Yoshiaki Kawajiri : un grand maître à redécouvrir
Ceux qui ont construit leur culture anime dans les années 90 et 2000 n’ont pas oublié Yoshiaki Kawajiri. Son style et son chara-design inoubliables ont marqué de leur empreinte le monde de la japanimation au point d’en faire un réalisateur connu et respecté jusqu’aux États-Unis à une époque où tout restait encore à faire pour la réputation du genre.
Et pourtant, cela fait une bonne douzaine d’années qu’on ne l’a plus retrouvé aux manettes d’un film ou d’une série, et à l’époque de la HD, ses grandes œuvres – dont Ninja Scroll et Vampire Hunter D : Bloodlust – restaient étonnamment introuvables en Blu-ray chez nous jusqu’à récemment. En cette année 2025, c’est une belle lueur d’espoir pour la réhabilitation de cet auteur inestimable que représente la sortie de trois de ses premières œuvres, chez Dybex dans de belles éditions collectors. Il s’agit de celles qui ont assis sa réputation, Wicked City, Demon City et Cyber City. Trois œuvres qui marquent une première époque dans la filmographie de Yoshiaki Kawajiri, avec l’affirmation d’une personnalité d’auteur marquée, en même temps que l’essor du studio Madhouse, une des maisons de production les plus prestigieuses et innovantes de la japanime de l’époque, dont l’aura perdure encore aujourd’hui.
Si le prestige de ce véritable maître subsiste toujours auprès des initiés et de nombreux animateurs, il est tout de même dommage de constater que la présence de l’auteur semble s’être pour le moins effacée du paysage actuel et l’on peut s’interroger sur la raison, quand d’autres auteurs ayant connu leur essor à la même époque sont toujours autant célébrés. Profitons donc de cette triple sortie pour revenir sur le parcours de Kawajiri et sur son identité d’auteur, et ainsi tenter de répondre à cette question.
Dans la première partie de ce dossier en deux articles, nous reviendrons tout d’abord sur les débuts de Yoshiaki Kawajiri en tant qu’animateur et sur son passage à la réalisation avec Wicked City.

De Mushi-Pro à Madhouse : naissance d’une passion
C’est un peu par hasard que Yoshiaki Kawajiri est entré dans le milieu de l’animation. Si dès sa jeunesse, il se passionne pour le dessin, c’est plutôt le manga qui a sa préférence et auquel il rêve de se consacrer. Mais la présence dans son voisinage de Hideaki Kitano, animateur chez Mushi Production, va lui donner l’opportunité d’intégrer le studio d’Osamu Tezuka sans passer de concours d’entrée. Il n’a alors que 17 ans. C’est là qu’il va faire ses premières armes, montant les échelons petit à petit, d’intervalliste à directeur de l’animation, sous la tutelle de grands animateurs comme Osamu Dezaki, Akio Sugino et Rintarô. « Rintarô était notre « professeur » à Mushi-Pro […] Il nous a tout appris, à moi et à quelques autres. Travailler à ses côtés était une expérience très forte. » (HK magazine n°6 – Mars 1998). Il va d’ailleurs collaborer avec ce dernier tout au long de sa carrière et participera à la plupart de ses films.
En découvrant le travail de Dezaki et de Sugino, notamment lors de la production de la série Ashita no Joe à laquelle il va participer, Kawajiri va réaliser l’étendue des possibilités qu’offre le support animé (particulièrement l’animation limitée) et ainsi se prendre de passion pour cet art du mouvement : « Ashita no Joe a eu un impact énorme. C’était quelque chose qui n’aurait pas été réalisable en manga et qui m’a fait prendre conscience à quel point l’animation pouvait être intéressante. La mise en scène classieuse de Dezaki et la sensualité des images de Sugino, j’en ai fait la fondation de mon propre style. Ils ont eu une énorme influence sur moi.[Notamment] la classe du style de Dezaki et aussi son sens de l’efficacité de l’animation limitée. Ça a totalement changé ma manière d’envisager l’animation, comparé à l’animation classique à la Disney. La stylisation que cela demandait lui conférait beaucoup de puissance. Pour moi, Dezaki était un pionnier de cette recherche d’efficacité qu’exigeait la production d’animation en nombre d’image limité pour la télévision. » (+Madhouse n°2, p38-39)

En 1972, quand Mushi-Pro s’approche de la faillite et que Dezaki, Rintarô, Masao Maruyama et d’autres partent former le studio Madhouse, c’est tout naturellement que Kawajiri les accompagne. Puis, lorsque Dezaki et toute une partie de l’équipe Madhouse partent rejoindre Akio Sugino et fonder le studio Annapuru en 1980, à l’occasion de la seconde série de Ashita no Joe, Masao Maruyama sollicite Kawajiri pour prendre une place plus importante au sein du studio. À ce moment-là, le studio travaille sur Natsu He No Tobira (La Porte de l’Été), adaptation d’un shôjo de Takemiya, qui va donner à Kawajiri l’occasion de s’essayer à ce style après Ace wo Nerae en 1973, et à des personnages androgynes avec lesquels il va exceller.
On considère généralement cette période comme la seconde époque de Madhouse, et Kawajiri en deviendra alors l’une des têtes de proue et forces motrices aux côtés de Rintarô.

