Ace wo Nerae, le film : plus que du sport
“On dirait Lady Oscar qui fait du tennis mais qui aurait été dessiné avec un effet de kaléidoscope hippie” Ces quelques mots du Joueur du Grenier (d’une vidéo de 2013 !) représentent sûrement l’avis général des spectateurs de la première diffusion en France du dessin animé Jeu, set et match en 1988. Il y a maintenant quatre ans, un autre youtuber du nom de Red Abitbol s’était amusé à répondre au Joueur du Grenier en démontrant au contraire que la série de 1973, sous son nom japonais Ace wo Nerae, brillait par sa proposition unique.
En septembre 2025, Tanuko proposera pour la première fois en France une édition blu-ray du film de 1979, reprenant à la fois l’intrigue et l’équipe de la série de 1973. Œuvre emblématique de son époque mais aussi de son réalisateur Osamu Dezaki, la sortie d’Ace wo Nerae est un événement à ne pas manquer, et voici pourquoi !
Du baseball au tennis : le sport à la mode shôjo
Avant d’être un film, Ace wo Nerae est un manga de Sumika Yamamoto publié dans le magazine shôjo Margaret de 1973 à 1975 puis de 1978 à 1980. Il narre les tribulations de Hiromi Oka, jeune lycéenne, fraîchement admise au club de tennis de son établissement. Plus que l’amour du sport, c’est l’admiration pour la célèbre Reika Ryûzaki, surnommée Madame Papillon, joueuse vedette du club et coqueluche du lycée, qui pousse Hiromi à prendre la raquette. Mais l’arrivée de Jin Munakata, nouveau coach aux origines mystérieuses, va bouleverser le quotidien tranquille de Hiromi et propulser la lycéenne indolente au sommet du tennis japonais. Un tel exploit ne se réalise cependant pas sans son lot de sueur et de larmes…

Shôjo et sport est un mélange dont l’alchimie n’a été que trop prouvé. En 1968, c’est Attack n°1 qui lance le match. Suivant la popularité de l’équipe japonaise féminine de volley-ball, les fameuses “sorcières de l’orient” et leur victoire historique au Jeux Olympiques de 1964, le manga présente une équipe de collégienne formée par un coach beau mais sévère qui n’est pas sans rappeler Hirofumi Daimatsu, entraîneur bien réel derrière l’exploit des sorcières japonaises.
Une formule entre torture et joie de l’effort qui marche. Attack n°1 a le droit à une longue période de publication (de 1968 à 1970), chose rare à l’époque. L’année suivante, il est même adapté en dessin animé, se posant comme un contre pied féminin aux autres adaptations de sport excessivement viriles comme Kyojin no Hoshi (base ball) ou Tiger Mask (catch).
Publié dans le même magazine qu’Attack n°1, Ace wo Nerae se place dans son héritage direct avec un récit entre entraînements cruels, coach mystérieux, matchs intensifs, mais aussi romance et amourettes lycéennes. Il dépasse néanmoins son prédécesseur en termes de popularité, se plaçant dans les manga shôjo les plus populaires de l’histoire avec 15 millions d’exemplaires vendus à ce jour, devant des titres cultes comme Candy Candy ou Banana Fish. Si La Rose de Versailles (ou « Lady Oscar », également pré-publié dans le magazine Margaret) déclenche au Japon dans les mêmes années un intérêt sans précédent pour la culture française et son histoire, Ace wo Nerae contribue à mettre la lumière sur le roi des sports à raquette.
Ace wo Nerae (1973) : une première adaptation devenue culte
Ace wo Nerae n’attend pas bien longtemps avant de connaître sa première adaptation en dessin animé. C’est en octobre 1973, seulement près de 6 mois après le début de sa publication, que sort le premier épisode d’un anime réalisé par Osamu Dezaki, qui officie au studio Madhouse, tout juste créé à l’époque.
Reconnu pour son talent et son style inimitable par les amateurs d’animation japonaise, Dezaki commence tout juste sa carrière de réalisateur en 1973. Suivant la banqueroute du studio historique Mushi Production, c’est aux côtés de, entre autres, Masao Maruyama et de l’équipe de production de l’adaptation d’Ashita no Joe, sur laquelle il occupe pour la première fois le poste de réalisateur, que Dezaki fonde le studio Madhouse fin 1972. L’année suivante, le studio débute la production de leur première série, Ace wo Nerae, en tant que sous-traitant du studio Tôkyô Movie. Mais attention, sous-traitance n’est pas synonyme ici de travail ingrat ! Comme Masao Maruyama le précise dans notre entretien, dès ses débuts, Madhouse ne travaille que sur des séries qui intéressent ses équipes et où ils pourront exprimer leur créativité.
