Kyûsaku Yumeno : le maître de la folie

Nous vous emmenons aujourd’hui à la découverte d’un écrivain majeur du début du vingtième siècle, trop peu connu en France malgré le retentissement phénoménal de ses œuvres au Japon et la complexité fascinante de celles-ci. Nous avons nommé : Kyûsaku Yumeno (1889-1936). Après la publication aux éditions Picquier en 2003 de Dogra Magra, puis de L’Enfer en bouteille et Amour posthume chez Le Rat Pendu, il revient dans l’actualité littéraire française avec la traduction de L’Horizon de glace en fin d’année dernière chez Cambourakis, deux traductions différentes de Le tambour (d’)Ayakashi et celle de La princesse bavarde dans un recueil de conte des éditions Ynnis. Journal du Japon en profite pour revenir sur la vie et l’œuvre de Kyûsaku Yumeno à travers ses récits totalement différents sur la forme et pourtant si semblables sur le fond.

Vie et œuvre d’un écrivain hors du commun

Un parcours chaotique

Portrait de Kyûsaku Yumeno

Né à la fin du dix-neuvième siècle, une trentaine d’années après la restauration Meiji, Kyûsaku Yumeno – de son vrai nom Naoki Sugiyama – grandit loin de sa mère, dans un environnement pour le moins compliqué. Répudiée par la famille de son père, celle-ci disparaît très tôt de sa vie tandis que c’est son grand-père paternel qui prend en charge son éducation. Son père, Shigemaru Sugiyama, est une figure de la droite nationaliste, propriétaire terrien, directeur de journal et exportateur de charbon. Très rapidement passionné par la littérature, la personnalité du jeune homme devient vite source de conflit dans la famille : son père l’enjoint à arrêter ses études littéraires pour reprendre la suite de son exploitation agricole et Naoki décide à vingt-six ans de fuir Fukuoka, sa ville natale, avant de se faire moine bouddhiste. Une activité religieuse qui ne durera pas plus de deux ans, mais qui permettra au futur écrivain de créer sa propre vie. Il se marie, retourne sur l’île de Kyushu et débute sa carrière d’écrivain après avoir été engagé dans un journal local vers 1920. Commençant par des articles et des contes pour enfants (dont La princesse bavarde en 1925), il obtient le deuxième prix ex-æquo d’un concours pour Le tambour (d’)Ayakashi l’année suivante, en 1926, publié dans la célèbre revue littéraire de l’époque Shinseinen. C’est là qu’il prendra le pseudonyme de « Yumeno Kyûsaku » (dans le sens japonais nom-prénom), un terme qui désigne dans le patois de Kyushu un rêveur, quelqu’un qui ne devient jamais vraiment adulte… Expérimentant une vie pour le moins tourmentée (son entrée en religion en 1915 est un moyen d’échapper à la menace de sa famille – sous l’égide de sa belle-mère – de le faire enfermer en asile psychiatrique) et différentes facettes de la société à travers ses activités successives (moine itinérant, fermier, pigiste et écrivain), il fera publier un an avant sa mort une œuvre inclassable, érudite et hallucinatoire qui marquera à jamais la littérature japonaise : Dogra Magra.

« Le monde de folie décrit par M. Yumeno est un monde de folie décrit par le fou lui-même, non un monde de folie décrit par un homme de lettre. »

Couverture de Dogra Magra en japonais – Volume 1

Cette phrase, qui ouvre la préface de L’horizon de glace, fut prononcée par le grand Edogawa Rampo, figure tutélaire du roman policier japonais s’il en est. La folie est peut-être bien le dénominateur commun à toutes ses œuvres. Aussi divers que soient les décors et les sujets abordés, il y a chez Kyûsaku Yumeno une obsession patente pour les personnages qui glissent peu à peu dans un univers déréglé, entraînant les lecteurs dans un engrenage rouillé qui s’accélère peu à peu au rythme des pages.

