réaliser celle-ci au travers des explications de l’antagoniste. Il les adresse en même temps aux lecteurs et à ses victimes. Par ce biais-là, je trouve des moyens pour ne pas trop alourdir le récit. Je dissémine des éléments au fur et à mesure de l’histoire.

Qu’elles furent les influences, réelles ou fictives, de ton univers ?

Pour moi, les compétences sont tous le temps exigées dans n’importe quel métier d’aujourd’hui. Je m’inspire de la vrai vie et d’autres mangas. Il n’y a pas d’œuvre inspirante spécifique. Je puise mes idées dans ce que je vois. Dans ce qui me semble préoccuper les gens en général. Cela semble hyper important pour les gens d’avoir un diplôme précis pour obtenir la profession souhaitée, alors j’ai poussé ce délire à fond. Faisons en sorte de créer un univers dans lequel seules les Skill Fast comptent. Ce qui n’est pas le cas évidemment mais c’est ce qui est jugé comme le plus important, d’un accord unanime. Je dirais que c’est pareil dans la vrai vie. Si tu n’as pas la qualification attendue sur le CV, on te refuse le poste.

Mon univers a bien sûr des inspirations fictives. Il a des similarités avec le roman Le meilleur des mondes ou les films Matrix et Seven, des séries, des mangas… Je puise mes idées dans pleins de ressources sans me cantonner à un seul type d’œuvres. Toutes m’intéressent.

Un manga qui s’inscrit dans le genre SeinenThriller ?

À la base j’avais un premier univers et le côté enquête a été décidé avec l’éditeur. J’avais proposé initialement 3 histoires différentes dans le même univers. Il y avait l’enquête sur NoSkill et on a choisit de partir dessus. On trouvait cet antagoniste marquant. Pour les 2 autres, il y avait aussi un côté action mais plus porté sur les recherches scientifiques. On était du côté des scientifiques eux-mêmes plutôt que des policiers menant l’enquête. Il n’y avait pas de meurtre et le danger des technologies venait d’une autre manière. De toute façon il y avait pleins d’approches différentes autour de cette même technologie du Skill Fast.

Maintenant j’en ai assez raconté avec cette thématique et ces personnages-là. J’en ai assez raconté avec cet univers et je ne pense pas pouvoir les exploiter différemment dans une autre histoire. J’aimerais bien passer à autre chose dans mes prochains mangas. Je n’ai pas de spécificité de genre, je ne m’enferme pas dans une case.

Extraits de la série d’Hachin © Nouvelle Hydre

Qu’est-ce-qui démarque ton histoire des autres ?

Je crois être le seul en France à faire du manga SF d’anticipation, un peu hard, où la technologie mène l’histoire. Dans Skilled Fast je détaille le fonctionnement de l’outil et sa création. On peut faire le lien avec Chat GPT si on veut, le considérer comme les prémices de cet avenir possible. Le Skill Fast peut être envisageable dans un futur proche. C’est actuellement un projet en gestation dans notre réalité, du nom de Neuralink, par Elon Musk. La force de mon manga est sa pertinence réelle je pense. 

En terme de style graphique, on me dit que je suis entre BD et mangas. Mon style peut rebuter les habitués du style manga classique, aux traits très anguleux. Mes dessins sont aussi très réalistes, ce qui les rapproche plus de la BD. Ca peut être un avantage comme un inconvénient. Mais pour moi ça s’adapte très bien avec l’approche très terre à terre de ma thématique.

Peux-tu nous présenter tes personnages et séquences préférés ?

Mon passage préféré est vers la fin du manga, concernant une discussion sur un plateau télé. Je pense que beaucoup de gens sont passés à côté, ce qui n’est pas grave. Chaque lecteur y voit ce qu’il veut. C’est ce que j’aime bien en conventions : je rencontre des gens qui ne perçoivent pas les mêmes choses que moi. Ils seront émus par des scènes qui ne m’ont pas donné cet effet-là et celles que je met en avant ne seront pas forcément les plus mémorables pour eux.