Avec un réalisateur à la sensibilité aussi forte que Dezaki aux commandes, la série Ace wo Nerae demeure une œuvre majeure de l’animation japonaise, notamment par ses expérimentations formelles qui feront date et école pour toute une génération de futur réalisateur. Comme le précise l’internaute nadsad, contrairement aux mangas de sports pour garçons, l’œuvre de Sumika Yamamoto ne met pas l’accent sur la dépiction du match en cours mais sur les émotions ressenties par ses participantes : “La question n’est pas de savoir avec quelle stratégie Hiromi va retourner la situation, mais avec quel sentiment elle participera match”.
Dès la première série, Dezaki, à l’aide d’ingénieuses compositions de plans et effets de montage, s’efforce de respecter la primauté des sentiments sur le match : plus qu’un sentiment d’observer le match de l’extérieur le spectateur se retrouve dans l’intériorité de Hiromi Oka.
Shin Ace wo Nerae (1978) et Ace wo Nerae, le film (1979) : jamais deux sans trois
Peu importe ses qualités, la série ne rencontre pas un succès à la hauteur du manga à la télévision et se voit arrêter prématurément à son 26ème épisode. Pourtant, et c’est peut-être ici le destin de toutes les séries des années 70 vouées à devenir culte comme Lupin III et Space Battleship Yamato, les rediffusions enregistrent des scores d’audimat de plus en plus élevés, si bien qu’en 1978 une nouvelle série, Shin Ace wo Nerae, voit le jour par une équipe entièrement différente mais toujours sous la houlette de Tôkyô Movie. Cette seconde adaptation marque moins par ses idées de mise en scène mais adapte le manga jusqu’à la fin tragique de sa première partie contrairement à la version de 1973 qui s’interrompt avant.

La folie Ace wo Nerae ne s’arrête pas là. Accompagnant la popularité naissante de l’animation japonaise au cinéma auprès d’un nouveau public d’adolescent(e)s et de jeunes adultes, un film Ace wo Nerae est annoncé pour 1979. L’histoire n’a pas changé et le film se place comme une troisième adaptation de la première partie du manga de Sumika Yamamoto qui, dans les mêmes années, s’attèle à l’écriture de la seconde partie. La production elle aussi revient à ses origines : Madhouse et l’équipe de Dezaki reprennent les rênes de la réalisation, accompagné tout de même de Keisuke Fujikawa, scénariste star des années 70, et Shichirô Kobayashi, directeur artistique de renom, tous les deux déjà derrière Shin Ace wo Nerae.
L’inclusion de Fujikawa et Kobayashi n’est pas le seul changement car près de six années se sont écoulées depuis la première approche de Dezaki sur la série en 1973. Dezaki a entre-temps signé trois nouvelles séries (Les aventures de Gamba, L’Île au trésor mais aussi Rémi sans famille, plus célèbre chez nous) et s’apprête pour la première fois à réaliser une œuvre pour le grand écran. Ace wo Nerae, le film, se place comme un représentant du style Dezaki définitif ainsi qu’un des aboutissements de l’animation japonaise “limitée”.
Ace wo Nerae, le film : « anime » jusqu’au bout de la raquette
Décors intérieurs
Jusqu’ici nous avons parlé en majeure partie du rôle de Dezaki en tant que réalisateur sur Ace wo Nerae, mais comme il est toujours bon de le rappeler, l’animation est un travail collectif où la rencontre de différents talents poussent les œuvres vers le haut. L’un des acteurs majeurs de la réussite esthétique d’Ace wo Nerae est son directeur artistique, Shichirô Kobayashi. En animation, le directeur artistique est responsable de la conception des décors qui, bien qu’ils soient souvent moins remarqués que l’animation des personnages, occupent la majeure partie de l’écran et constituent donc un élément majeur de l’identité visuelle de l’œuvre.