Une princesse qui vit entre le monde réel et celui des rêves, un frère et une sœur vivant seuls sur une île déserte tiraillés à l’extrême entre leurs pulsions et les interdits religieux, un ancien soldat russe qui erre dans les rues de Vladivostok à la recherche d’une âme charitable prête à écouter l’histoire de sa vie, un jeune homme amnésique interné dans un asile où les médecins semblent aussi dérangés que les patients, un jeune lettré enrôlé dans l’armée et envoyé en Mandchourie du Nord qui se retrouve au cœur des enjeux géopolitiques de l’époque et nous narre ses aventures sous forme testamentaire pour mieux clamer son innocence… Les époques, les lieux, les personnages diffèrent mais la folie du monde et des êtres humains gronde comme le tonnerre en arrière-plan de chaque histoire.

Une écriture particulière

Ahahahahah. Non…… Veuillez me pardonner. J’ai dû vous flanquer une sacrée surprise. Ah haa. Vous m’avez pris pour un mendiant…… Aha Aha Aha. Non, c’est à se rouler par terre. Vous ignorez totalement que le fameux Gentleman-Fou vagabond célèbre ces derniers temps dans la ville de Vladivostok, c’est moi. Haha. Je vois. Dans ce cas votre méprise n’a rien d’étonnant. Voilà qu’un homme vêtu d’un uniforme loqueteux et démodé digne de figurer parmi les invendus du marché des voleurs vous chope en plein milieu de Svetlanskaya (la « rue Ginza » de Vladisvostok), vous, un respectable militaire japonais, vous traîne dans ce restaurant pour vous supplier tout à trac « Décidez de mon destin », et cetera. C’était couru que vous me prendriez pour un fou. Hahahahaha…… Mais je pense que vous allez comprendre que je ne suis ni un mendiant ni un fou. N’est-ce pas ? Vous allez comprendre. Et pas non plus un ivrogne…… bien entendu……

Couverture de Dogra Magra en japonais – Volume 2

Une des particularités de l’écriture de Yumeno est cet usage régulier des points de suspension retranscrits par six points par les traducteurs et traductrices. Ce trait particulier est capital dans Dogra Magra, mais nous le retrouvons également dans L’horizon de glace, Le tambour (d’)Ayakashi ou encore Amour Posthume dont est tiré cet extrait. La folie se niche justement dans ces points de suspension, ce souffle court des narrateurs qui suffoquent sous le poids de leur existence. Dans La princesse bavarde par exemple, c’est l’enchaînement à une vitesse invraisemblable des dialogues et événements qui apporte également cette impression que tout déraille.

Désespérée, la princesse tenta de s’échapper en sautant droit devant elle, marchant sur la tête des grenouilles, mais de nouveaux obstacles l’attendaient. Derrière le portail principal s’étendait la ville des grenouilles. En temps normal, cette dernière devait être magnifique, mais à ce moment-là, des milliers et des milliers de grenouilles la remplissaient, agglutinées dans les moindres recoins, elles empêchaient même les trains et les voitures de rouler. Croyant s’échapper, la princesse était retombée en plein cauchemar : ici, le brouhaha était bien plus terrible encore, le vacarme était digne d’une tempête.

« Gââaaa, gââaaa, gââaaa, gââaaa, gââaaa, coâââ, coâââ, coâââ, coâââ, coâââ, âââ, ââ… »

La princesse continua de courir, à corps perdu, sur les têtes des grenouilles pour tenter de fuir la ville. Elle traversa, sans s’arrêter, les prairies, les bois et les rizières, toujours poursuivie par des hordes de batraciens prêts à se marcher dessus pour la rattraper.

Autre ressort narratif régulier chez Yumeno : le narrateur qui se confie directement à son lecteur. « Si tu souhaites rendre public cet écrit, fais-le si possible après 1931. S’il te semblait que quelqu’un aurait tout de même à en pâtir, je t’en conjure, reporte encore cette parution » commence L’horizon de glace. Que ce soit sous la forme d’un discours comme dans Amour posthume ou des traces écrites, le lecteur se retrouve ainsi directement impliqué dans l’histoire. L’auteur brise les murs de la narration pour venir lui conter, à l’oreille, les récits les plus retords et dérangeants nés tout autant de son imagination que de la violence de notre société.