La réalisation à reculons
En 1984, il a l’occasion de passer pour la première fois à la réalisation pour le long métrage de science fiction Lensman. Un passage qui se fait dans la douleur : « Au départ, je n’étais pas du tout attiré par la mise en scène. À mon sens, c’était un travail ingrat, trop éloigné du dessin. Mon but était plutôt de créer le design des personnages ou d’assumer la direction technique de l’animation. Pour Lensman, les choses se sont déroulées progressivement. Dans un premier temps, j’ai accepté à contre-cœur de faire le storyboard du film en me disant que d’autres personnes prendraient la suite. Finalement, j’ai été obligé de coréaliser le film. Une fois que tout a été achevé, j’étais sûr de mon fait : je ne voulais ABSOLUMENT pas devenir metteur en scène (rires). » (HK magazine n°6 – Mars 1998).

Mais quelques années plus tard, il est invité à participer à l’anime omnibus Manie-Manie (1987, sous-titré Histoire de Labyrinthe chez nous, et ressorti récemment chez Dybex dans une belle édition) aux côtés de Rintarô et Katsuhiro Otomo, chacun réalisant un segment. Cette fois encore, il se retrouve à la réalisation par un concours de circonstances et sous la pression de ses collègues, ce qu’il détaille dans l’interview du mook +Madhouse n°2 qui lui est consacré : « Au début, je pensais juste que ce serait sympa de participer au projet simplement en tant qu’animateur. Il me semble que c’était prévu à l’origine pour Rin, Otomo (Katsuhiro) et Oshii (Mamoru). Puis, quand Oshii s’est désisté, le rôle s’est imposé à moi. Être réalisateur est une gageure, et j’avais déjà eu ma dose avec Lensman ! Mais on m’a assuré que j’aurais les coudées franches ; je me suis donc dit que c’était faisable et je me suis lancé. » (p°53)
Afin de se démarquer de ses deux co-réalisateurs, il dit être allé puiser dans la bande dessiné française plutôt que les comics US. Il est vrai que cette histoire de pilote de course futuriste doté de pouvoirs parapsychologiques et acculé par le désir absolu de gagner jusqu’à se consumer totalement, n’est pas sans évoquer l’esprit de Métal Hurlant.
En tout cas, cette expérience, si elle ne le décide pas immédiatement à embrasser la carrière de réalisateur, lui aura permis d’avoir une meilleure vision de ce rôle et d’affirmer son propre style : « C’est là que j’ai compris qu’avant de penser la réalisation en termes techniques, il fallait développer une vision, un univers, puis essayer de les retranscrire le plus précisément possible en s’appuyant sur les outils que le cinéma met à votre disposition. […] C’est à l’occasion de Manie-Manie que j’ai vraiment commencé à élaborer mon style. Et que je me suis tourné vers des histoires dont je me sentais réellement proche. » (HK magazine n°6 – Mars 1998).
Une catharsis qui va porter ses fruits lors de sa rencontre avec un auteur chez qui il retrouve un univers compatible avec ses propres goûts…

Wicked City : naissance d’un style et d’un Auteur
Cette rencontre, c’est celle de Kawajiri avec l’univers du romancier Hideyuki Kikuchi. Kikuchi est l’auteur de nombreuses séries à succès, dont la plus célèbre est certainement Vampire Hunter D. Les mondes que construit Kikuchi sont des univers souvent nocturnes dans lesquels les humains doivent frayer avec des créatures étranges, à mi-chemin entre les démons et les mutants. Il y mélange de nombreuses influences de genre. Dans D, par exemple, l’univers est à la fois un western post-apocalyptique aux éléments futuristes et médiévaux. Dans la série des Demon City et Wicked City, il s’agit de polar ésotériques dont l’ambiance évoque l’éro-guro, genre typiquement japonais hérité de l’ère Taishô mariant l’érotisme et un morbide grotesque.

Kawajiri est extrêmement séduit à la lecture de Wicked City. Il décèle à juste titre dans l’univers de Kikuchi l’influence d’un autre célèbre romancier japonais de la génération précédente à la leur : Fûtarô Yamada, auteur de récits de ninjas et de samouraïs donnant à l’Histoire japonaise un tour surréaliste. Or, l’univers de Yamada a toujours fasciné Kawajiri qui va, dans ce télescopage entre les univers de Yamada, Kikuchi et ses propres goûts et aspirations, trouver le déclic et la motivation pour assumer enfin pleinement le rôle de réalisateur.
« En adaptant [Wicked City], je me suis posé beaucoup de questions sur la manière de communiquer avec le public. Comment impliquer le spectateur autant que je l’avais moi-même été à la lecture de l’œuvre originale ? Comment le river à son écran, l’amuser, le séduire ? Le fait de vouloir partager ces sentiments avec le public, de me dévouer entièrement à lui m’a procuré une grande jouissance. [Wicked City] a indéniablement été un tournant dans ma carrière. » (HK magazine n°6 – Mars 1998).
Wicked City va ainsi marquer le début d’une collaboration particulièrement fructueuse entre Kawajiri et Kikuchi qui avait trouvé là un style dans lequel s’épanouir enfin. Plus largement, l’univers de Fûtarô Yamada va infuser dans l’ensemble de sa filmographie.