En tant qu’auteur, je ne cherche pas à pousser le lecteur à pleurer ou à rire à tel passage. Je mets juste en place des éléments, des mises en scènes que le lecteur va interpréter selon son vécu. C’est de là que va naître son émotion. Il décrit son propre rapport à l’œuvre. C’est ça qui m’intéresse quand je discute avec les gens. Quand ils me disent qu’une scène en particulier les a touché, ça en dit beaucoup sur eux-mêmes. Ce n’est pas mon œuvre mais eux qui écrivent l’histoire dans leur tête. 

Mon personnage préféré n’est pas Noskill, même si beaucoup de gens l’apprécient. On peut rire mais il ne faut pas l’aimer ! Il ne faut pas oublier que c’est un psychopathe ! (rires) Mes préférés sont Sam et Roman. Ou le frère de Roman. Il m’est difficile de choisir entre eux. Tous mes personnages sont une partie de ma personnalité, exagérée et complexifiée.

Il est possible de voir des scans et des speedraw sur son instagram © Marie Baptista pour Journal du Japon – Tous droits réservés

Qu’est-ce-que tu apprécies le plus et le moins dans ton travail ?

Les décors, plus généralement l’environnement où se déroule l’histoire, sont super importants. C’est ce qui va définir les déplacements des personnages et donc les obstacles dans l’espace. J’aime bien avoir des objets avec lesquels les personnages peuvent interagir, même si ils ne le font pas forcément. Ce que j’aime le moins dans mon travail : les petits détails à dessiner, telles que les fenêtres. C’est toujours répétitif. Alors que j’adore le storyboard.

Qu’est-ce-qui distingue pour toi les mangas français des japonais ?

Dans la forme ils ne sont pas si différents que ça. Ca reste des cases à juxtaposer les unes après les autres. Avec des lignes, des trames, et d’autres techniques. Après je ne fais pas de différence entre BD, comics et mangas. Pour moi ils sont pareils dans le fond, mais avec leur propre façon de raconter les histoires vu que les auteurs viennent de pays différents. Ils sont de cultures variées et chacun aborde la même thématique à sa manière. C’est par là que l’on se différencie. 

Les qualités propres aux mangas français sont les mêmes que pour celles des mangas japonais. Le mot “auteur” , dans son sens étymologique, définit une personne qui met dans son histoire une partie de sa vie. C’est ce qui le rend singulier. Sinon tu es juste une personne qui travaille en fonction des tendances. Pour moi dans ce cas ce n’est pas vraiment un auteur mais simplement un calculateur. Je ne dénigre pas ces personnes, mais l’auteur doit amener sa trajectoire de vie dans son histoire. Ce que peut exactement faire un auteur français, japonais ou d’une toute autre nationalité. 

Quels seraient tes conseils pour les français souhaitant lire et créer des mangas français ?

Je vous encourage à le faire pour mieux nous connaître. Si ça vous intéresse de faire une introspection et de vous questionner sur votre environnement, ces lectures sont faites pour vous. Les auteurs français racontent vos histoires à vous. Il y a un bout de votre vie dans l’histoire que je vous raconte. Et si tu veux faire du mangas, lance-toi ! Qu’est-ce-que c’est ? Des planches et des cases qui s’enchaînent. Commence par construire un mangas tout seul et dis-toi qu’il n’y a pas de classements dans les œuvres. Tant que ton histoire est personnelle, il ne faut pas avoir peur de le faire.

Rencontre avec Eruthoth

Le stand de Eruthoth lors du Cherisy Mangas © Marie Baptista pour Journal du Japon – Tous droits réservés

Journal du Japon : Bonjour Eruthoth et merci d’avoir accepté cette interview. Pour commencer, quel fut ton premier contact avec les mangas ?

Eruthoth : C’était au collège pour moi. J’avais découvert le 1e tome de One Piece alors que j’étais déjà bien porté sur la BD franco-belge. Quand j’ai lu ce mangas, je m’étais dis « Ça m’apporte quelque chose en plus« . C’est là que je me suis accroché à cette série. C’est ma mère qui m’avait acheté le 1e tome pour un anniversaire et à l’époque on devait être au tome 60. Puis de fil en aiguille j’ai découvert d’autres mangas qui ont chacun contribué à ma passion.