La place de l’écrivain dans le Japon actuel

Kyûsaku Yumeno, écrivain d’avant-guerre mort jeune (à 47 ans) a continué tout au long du dernier siècle à fasciner des générations de lecteurs et d’artistes en tous genres. Des groupes de rock japonais des années 90 comme Ningen Isu ou les Kinniku Shôjo Tai notamment revendiquent l’influence de ces récits sur leur musique et les paroles de leurs chansons.

Si Dogra Magra est l’œuvre la plus marquante de Yumeno, Le tambour (d’)Ayakashi par exemple a également laissé une trace indélébile dans le cœur des lecteurs. 

« Le tambour Ayakashi » par le groupe de rock littéraire Ningen Isu, où le rythme répétitif de la batterie rappelle celui du tambour maudit.

Bien qu’il n’existe pas de musée consacré à l’écrivain, il y a à Fukuoka, ville natale de l’écrivain (et où il a passé la majeure partie de sa vie), une association de lecteurs passionnés qui organise des évènements et autres expositions consacrés à lui. Sur leur site internet, nous trouvons notamment une carte pensée pour marcher dans les pas de l’écrivain avec un audioguide disponible sur smartphone.

Dogra Magra, une fresque hallucinatoire aux confins de la folie

Dogra Magra est une œuvre incroyable, inclassable, iconoclaste… La résumer en quelques lignes est une mission impossible, même un mémoire universitaire ne pourrait suffire à rendre honneur à toute sa complexité. Yumeno nous plonge au cœur même de la folie tout en nous livrant en parallèle un panorama complet de l’état des recherches en psychologie et de la société du début du XXe siècle.

Alors justement, j’en ai un que je garde en réserve, une histoire de détective véridique, la plus originale et la plus extraordinaire du monde (…) A mon avis, l’histoire est d’une complexité et d’une sophistication, la solution d’une ironie comme on n’en a jamais vu. Tu penses bien que si on avait déjà fait quelque chose dans le même genre, on ne le reverrait pas deux fois, c’est garanti pur non-sens…

Comme le souligne bien cet extrait, Dogra Magra c’est aussi une formidable réflexion sur l’écriture, la définition du roman policier et les jeux qui se créent nécessairement entre écrivain et lecteur. Ici, le narrateur nous décrit l’ouvrage même que nous tenons entre nos mains, créant une formidable mise en abîme.

(…) [L]e roman policier, c’est le sport du cerveau. Le cerveau du criminel et le cerveau du détective rivalisent de techniques secrètes en jouant à chat ou à pince-mi pince-moi. La tête du lecteur, elle, est entraînée par toutes sortes d’illusions, d’hallucinations et de raisonnements pervers enfantés par ces deux cerveaux, c’est bien ça la définition du roman policier. N’est-ce pas ? T’es bien d’accord ? (…) Et je préfère te prévenir avant de commencer, il n’est pas garanti que tu comprennes quelque chose même après avoir entendu ma véridique histoire de détective. Parce que c’est du vrai roman policier absolu de première catégorie, le cerveau qui pourchasse le cerveau. Même si la solution est magnifiquement en place dès le début, elle échappe complètement au lecteur. La seule chose qu’il ressent vraisemblablement, c’est un mélange tourbillonnant d’illusions, d’hallucinations, de raisonnements spéciaux incohérents à tort et à travers…

Cette description issue du roman est peut-être la meilleure manière de résumer l’ovni littéraire qui fera la renommée de Kyûsako Yumeno. Un récit sur la folie qui est en lui-même régit par la folie et joue sans cesse avec le désir de rationalisation du lecteur. L’écriture a quelque chose d’hypnotique, elle dérange autant qu’elle aspire, brouille le cerveau du lecteur au point de lui faire ressentir le non-sens dans son état le plus brut. Sa traduction, que nous devons au célèbre Patrick Honnoré, est un véritable tour de force tant les sujets abordés sont disséqués dans leurs moindres recoins et la narration glisse toujours plus loin dans des pentes auxquelles il est impossible de s’attendre.