Les décors du film reprennent dans un premier temps la direction de ceux de la première série, sur lesquels Noboru Tatsuike avait déjà révélé une certaine maîtrise. Kobayashi va même jusqu’à emprunter directement certaines trouvailles de Tatsuike, notamment pour la représentation des nombreux arbres qui entourent le lycée des héroïnes et dont les formes abstraites transforment un lieu du quotidien en un décor presque onirique. Le travail des couleurs est lui aussi remarquable, passant des teintes claires vertes et bleues en journées pour tirer vers le mauve ou le orange au crépuscule, et terminer, dans la nuit, dans le noir ponctué des lumières des néons et des voitures.
C’est au travail des couleurs que vient s’ajouter une touche toute Dezakienne de gestion de la lumière. Lors de l’étape de la photographie, c’est-à-dire de la juxtaposition des dessins des personnages à ceux des décors sur un support en verre à plusieurs niveaux munis d’une caméra, Dezaki a pour habitude de faire intervenir une lumière bien réelle à l’aide d’objets réflecteurs comme des guirlandes. Cette technique, notamment célèbre avec le rayon de lumière qui traverse l’écran mimant celui du soleil, est ici poussée à ses limites : ce sont également les phares des voitures, les spots lumineux ou les lampadaires qui brillent “pour de vrai”. L’attention portée à la photographie se remarque également dans des effets de flous renforçant le chaos urbain de la nuit.

Cette scène d’errance nocturne intervient alors que Hiromi doute sur sa volonté de continuer ou non le tennis et souligne une volonté du réalisateur rendue possible grâce au talent de Kobayashi : les décors doivent, à chaque plan, refléter l’intériorité des personnages. La chambre de Hiromi se fait alors entièrement blanche, exprimant l’innocence mais aussi le potentiel du personnage dont l’espace qui le caractérise devient une véritable toile vierge. De par l’usage de ses décors et de ses lumières, Ace wo Nerae le film, se place dans la continuité de la première série dans ses ambitions d’adaptation du langage émotionnel du shôjo manga en animation.
Yokohama : la bohème
Pour autant, la version cinématographique place son récit dans son cadre contemporain et la fait ainsi différer grandement de la première série. La décennie 1970 est une période de grand bousculement au Japon. Débutant par la fin de la période de haute croissance et par des craintes quant au conséquences de l’industrialisation, elle se boucle par l’émergence d’un nouveau quotidien plus léger, entre jeu vidéo d’arcade et vie nocturne, qui caractérisera la bulle économique plus insouciante des années 1980.
A travers le portrait de Yokohama, principal théâtre des événements du film, Ace wo Nerae se pose comme témoin de cette belle époque que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître. Yokahama, sans atteindre l’envergure tentaculaire de la capitale japonaise qui se trouve être sa voisine directe, reste une ville urbaine et moderne dont son port et la baie qu’il abrite constituent sans doute ses paysages les plus typiques.
Le superbe générique d’ouverture, mabushii kisetsu (une saison éblouissante) chanté par une chorale d’enfant, trouve en 2025 une nouvelle lecture en tant que représentant du temps révolu de la fin des années 70 japonaise. Hiromi Oka accompagnée de sa fidèle amie Maki Aikawa parcourent la ville de nuit passant de rues animées aux rivages esseulés, mis en lien par une présence constante de lumière : des néons, aux phares des voitures et des bateaux. Yokohama est une ville qui ne dort jamais pour nos deux jeunes lycéennes.
Dans ce même générique, les passe-temps citadins, pourtant contemporains à la diffusion, paraissent aujourd’hui dépassés. C’est particulièrement la présence de salles d’arcades qui frappe. Ces dernières voient leur essor en 1978, tout juste une année avant la sortie du film, suite à la commercialisation des bornes de Space Invader, phénomène culturel national et bientôt planétaire. Moins connu mais tout aussi important, nos deux héroïnes se désaltèrent sur une table affublée d’un écran sur lequel est projeté un jeu d’arcade. Ces tables/jeux sont une des causes du succès inédit de l’arcade au Japon à cette époque : elles permettent de s’installer confortablement, avec une boisson, tout en se divertissant sur un jeu, principalement Space Invader.

En ressort une sensation de nostalgie d’un temps que nous n’avons jamais vécu qui n’est pas étranger aux médias japonais, entre le phénomène City Pop des années 2010 ou les renvois réguliers aux techniques analogiques dans l’animation. Au-delà du tennis, regarder Ace wo Nerae c’est plonger dans une époque que l’on ne connaît mais qui pourtant nous apparaît comme familière.
