Décrypter le Japon avec Karyn Nishimura-Poupée
Connaissez-vous Karyn Nishimura-Poupée ? Journaliste française indépendante basée au Japon, vous avez peut-être déjà entendu sa voix sur les ondes de Radio France ou bien lu certaines de ses chroniques dans Libération ou Le Point. A moins que vous n’ayez déjà croisé l’un de ses ouvrages en librairie… Journal du Japon vous propose aujourd’hui de découvrir ou re-découvrir trois de ses écrits, tous parus aux éditions Tallandier.
Trois livres pour mieux décrypter la société japonaise contemporaine, son histoire et sa culture.
Les Japonais
La journaliste ouvre ce livre par un constat : la catastrophe du 11 mars 2011 a fait se braquer tous les regards sur le Japon. La dévastation, les images apocalyptiques, la stupeur ont donné lieu à une découverte du pays par toutes les couches de la population française, à travers les nombreux reportages audiovisuels. Mais, plus de dix ans après la catastrophe, qu’en est-il du regard porté par la France sur l’archipel nippon ?
11 mars 2011 : le monde entier a les yeux tournés vers le Japon. À 14 h 46, heures locales, le nord-est de l’archipel est secoué comme jamais. Séisme de magnitude 9 au fond de l’océan Pacifique, trépidations terriblement ressenties jusqu’à Tokyo, mégapole qui vécut alors sa plus horrible journée depuis les bombardements à la fin de la Seconde Guerre mondiale. (…) La triple tragédie, dont le Japon est loin de voir le bout, a fait quelque 18 500 morts le jour-même et plus de 3 000 décès ultérieurs sont considérés comme étant liés aux conséquences de ce sinistre. Il aura fallu ce drame pour que les regards reviennent vers le Japon, pour quelques semaines d’actualité exceptionnelle, sensationnelle. Les envoyés spéciaux depuis sont repartis. De ce 11 mars 2011, dix ans plus tard, les médias étrangers n’ont souvent retenu que l’accident nucléaire de la centrale Fukushima Daiichi, au point de n’employer plus que le terme « Fukushima » pour évoquer le triple désastre (séisme, raz-de-marée, sinistre atomique). Le « miracle japonais », qui faisait bâiller d’admiration et se perdre en conjectures les économistes du monde lorsque l’archipel, ambitieux, reconstruit, se propulsa au rang de deuxième puissance économique mondiale à la fin des années 1960, a vécu. Désormais, quand le Japon fait la une, c’est hélas souvent pour de mauvaises raisons. Une catastrophe naturelle, un scandale, une bizarrerie, des jeux Olympiques qui dérivent.
Karyn Nishimura-Poupée nous propose ici de décrypter la société japonaise sur plus de six-cent-cinquante pages. Elle se concentre d’abord sur l’histoire récente du pays – à savoir celle qui court entre la fin de la Seconde guerre mondiale et la triple catastrophe de 2011 – avant de s’intéresser à la « rigidité » de la société japonaise. Cette deuxième partie tourne autour des valeurs du Japon et s’intéresse aux racines de celles-ci, sans doute liées, selon l’auteure, à l’environnement naturel hostile qui caractérise ce territoire. Nous découvrons dans un troisième temps l’esprit d’innovation qui traverse l’histoire japonaise – et c’est tout un pan de la vie quotidienne qui se dévoile ici – avant de nous pencher sur les déséquilibres et les dangers qui guettent le pays (vieillissement de la population, système éducatif sous pression, etc.). L’auteure s’intéresse enfin, dans une cinquième et dernière partie, à l’aspect géopolitique du Japon avec ses inégalités, ses réformes, son identité nationale et sa place dans la mondialisation.
A travers un sommaire très dense, présenté comme un travail universitaire en grandes parties et sous-parties, c’est un vaste panorama du Japon qui se dévoile à nos yeux. L’écriture fluide de Karyn Nishimura-Poupée nous guide entre les différents sujets et laisse à chaque lecteur le soin de l’appréhender comme il le souhaite. Il est ainsi possible de le lire comme un ouvrage didactique permettant d’étudier entre autre l’histoire, la géopolitique et l’économie du Japon, ou bien de le feuilleter comme un guide à picorer pour découvrir ses us et ses coutumes plus en profondeur.
Installée au Japon depuis 2002, la journaliste française possède un point de vue intéressant, à la fois intérieur et extérieur au pays, ce qui lui permet tout à la fois de souligner des aspects et problématiques sur lesquels les chercheurs japonais ne se pencheraient pas forcément et de nous présenter le pays dans ses moindres recoins. Publié pour la toute première fois en 2008, cet ouvrage a été plusieurs fois réédité et augmenté : la dernière en jour date de 2021, ce qui permet à l’auteure de faire le point dix ans après le 11 mars 2011.