Dogra Magra, c’est aussi un témoignage fascinant sur notre monde tel qu’il était il y a cent ans de cela. Il est frappant de voir combien les tenants de nos sociétés actuelles étaient déjà en germes à l’époque malgré les changements technologiques et la croissance de la population qui caractérisent ces années. La description que fait Yumeno des États-Unis notamment est frappante. Difficile d’imaginer qu’une centaine d’années s’est écoulée depuis qu’il a écrit ces lignes !

Or donc, dans les Vrais Etats Parfaits Unis. En apparence, une grande puissance mondiale. Ils s’enorgueillissent d’être la première du monde. La patrie du libéralisme. Le pays idéal des vrais droits des citoyens. Comme on l’appelle et, à la différence du Japon. N’importe qui peut devenir chef de l’Etat. Tout dépend de la fortune et du pouvoir. Car le mot loyauté n’existe pas. L’argent est le tenant et l’aboutissant de toutes choses. La justice, le droit, l’argent les achète. (…) Les gouvernements ont beau se succéder. Le pouvoir des milliardaires ne change pas. Du ministre et du parlementaire au sommet. Jusqu’au flic de quartier et au simple soldat tout en bas. Ils tiennent dans leur poing toute la force vitale du pays.

Tout au long de ses 802 pages, Dogra Magra tient en haleine malgré la complexité de ses propos. Prenant pour point de départ un meurtre, il navigue entre roman policier, roman psychologique et essai déjanté autour du thème de la folie. Et si, après tout, l’humanité toute entière était aliénée, avec pour chaque individu un degré différent de folie ? Alors, comment différencier les « fous » des « médecins » ? Lesquels des deux sont les plus fous ?

Dérangeant au possible, ce chef-d’œuvre de la littérature japonaise ne peut laisser personne indifférent !

Chant liminaire : Foetus / Foetus / Pourquoi t’agites-tu ? / Tu vois l’âme de ta mère / Et elle te fait peur ?

Ainsi commence le manuscrit, avant de nous poser le décor : un homme, amnésique, se réveille dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Fou, lui ? Non, c’est impossible ! Il cherchera à se débattre parmi les embûches de l’institution pour recouvrer la mémoire et prouver qu’il n’est pas fou… Des investigations qui l’amèneront à découvrir de drôles de recherches menées par des médecins psychiatres à la folie patente… Dans ce roman, le lecteur découvre au fil des pages de nombreux documents qu’il est amené à lire pour mieux comprendre et mieux se perdre, tandis que les documents prennent peu à peu la présence sur le récit.

Mais nous n’en dirons pas plus et vous laisserons tout le bonheur de découvrir par vous-même cette impressionnante fresque hallucinée qui vous attend !

Le tambour (d’)Ayakashi, entre théâtre nô et ressorts des romans policiers

La traduction d’Alexandre Fernandes chez Picquier.

Lorsque Yumeno commence à écrire dans des revues, en 1917, il mène en parallèle une activité de professeur de théâtre nô. Dans ce roman d’une centaine de pages, les connaissances de l’auteur dans ce domaine sont évidentes. Filtrant là encore avec le roman policier – le narrateur nous narre son histoire pour prouver par des explications surnaturelles qu’il n’y est pour rien dans les crimes qui lui sont reprochés – l’auteur rejoue les grandes histoires de fantômes dont le théâtre japonais est particulièrement friand.