Puis il a eu Claymore, mon coup de cœur au lycée. Aujourd’hui encore c’est de cette oeuvre que je tiens ma passion pour les bestiaires des créatures surnaturelles. Sans se contenter d’un humain avec quelques petites cornes dispersées par-ci par-là, il prenait le parti d’avoir une base n’ayant plus rien à voir avec le rendu final. Tu prends un humain et tu en fais ce que tu veux avec !

A la même époque je me suis lancée dans les animés (tel que Code Geass) et j’alternais les deux formats. C’était 10-15 ans après l’essor des créations japonaises, j’étais un peu de retard comparé à d’autres passionnés connaissant bien plus d’œuvres que moi.

Peux-tu nous présenter ton parcours professionnel ?

Avant Claymore je ne me projetais pas dans la profession de mangaka, pour moi ces lectures restaient des hobbies. J’étais encore sur One Piece, Fairy Tail et d’autres shônen. Dans ces récits ce sont surtout les personnages qui racontent les histoires et non les monstres. Puis j’ai découvert que ces derniers avaient une importance, une valeur, et qu’ils avaient une part d’humanité aussi dans Claymore. C’est à partir de cette lecture que j’ai décidé de faire mon propre univers. Ça m’a vraiment apporté quelque chose.

Au lycée j’avais un peu laissé tomber le dessin. Pour moi ce n’était plus le « moment de plaisanter » car je voulais m’impliquer sérieusement dans les sciences, les écoles d’ingénieur et les trucs de pilotes. Après mon bac scientifique, j’ai intégré une Prépa et ce fut assez compliqué. C’est là où, pour me sauver le mental, j’ai commencé à griffonner dans un carnet. C’est là que ma passion du dessin s’est confirmés.

Je suis donc allé dans une école d’art, j’ai adoré et je me suis dis « Je n’ai aucun problème pour aller dans ce domaine, plus particulièrement dans le manga« . A cette époque-là le manga français démarrait bien. J’ai découvert et adoré Radiant, désormais je veux percer comme lui. A part ça, pendant mes études, j’avais trouvé un boulot dans l’animation. Je n’avais pas de contact et pas beaucoup d’expériences, mais j’avais au moins les bases pour rentrer dans le milieu au cas où.

Eruthoth a réalisé l’affiche de la 5e édition du Cherisy Mangas © Eruthoth

Comment s’est déroulé ta rencontre avec Nouvelle Hydre ?

C’était à la fin de mes études. J’étais à Lyon, dans une école de banlieue, et je devais présenter un projet d’édition. Il devait y avoir une partie illustrée et une autre animée. Pour la première, pour faire d’une pierre deux coups, j’ai choisis des pages de mangas. Je devais en faire un dossier d’édition à envoyer à Pika, à Ankama, tout ça. Je l’avais surtout adressé à de grosses maisons d’éditions car je ne connaissais pas les petites à l’époque.

A ce moment-là chez Pika, c’est H2T [qui deviendra plus tard Nouvelle Hydre] qui s’occupait des créations originales. Il leur avait renvoyé mon dossier et Mahmoud m’a répondu dans la foulée. C’était le seul qui l’a fait, et ça c’est passé en plein COVID en 2020 alors que j’étais enfermé dans mon studio. C’est là que j’ai eu mon premier contact avec mon éditeur et que j’ai commencé à travailler mes 3 tomes.

L’objectif était de les finir en 2 ans. Mais en juin 2022, j’ai appris que H2T rencontrait des problèmes. A ce moment-là je finissais le dernier tome et j’étais payé pour toute la série. Niveau financier je n’avais aucun problème mais je vivais mal l’idée que la série ne verrait jamais le jour. Le problème était qu’après deux ans d’efforts je n’avais aucune récompense tangible à la clef. Le tome un était déjà publié en avril mais le tome deux (qui devait sortir en octobre) n’a jamais vu le jour. Ce qui était d’autant plus frustrant que les deux derniers tomes étaient validés par mes éditeurs et achevés. C’était vraiment la débandade. Je ne savais pas ce qui allait se passer par la suite, ni si j’allais réussir à retrouver un éditeur. Ca m’avait dégouté.