Vous y naviguerez entre le Procès de Tokyo et le soft power, entre ponctualité exacerbé et la sexualité débridée, entre nature luxuriante et catastrophes climatiques, entre refus d’immigration et manque de main d’œuvre… Les konbini, le système de takuhaibin, le marketing à la japonaise, les otaku et les monozukuri n’auront plus de secrets pour vous. Sans parler, bien sûr, des manga !
Dans l’univers culturel populaire nippon, la bande dessinée occupe une place à part, tant par son histoire que par sa richesse éditoriale et l’étendue de son lectorat. (…) L’écriture nippone elle-même, composée de kanji, concaténations d’images simplifiées importées de Chine, contribue à la sensibilité des Japonais à la représentation d’une idée par l’assemblage de figures.
La journaliste mariée à un mangaka (Taku Nishimura, également connu sous le nom de Jean-Paul Nishi et à qui nous devons A Nous Deux Paris !, Perdu dans Paris ou A nos amours) a également consacré un ouvrage entier à l’histoire de cet art, réédité pour la dernière fois en 2022… C’est le fameux Histoire du manga !
Histoire du manga
Là aussi, dans ce petit pavé très riche de plus de 450 pages, Karyn Nishimura-Poupée nous propose un très vaste tour d’horizon du manga.
Apparu à la fin du XIXe siècle, le manga est aujourd’hui un genre majeur, protéiforme et en perpétuel renouvellement. Puits de scénarios pour la télévision et le cinéma, vivier de mascottes lucratives, il est l’un des plus efficaces ambassadeurs de la culture japonaise en France.
Cet univers narratif reflète autant la société singulière et énigmatique qui l’a créé que l’évolution du pays dans lequel il s’est développé : moyen de consolation durant la récession d’avant-guerre, héraut de la contestation dans les années 1960 et médiateur du féminisme dix ans plus tard. D’Astro Boy à Akira, de la Bombe A à Fukushima, le manga transforme les robots en gentils humains ou les hommes en terribles engins destructeurs, rêve le meilleur d’une nation ambitieuse, solidaire et pacifiste, ou anticipe le pire d’une société décadente, liberticide et belliqueuse. à travers cet essai subtil où se conjuguent l’histoire, l’art et la sociologie du Japon, Karyn Nishimura-Poupée montre que le manga est intrinsèquement lié à l’évolution du Japon qui le recrée sans cesse. Sa portée est universelle.
Mais avant de retracer quelque 150 ans d’histoire, l’autrice choisit de commencer par l’origine du mot lui-même, sa traduction française incomplète et pas toujours pertinente d’images dérisoires. D’autant que le manga ne s’est pas toujours appelé ainsi, qu’il a parfois désigné un type de manga en particulier avant d’être généralisé, qu’il a parfois été mis de côté au profit de Comic ou Komikku pour permettre à un magazine de se différencier. Parfaite mise en jambe pour définir, ensuite et dans la multitude de théories existantes, le point de départ du manga et donc ce qui le constitue : Hokusai peut-il être qualifié de mangaka ? Y a-t-il eu du manga à proprement parler avant Tezuka ? L’ouvrage se penche sur la question. Karyn Nishimura-Poupée n’a pas la prétention de détenir la vérité sur le sujet mais, par d’évidentes recherches et les connaissances qui vont avec, elle dresse un portrait très intéressant du manga avant de débuter son histoire.
Le lecteur voyage à partir de cette réflexion dans l’histoire du Japon, en débutant à l’ère Meiji et les innombrables influences que le Japon va embrasser en ouvrant enfin ses frontières, sous la contrainte internationale. Si le japonisme s’est rapidement répandu en occident, le livre démontre à merveille que l’inverse a été tout aussi vrai. Puis le Japon a absorbé ces influences et les a redéfini, s’est redéfini tout simplement avant de forger une identité nationale puis nationaliste en réaction à l’ouverture brutale qu’il a vécu à la fin du 19e siècle.
Dans la première moitié du 20e siècle qui va suivre, nous allons ainsi découvrir toute une histoire du manga avant Osamu Tezuka, qui est bien souvent vu comme l’unique origine de cet univers de papier. Pour autant, le manga s’est construit avant, pendant, et évidemment après Tezuka, en fonction des évolutions de la société japonaise. A chaque fois, le manga a lui aussi évolué.