Dezaki : l’émotion en animation
Mais revenons au sujet principal : le tennis. Comme évoqué plus tôt et dans le prolongement de la série de 1973, Dezaki n’utilise pas le tennis pour créer des moments de sport au dénouement imprévisible mais comme révélateur des émotions et des dilemmes internes des personnages. Le réalisateur construit alors un langage visuel unique, notamment à l’aide de techniques d’animation dite “limitée” pour faire parvenir ces émotions aux spectateurs.
Au cours du film, Hiromi Oka se retrouve à devoir jouer en duo avec son idole Mme Papillon. Cependant, par orgueil personnel, Mme Papillon empêche Hiromi de toucher ne serait-ce qu’une balle en match officiel. La fierté mal placée de Mme Papillon va jusqu’à amener le duo vers la défaite face au “service canon” de la joueuse Ranko Midorikawa. Entre deux sets, le coach Munakata donne une consigne à Hiromi : “Rien qu’une balle… Je veux te voir renvoyer un de ses services. Si Ryûzaki le peut, alors tu en es capable aussi !”

Le temps et le cours du match sont alors suspendus pour le spectateur. Comme Hiromi, seule la balle de service de Ranko compte désormais. Un hélicoptère passe au-dessus du stade de tennis et accompagne les fredonnements de Hiromi qui, à plusieurs reprises, est défaite par le service canon. Pour Ranko, Hiromi n’existe même pas : le film superpose à l’image de la presque débutante celle des cannettes en aluminium que Ranko utilise pour entraîner son service dévastateur. Le spectateur est plongé non pas dans le match mais dans le duel que se livre Hiromi et Ranko.
Après un énième ace, Hiromi s’encourage une dernière fois et réussit à renvoyer le service à l’aide d’une course rapide. La soudaineté et l’agilité du geste sont rendues par un procédé célèbre pour la génération Olive & Tom : la course (en réalité un simple déplacement d’un dessin fixe) de Hiromi est montrée trois fois d’affilé, avec un changement d’échelle de plan se rapprochant des yeux concentrés de la joueuse, et la force du retour de balle est accompagnée d’un dézoome de la caméra, lui aussi à trois reprise. Enfin, le choc de Ranko est signifié par une image statique et détaillée, sur laquelle seule la trajectoire de la balle de tennis est en mouvement. Cette image statique de Ranko est si typique du style de Dezaki que cette technique, mélangeant utilisation des celluloïdes et des décors, porte aujourd’hui son nom : le Dezaki frame, parfois aussi appelé postcard frame.
L’utilisation d’images statiques (le choc de Ranko), de répétitions de mêmes animations (la course de Hiromi, la trajectoire de la balle) et de réutilisations d’image (les canettes d’entraînements) sont tous les trois des procédés de l’animation japonaise “limitée” qui voit leurs racines dans la production d’Astro Boy pour la télévision en 1963. Dans le studio Mushi qui conçoit la série se met en place un ensemble de technique pour répondre aux ambitions d’un épisode d’une vingtaine de minutes par semaine : réduction du nombre d’images par seconde, animation partielle, images fixes, etc. Formé au sein du studio sous la houlette de réalisateurs pionniers comme Eiichi Yamamoto (La Belladone de la Tristesse), Dezaki est un héritier de ces techniques d’animation “limitée” et les exploite à leur plein potentiel dans ses productions.
L’utilisation du terme d’animation “limitée” est pourtant réducteur tant Dezaki parvient à faire ressentir la tension émotionnelle du match grâce à l’intrication complète de ces techniques d’animation, mais aussi de l’habillage sonore. Autrement dit, le réalisateur use certes de méthodes à l’économie, mais son langage cinématographique, lui, est entier. L’animation est limitée mais le cinéma est total.
A la fois jalon de l’histoire du shôjo manga et œuvre significative du langage cinématographique d’Osamu Dezaki, Ace wo Nerae est un passage incontournable pour chaque amateur d’animation japonaise. Cette version film condense l’histoire de la première partie du manga mais aussi l’essence du style Dezakien et l’on en sort alors avec deux envies : plus de Ace wo Nerae, le manga d’origine n’ayant jamais été publié dans l’hexagone, et plus d’Osamu Dezaki.
Les précommandes pour l’édition blu-ray de Tanuko ouvriront le 3 juillet pour une sortie fin septembre.