Il y avait des discussions à cette période-là : si Mahmoud et Ludivine voulaient créer un successeur à H2T, est-ce-que les auteurs les suivraient dans cette nouvelle aventure ? Pour ma part je n’ai pas hésité à le faire. C’est avec eux que j’ai commencé ma carrière, autant la continuer. Même si je ne resterais pas avec eux à vie.

Quelles furent tes inspirations artistiques pour Enfants des abysses ?

J’aime beaucoup la nature et je m’inspire d’autres auteurs. Pour s’améliorer, il faut puiser ses idées tout ce qui nous entoure. La fiction reprend forcément des éléments du réel. Ce que d’autres artistes ont crée résonnent avec ce que l’on est, voit, pense, ou ce que l’on a déjà fait. Même dans les univers que l’on a déjà aimé (Harry Potter, Seigneur des Anneaux, Star Wars…), on imagine ce que ferait nos propres personnages dans le même contexte.

Graphiquement, c’est Radiant qui m’a principalement inspiré. Ce mangas français est au sommet de la pyramide de mes objectifs. J’aimerais dessiner et transmettre les idées aussi bien que son auteur (Tony Valente). Plus tard j’ai réalisé que je n’étais pas capablede faire un univers comme lui. Donc j’ai déplacé mes idées dans un univers fantastique. Je ne fais pas de l’anticipation comme Hachin, qui a une grande expérience littéraire et qui comprend tout de la société. Comme les grands auteurs il peut prédire les futures grandes pensées. Moi je suis plutôt ancré dans le présent. Quant à Yoann il a des hautes responsabilités dans une école d’art. A côté de ça il laisse son imagination déborder. Il a commencé ses projets avec des jeux vidéo, ça n’a pas fonctionné donc il s’est tourné vers le manga, j’espère pour lui que ça fonctionnera. Il est débridé et son univers est déjanté.

Peux-tu nous présenter ton manga ?

C’est une histoire de fantasy sans elfe ni dragon mais comportant des créatures et des êtres humains de toutes apparences possibles. L’histoire se porte sur l’héroïne Kinéké dont le peuple, de par des coutumes ancestrales, va la considérer comme inférieure et la sacrifier à des dieux. On va suivre son parcours, s’interroger sur cette offrande morbide et son réel impact, et surtout se demander ce qui va arriver à la jeune fille. On se doute qu’elle ne va pas finir ses jours dans l’estomac d’un dieu.

Kinéké est l’une de mes premières créations. Pendant mes études d’art, j’inventais des personnages et elle était une de mes premières idées. Je l’avais laissé dans les tiroirs pendant un temps et quand j’ai contacté les éditeurs, Mahmoud m’avait conseillé de commencer avec une histoire courte. On était parti sur trois tomes alors que je l’avais initialement contacté pour une série pouvant être bien plus longue. C’est normal, ça ne m’a pas dérangé de commencer ainsi. J’ai donc ressorti Kinéké des placards et j’avais déjà son histoire, grosso modo, en tête. Je savais quels éléments pourraient changer ou non. Avec mon éditeur on a partagé des idées et il m’a conseillé sur des points clefs pour accentuer leur impact sur les lecteurs. Au fur et à mesure j’ai improvisé des choses, j’en ai écris d’autres et les personnages sont nés ainsi.

Kinéké et son histoire sont, non pas la genèse de cet univers, mais celle d’évènements importants dans les arcs futurs. C’était poétique de commencer mon parcours d’auteur par elle. Les personnages de mon manga vont avoir un impact sur ceux à venir. Enfant des abysses est un arc d’introduction, presque une origine story, qui évolue avec un fil conducteur (l’objectif de Kinéké étant de comprendre sa place dans le monde) pour que le lecteur ne lâche pas en cours de route. Même si l’aventure ne dure que 3 tomes.

Si je comprend bien, les autres séries seront connectés à l’histoire de Kinéké ?