Je suis tellement heureux ! Enfin, j’ai l’occasion de coucher sur le papier l’histoire du tambour Ayakashi… Son nom, Ayakashi, lui vient de sa caisse de résonance qui n’a pas été fabriquée, comme c’est généralement le cas, avec un de ces bois vulgaires dont on ne peut même pas dire si c’est du cerisier ou de l’azalée, mais à partir de bois de chêne akagashi dont les fibres forment des rayures appelées aya. C’est aussi une référence aux fantômes ayakashi qui apparaissent dans les pièces de nô. (traduction d’Alexandre Fernandes)

Ainsi commence cette histoire d’une petite centaine de pages. Le décor est posé : nous sommes en présence d’un tambour ensorcelé qui vole l’esprit de celui ou celle qui osera le frapper. Un tambour dans lequel les émotions de son créateur se sont insufflées, suite à un amour perdu…

Cette histoire nous offre une très belle plongée dans l’univers et les arts traditionnels du Japon. Sa lecture à la saveur des vieux films japonais de fantômes en noir et blanc, où l’ambiance spectrale suffit à jeter l’effroi sans description particulièrement horrifique.

Dans la préface de l’ouvrage paru chez Picquier, le traducteur Alexandre Fernandes écrit :

Le grand roman de Kyûsaku [Dogra Magra] parle de son époque et expose les doutes et les craintes de l’écrivain concernant l’avenir. « Le Tambour » se concentre quant à lui sur la question artistique ; il est en quelque sorte l’histoire de la construction d’un récit.

La traduction de Sophie Bescond chez Cambourakis.

C’est une lecture parmi d’autres possibles dans ce roman aussi complet qu’envoûtant, qui comporte désormais deux traductions en français.

Dans le timbre funèbre de cet instrument qu’il avait qualifié de miroir des émotions……dans sa langueur……dans sa mélancolie, demeurait, tapi à la base, l’écho d’une rancœur éternelle. Le tambour renfermait une amère vindicte, de celle que ne pourrait jamais éteindre une force humaine. (…) La lamentation d’un esprit qui essayait de mourir en se jetant au fin fond des enfers, mais n’y parvenait pas…… La voix d’une âme qui s’efforçait de remonter à la surface en errant aux confins d’innombrables abîmes, mais n’en obtenait pas le droit…… Qu’était-ce, sinon la voix maudissante d’un être au cœur brisé ? Qu’était-ce, sinon l’écho des regrets de Kunô ? (traduction de Sophie Bescond)

Comme toujours chez Yumeno, auteur et narrateur sont les grands gagnants, tandis que le lecteur se retrouve pris au piège du récit. Les lectures possibles sont multiples et nous ne pouvons nous fier à personne dans ce grand jeu de dupe. Et si le narrateur nous emmenait simplement là où il voulait qu’on aille pour se disculper de tous soupçons ?

Une fois la première lecture terminée, nous sommes terriblement tentés de le reprendre une deuxième fois du début en regardant notre narrateur d’un œil nouveau !

Pour celles et ceux qui hésiteraient entre les deux traductions, nous dirons que celle de Sophie Bescond, qui n’en est pas à son premier coup d’essai avec cet auteur, est plus profonde dans les explications culturelles et métatextuelles (beaucoup de notes de bas de page), là où celle d’Alexandre Fernandes paraît plus légère (avec une préface très intéressante). L’idéal, pour les plus passionnés, est de lire les deux et de faire leur choix – ou non – car l’appréciation d’une traduction reste quelque chose de très personnel !

La princesse bavarde, un conte déjanté à la Lewis Caroll

Court conte de 53 pages, La princesse bavarde est paru cette année dans un recueil publié aux éditions Ynnis : Fables et légendes de princesses japonaises. Rédigée au tout début de sa carrière, lorsque Yumeno commençait son activité littéraire pour des journaux, cette histoire n’est pas sans rappeler Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, tout en contenant en germe ce qui fait la plume singulière de l’auteur.

Dans un lointain pays vivaient un roi et sa femme. Ils avaient une seule enfant, appelée « Princesse bavarde ». Belle comme le jour, leur fille était par ailleurs bavarde comme une pie. C’était dans sa nature : elle ne se sentait bien que si elle jacassait du matin au soir, et rien ne la rendait plus triste que lorsque personne n’écoutait ses fantaisies.