Karyn Nishimura-Poupée relie les deux histoires, du manga et du Japon, à merveille. Avec une belle plume, elle utilise son œil critique de l’extérieur qu’elle mélange avec ses connaissances de l’intérieur et son amour évident du média manga. Elle ne cache d’ailleurs pas son admiration pour certains auteurs, et surtout certaines œuvres, mais aussi son avis clair et net sur le manga facile qui chatouille les bas instincts. Le tout est bâti de façon très journalistique, avec des mises à jour régulières (2016 puis 2022), où les sous-parties se lisent comme des petits articles de la rubrique « culture et société » d’un magazine, chacune tenant sur quelques pages et s’enchaînant assez vite pour peindre les tableaux de chaque époque malgré leur composition complexe… Le tout sans oublier par moment de petites pointes d’humour, surprenantes et savoureuses.
S’il est impossible de retenir les dizaines et dizaines de noms d’auteurs, de personnalités ou de magazines, Histoire du manga est un ouvrage précieux pour tous les curieux du manga, tout autant que pour les fans qui ne se contentent pas d’en être de simple consommateurs et qui veulent enfin savoir d’où vient – et donc qui est, qui a été et de quoi est fait au final – leur bande-dessinée préférée… Et puis comment le Japon a pu le façonner, et le façonne encore !
Japon, la face cachée de la perfection
Avec ce livre, Karyn Nishimura-Poupée s’attaque au fantasme de ce Japon idéalisé qu’elle déconstruit à force d’analyses, d’exemples et d’explications factuelles. Elle s’appuie d’ailleurs sur des données dont les plus récentes datent de 2023. Le style fluide est agréable à lire et le ton n’est ni moralisateur ni arrogant. Bien au contraire, on y retrouve la patte de la journaliste professionnelle travaillant dans ce pays depuis des décennies, et de l’amoureuse de son pays d’adoption aussi. En effet, pour pouvoir révéler les travers du Japon avec autant de lucidité, il faut profondément l’aimer et le connaître.
Est-ce que j’aime le Japon ? Oui. Sinon, je ne l’aurais pas choisi, je n’y serais pas restée, je n’y aurais pas non plus fondé une famille et je n’aurais pas embrassé la profession de journaliste pour en parler. Mais aimer un pays,ce n’est pas non plus se contenter de se pâmer de façon béate. C’est aussi s’imprégner de ses valeurs, changer de façon de se comporter, tout en sachant qu’on y sera toujours étranger ou étrangère. Cette position offre cependant en retour la possibilité d’une lecture plus distante et d’une analyse différente de la société.
En 12 chapitres et 350 pages environ, Karyn Nishimura-Poupée développe des thèmes aussi connus que l’uniformisation et l’isolement sociaux, illustrés par le phénomène des hikikomori (personnes recluses), le surmenage au travail (le karoshi) ou encore le vieillissement de la population, mais nous éclaire également sur la justice sévère (la peine de mort est toujours en vigueur) et déroutante à la fois, le très fort patriarcat (entretenu d’une certaine manière par les femmes que les conditions de travail ne font pas rêver, et ça se comprend), la sécurité pas si sûre que cela, le système éducatif d’assimilation ou encore la politique très conservatrice proche de l’inertie.
C’est une invitation qui nous est faite à aller à l’encontre des idées reçues – et du fantasme – pour mieux reconsidérer l’image que l’on peut avoir du Japon. Cette lecture est d’autant plus prenante que rien n’y est plombant malgré la gravité des sujets ou la lourdeur des faits. En dépassant la simple critique ou le constat unilatéral, l’auteure nous embarque dans une lecture captivante où elle cherche à comprendre, à expliquer et développe les améliorations, les évolutions et les espoirs. Le récit est maîtrisé et documenté tout en étant engageant et accessible. C’est une lecture riche qui plonge le lecteur dans les nœuds d’une société en pleine dualité.
Japon, la face cachée de la perfection nous partage un regard unique pour mieux connaître le Japon au-delà des stéréotypes. Karyn Nishimura-Poupée réussit à y montrer toute la complexité et les contradictions de la société nippone et ce, tout en nuances. C’est un vrai travail journalistique et une lecture essentielle autant pour les amoureux et les amoureuses du Japon que pour les simples curieux.
Prêts à découvrir le Japon autrement, à vous plonger dans les dédales de son histoire et de sa culture en vous laissant guider par la plume de Karyn Nishimura-Poupée ? Pour continuer sur votre lancée, vous pourrez également découvrir à la suite de ces trois ouvrages aussi passionnants qu’instructifs, le tout dernier essai de la journaliste française, publié chez les éditions Picquier L’affaire Midori.
Pour aller plus loin, suivez le travail de Karyn Nishimura-Poupée sur X, Instagram et Youtube. Et retrouvez notre article précédent sur l’autrice :