En effet, j’avais l’idée de base en contactant les éditeurs. Dès que j’ai une nouvelle idée je me demande si elle peut compléter le récit d’un personnage secondaire, si je peux en faire un spin-off… Si je reste focus plusieurs années sur cet univers il risque d’y avoir des connexions entre les récits. Je ferais alors d’autres créations, pas forcément que du mangas, sur le même univers. Ce qui est mieux que de s’éparpiller.

Autant rester positif. Si les histoires fonctionnent et que l’on se cantonne à des petits arcs, on va créer un univers riche et vaste au fur et à mesure. Mon objectif est de ne pas forcer les gens, quand j’aurais écrit plusieurs arcs, à débuter par le tome 1 sorti il y a plusieurs années, je souhaite qu’il puisse commencer le tome 4 ou une autre histoire en parallèle sans être perdu. Vu qu’après Enfant des Abysses, je travaille cette année sur son spin-off Obara.

Extrait du compte ArtStation de l’artiste © Eruthoth

Qu’est-ce-qui démarque ton manga des autres ?

La patte graphique aide beaucoup à interpeler le lecteur. Un manga est une histoire visuelle, son intérêt est de raconter des choses sans forcément les écrire. Cela va passer, aussi, par le cadrage et les émotions. L’auteur apporte quelque chose par sa façon de narrer les faits. Ce qui est influencé par son vécu. Selon la façon dont on lit une histoire et que l’on comprend ses intentions, on n’en tire pas la même leçon. Je veux que mes histoires aient un impact. Je ne m’inspire pas d’un seul auteur mais de tout ce qui m’intéresse dans la vie de façon générale. Dans les journaux, dans les villes, … J’ai appris de tout ce qui m’intéressait et à mon tour je veux apporter quelque chose qui va intéresser les gens.

Kinéké est un personnage réel, qui ne change pas de décision en une seconde, sans contexte. Ce qui m’agace dans les autres histoires, c’est de voir un enfant (censé tout apprendre) trop mature. Quand il décide à la manière d’un adulte réfléchi et ayant de l’expérience. cela me sort tout de suite de l’histoire. C’est pour ça que l’histoire de mon héroïne commence à ses 11 ans. Elle n’a pas la puissance pour s’opposer aux décisions que l’on prend à sa place. Elle subit l’histoire. On va progressivement arriver au point où elle arrête de subir et décide de prendre les choses en main.

As-tu des personnages et des passages préférés ?

J’aime plusieurs de mes personnages. Mon éditeur l’a remarqué et il m’a proposé de faire plusieurs spin-off sur eux. Je pense à deux personnages secondaires qui sont les mentors de Kinéké et de son petit-frère. Il s’agit de Tarias et de Tanith, qui ont des identités intéressantes et des caractères très marqués. Ils pourraient carrément être les personnages principaux vu qu’ils impactent drastiquement l’histoire. D’où cette suite, que j’aime beaucoup, car née d’une improvisation. Tanith étant parti d’un simple croquis, sans songer à l’intégrer un jour à mes histoires. Quand j’avais besoin je reprenais mes croquis et je voyais comment améliorer ceux que j’adorais.

Difficile par contre d’avoir un passage préféré. Mon histoire évolue tout comme moi. Mon premier tome est presque ma première expérience de dessinateur de manga. J’avais déjà fais quelques planches mais pas de one-shot à mettre sur les sites. Donc depuis mes débuts ça a beaucoup changé. Au début j’étais vraiment en symbiose avec mon histoire, à la fin je voulais simplement respecter mes intentions initiales. Je m’imposais des règles et je devais réfléchir à un climax. Je suis plus en connexion avec les débuts car on part d’une décision qui décidera tous le reste. Tu peux prendre mille chemins mais tu dois t’arrêter sur un seul.

Comment s’est déroulée la création de ta série ?