Ainsi commence l’histoire de la Princesse bavarde, une jeune fille qui, à cause de ses bavardages, sera entraînée dans des histoires rocambolesques. Du pays des moineaux au royaume des Sans-bouches, en passant par la contrée des crapauds, elle rencontrera nombre de personnages hauts en couleur dans une ambiance aussi féerique qu’angoissante.

Totalement perdue, elle ne comprenait plus où se situait la frontière entre le rêve et la réalité.

Sous ses atours de conte moralisateur (gare à celles qui parlent trop !) qui reflète également les valeurs japonaises traditionnelles, Yumeno aborde différents thèmes dont la discrimination et ses ressorts absurdes. Dans un pays où personne n’a de bouche, celui qui est né avec est considéré comme un monstre.

« Ah ! s’exclama-t-elle en se relevant précipitamment. Vous, vous avez une vraie bouche… »

Elle avait presque crié. Le jeune homme sourit, découvrant ses dents blanches.

« Oui, je suis le pauvre infirme de ce pays.

— Vous, infirme ? » demanda-t-elle, plus surprise encore.

Le jeune homme répondit d’une voix calme et posée.

« Tout à fait. Nous sommes ici dans le pays des Sans-bouches. Personne, absolument personne n’a de bouche. Pas même les oiseaux et les bêtes sauvages : eux aussi sont muets. Dans ce royaume, nous n’entendons que le son de la foudre, de la pluie, de la grêle, du vent et de l’eau.

Comme l’exprime bien le dicton « Au pays des aveugles, les borgnes sont rois », tout est une question de point de vue… De la même manière que les fous sont désignés comme tels uniquement par le jugement des autres qui se considèrent comme « sains », l’infirmité n’est défini qu’au regard d’une majorité. En s’alliant au prince du pays des Sans-bouches, la Princesse bavarde montre que les différences sont en réalité essentielles à l’équilibre du monde.

La princesse bavarde est un conte déjanté plein de rebondissements, que j’ai eu beaucoup de plaisir à traduire !

L’horizon de glace, enjeux géopolitiques et roman psychologique

Avec L’horizon de glace, traduit par Sophie Bescond, Yumeno nous emmène à Harbin en Mandchourie, dans les années 1920. Inspiré d’une affaire de détournement d’argent ayant eu réellement lieu au cours de la présence japonaise en Sibérie (1918-1922), ce roman policier est construit sous la forme d’une longue lettre du narrateur à un destinataire inconnu, rédigée dans le but d’être innocenté des crimes qu’il n’a pas commis. Bien que ce ressort narratif soit fort semblable à celui de Le Tambour (d’)Ayakashi, les deux récits sont très différents. L’horizon de glace se situe à cheval du roman policier, du roman historique et du roman psychologique. Une fois n’est pas coutume, Yumeno use ici des ressorts classiques du genre policier, avec des énigmes résolues une à une, des rebondissements, un fil directeur construit.

……Alors……simultanément, je changeais aussi ma façon de penser et commençai à retourner dans ma tête une grave hypothèse. En y repensant par la suite, je crois qu’on peut dire que c’est le changement de point de vue que je fis alors…… ou pour parler plus franchement, l’instant où je réajustai le paquet enveloppé de tissu bleu sous mon bras, qui provoqua de profonds bouleversements dans la situation politique en Asie de l’Est, pour aboutir à la conjoncture actuelle……. (…) On pourrait envisager les choses ainsi : un démon de l’ennui de taille éléphantesque, qui se promenait au hasard dans la ville de Harbin, se serait brusquement métamorphosé en une sorte d’engouement extrémiste pour les enquêtes avant de prendre possession de ma caboche, avec pour conséquence le fait que je sois allé moi-même me fourrer dans le piège de la terrible destruction qui est la mienne aujourd’hui.

Bien que ce roman ne parte pas dans tous les sens comme les autres œuvres de cet écrivain, son style particulier en reste tout aussi envoûtant : le lecteur est plongé dans la psychologie du narrateur, un anti-héros pris dans une machination qui le dépasse faite de maladresses enchaînées les unes aux autres. Extrêmement documenté sur le contexte de l’époque, le réalisme historique se lie au parfum d’étrangeté qui émane de l’écriture et à l’absurdité latente du récit ; reflet de l’absurdité de notre monde.

C’était là une fâcheuse manie dont un homme nerveux et velléitaire comme moi était l’esclave depuis de nombreuses années (…) Tant pis si tu te moques encore de moi, arguant qu’on reconnaît bien là le romantisme pathologique débridé répandu chez les jeunes hommes passionnés de littérature.

Tout le récit oscille entre le tumulte historique (jeux d’espionnage entre l’armée rouge et l’armée blanche, présence de l’armée japonaise) et réflexions personnelles du narrateur. De la petite histoire d’un présumé simple soldat qui craint l’ennui et fuit le conflit, à la grande histoire qui broie les protagonistes dans son gigantesque rouleau-compresseur.

Un roman assez unique dans la bibliographie de Yumeno, qui fascine par ses multiples facettes !

L’enfer en bouteille : un récit aussi court que dérangeant

Finissons cette plongée dans l’œuvre de Yumeno avec L’enfer en bouteille, récit d’une vingtaine de pages traduit par Sophie Bescond dans L’enfer en bouteille suivi de Amour Posthume (éditions du Rat Pendu), malheureusement épuisé.

Comment aurions-nous pu imaginer que sur cette île perdue, un terrible démon viendrait subrepticement s’immiscer dans le bonheur de notre solitude ?

Le terrible démon dont il est question dans ce texte déroutant par rapport au reste de la bibliographie de Kyûsaku Yumeno, est non pas réel et palpable, mais niché au cœur de la conscience de ses deux jeunes protagonistes. Le ressort narratif de l’auteur déroute une fois de plus : le lecteur est amené à lire le contenu de trois bouteilles lancées à la mer, dans un ordre bien réfléchi, par un frère et une sœur vivant depuis des années seuls sur une île déserte. Seuls, avec une Bible, qui devient objet de fascination et vérité absolu pour les enfants. Mais quand les deux grandissent et qu’arrive la puberté, l’île paradisiaque devient enfer sur terre.

Cependant, Ayako à son tour ne tarda pas à changer de comportement. Tout comme moi, elle se mit à me contempler d’une manière différente…d’un regard bien plus doux, humide de larmes. Et je remarquai parallèlement que le contact de mon corps la saisissait à la fois d’un sentiment de honte et de tristesse.

Récit empreint de christianisme, L’enfer en bouteille mène une réflexion sur les tourments humains et la folie dévastatrice à laquelle peut mener les dogmes religieux. Un récit adapté en manga par le maître du manga ero-guro : Maruo Suehiro dans son recueil de récits éponyme.

Plonger dans les œuvres de Kyûsaku Yumeno, c’est accepter de mettre de côté, pour un temps au moins, ses réflexions linéaires et logiques qui n’auront plus aucune utilité aussi, en acceptant de plonger au plus profond de soi-même. Être prêt à regarder en face l’humanité et à disséquer les pensées de ceux qui la composent, dont nous faisons tous partie.

Nina Le Flohic

Traductrice japonais-français et grande lectrice passionnée par le Japon depuis ma plus tendre enfance, j'ai eu notamment l'occasion d'effectuer, au cours de mes études, des recherches dans le domaine de la littérature japonaise. Je suis très heureuse de pouvoir partager avec vous mes coups de cœur et expériences à travers divers articles, que ce soit dans les rubriques littérature, tourisme ou musique ! N'hésitez surtout pas à me laisser vos questions ou avis en commentaire... J'y répondrais toujours avec grand plaisir.

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