On s’était mit d’accord avec mon éditeur pour réaliser un chapitre par mois d’environ 20-30 pages. En sachant qu’il y a 8 chapitres par tomes, ça nous fait un total de 160 pages. J’étais plus entre 30-40 pages par chapitre, d’où l’épaisseur de mes mangas. Au final ça m’aura prit 2 ans pour faire 3 tomes. Je trouve ça correct. Ce qui nous laisse une bonne marge de temps pour réfléchir sur le mangas. Ce fut 2 ans continu d’efforts mais gérables, avec la possibilité d’aménager des creux pour respirer.

Je ne suis pas encore au niveau des auteurs qui se mettent la pression, ceux qui veulent produire beaucoup en peu de temps sans renier la qualité. Souvent je me demande si je travaillerais mieux si je devais pleinement m’investir dans mon travail. Quitte à oublier ma vie sociale et la campagne qui m’entoure. C’est une chance que j’ai et je me dis que ce sacrifice ne vaut pas le coup. Le mangas ne résume pas ma vie, c’est un outil. La société française me permet de ne pas m’y cantonner.

Extraits du mangas d’Eruthoth © Nouvelle Hydre

Qu’est-ce-qui distingue les mangas français des japonais ?

La différence vient vraiment de l’éducation des auteurs. Ceux japonais sont dans une société très renfermée sur elle-même et aux valeurs très marquées : l’école est super importante, on respecte ses parents… Alors qu’en France nous avons d’autres valeurs. On est un pays qui mélange plusieurs ethnies et cultures, où l’on est plus libre niveau pensées.

Il y a des choses qui ne se font pas dans le mangas japonais, c’est très codifié. Comme les auteurs et éditeurs japonais savent quelle formule marche avec les lecteurs, ils s’interdisent de la changer. Alors que nous on se permet d’en expérimenter des différentes. Le mangaka japonais va peut-être mieux marcher chez nous si il trouve un lectorat réceptif à ses œuvres, qui n’attend pas de lui des codes précis. Alors qu’un Français voulant percer au Japon devra se soumettre à des codes de narration et à une nouvelle méthodologie de travail stricte.

As-tu des conseils pour les Français voulant créer ou lire des mangas ?

Quand je veux consommer des mangas français, je ne me jette pas de suite sur toute la collection d’un même artiste. Je débute par le premier tome et je continue si j’adore sa façon de raconter et de dessiner l’histoire. Quant aux gens voulant produire des mangas, je leur conseille de tout optimiser. De lire des œuvres qui nous apprennent quelque chose et de produire en misant sur la qualité ou la quantité. On s’améliore petit à petit par du travail régulier. On n’apprend pas en pratiquant seulement quelques heures par semaines. Sans se contenter de s’inspirer d’un seul auteur. On n’arrivera jamais à dépasser son niveau car il a plus d’expériences dans son propre univers. On doit créer autre chose et progressivement définir son propre style.

Quand j’étais plus jeune la BD ne m’intéressait pas plus que le mangas mais je voyais qu’il y avait de l’engouement pour ces livres japonais. Aujourd’hui des librairies se spécialisent dans les mangas ou en proposent au moins un rayon. Oui il existe l’opportunité de devenir mangaka en France et il faut en profiter tant que c’est là. Le manga français est encore dans ses balbutiements et ceux qui en sont les icones n’ont que quelques années au compteur.

Nous remercions Hachin et Eruthoth pour le temps qu’ils ont consacré pour répondre sympathiquement à nos questions, la maison d’éditions Nouvelle Hydre de nous avoir permis de découvrir leurs jeunes mangakas. Nous remercions encore la ville de Cherisy et l’équipe de bénévoles de Cherisy Mangas d’avoir permis ces rencontres grâce à leur évènement.

Toutes les informations concernant les futures publications et dédicaces des artistes sont disponibles sur leurs propres comptes instagram et sur celui de leur maison d’édition. Et retrouvez ci-dessous les autres interviews de ces auteurs :

A vous, maintenant, de nous dire en commentaire quel est votre auteur préféré chez la Nouvelle Hydre : Hachin, Eruthoth, Yoann le Scoul ou Cherriuki ?

Nouvelle Hydre et leurs auteurs
Nouvelle Hydre et leurs auteurs © Marie Baptista pour Journal du Japon – Tous droits réservés

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