Wicked City nous présente un monde urbain et nocturne, contemporain du nôtre si ce n’est qu’il voisine avec celui des démons, créatures sensuelles, puissantes et monstrueuses, avec qui la cohabitation s’avère plutôt difficile. Alors que le traité de paix entre les deux mondes doit être renouvelé incessamment au risque de l’éclatement d’une guerre, deux membres de la garde noire, l’humain Taki et la démone Makie, doivent faire équipe et protéger le mage Maiyart, émissaire déterminant pour les négociations à venir…
Mixant le polar hard-boiled et érotique avec l’horreur fantastique, Wicked City permet à Kawajiri de s’inscrire dans la lignée des réalisateurs live qui ont éclos avec le marché naissant du V-Cinéma (films produits directement pour le marché de la vidéo, et ici donc de l’OAV). En effet, nombreux sont les jeunes réalisateurs qui on profité de ce nouveau format pour faire leurs armes sur des productions d’exploitation, alliant violence et érotisme, mais où ils pouvaient exprimer leurs talents de metteur en scène avec une véritable liberté, à la manière de ce qui avait pu se produire précédemment avec l’émergence du roman porno et du pinku eiga concomitante de l’érosion des grands studios.
Wicked City s’inscrit parfaitement dans cette catégorie. De plus, en se passant de la supervision des chaînes de TV, l’OAV permet une plus grande liberté de ton et s’adresse à un public plus adulte. C’est ce format qui permettra d’ailleurs la naissance du genre hentai, entraînant la production de toute une série de titres à l’intérêt fort discutable, à base de monstres tentaculaires, style Urotsukidoji. Il serait d’ailleurs tentant de classer Wicked City dans cette dernière catégorie, avec son mélange d’horreur, d’érotisme et de polar. Et pourtant, le film parvient à ne pas se vautrer dans le crapoteux et à s’élever bien au dessus. Une réussite due au grand talent de formaliste de Kawajiri, qui va se révéler être un metteur en scène hors pair.

Le look si typé du film en lui-même, presque en noir et bleu avec quelques touches de rouges, est autant dû aux limitations techniques et budgétaires (sensibilité et fiabilité de la pellicule à l’époque, difficulté à faire ressortir les nuances voulues, faible étendue de la palette de couleurs disponibles) qu’aux goûts de Kawajiri qui a su faire de ces contraintes une force. On pense beaucoup à John Carpenter tout au long du film (une influence importante aussi dans Demon City), et en particulier ici à The Thing, notamment dans la scène de combat de l’aéroport, où une créature démoniaque référence littéralement une des scènes du film. Mais la colorimétrie de Wicked City rappelle aussi celle de du film de Carpenter. On retrouvera d’ailleurs cette abondance des bleus et des rouges, dans une moindre mesure, dans Demon City, Midnight Eye Goku et Cyber City.


Par cette utilisation si caractéristique du bleu, il instille une atmosphère glacée et urbaine, très « film noir » à Wicked City. Le noir est blanc en couleur, pour ainsi dire.
Yoshiaki Kawajiri est un réalisateur cinéphile. Il s’est exprimé à ce sujet en interview, et certaines images fortes de son cinéma renvoient à sa cinéphilie. Son talent étant qu’il a réussi, à son tour, par son style si fort, a devenir lui-même une référence dont vont s’emparer par la suite de nombreux cinéastes, dans l’animation et bien au-delà. Les Wakowski par exemple, n’hésiteront pas à le convier à participer à Animatrix …
Wicked city va le propulser sur le devant de la scène, faisant de lui un auteur de premier plan.
Une nuit bleue glacée : une remasterisation de toute beauté
Cette nouvelle édition propose un nouveau master magnifique qui permet d’apprécier le travail de Kawajiri dans les moindres détails, d’une grande netteté, sans aucune poussière ni artefact, et avec des couleurs intenses. On n’avait jamais vu le film comme ça ! Le film est proposé en combo Blu-ray et DVD, et même sur ce format simple définition, on est à mille lieues du vieux DVD. Cette simple upgrade visuelle justifie à elle seule l’achat de cette nouvelle édition. Les disques sont insérés dans un beau steelbook reprenant le visuel principal du film. L’édition collector reprend le même steelbook, inséré dans une volumineuse box A4 (ornée du même visuel) dans laquelle se trouve aussi une carte lenticulaire ainsi qu’un storyboard complet du film et un livret contenant les dessins préparatoires du film.
La suite est à découvrir dans la seconde partie de ce dossier : Yoshiaki Kawajiri – Le Formaliste.
Wicked City est disponible chez Dybex en édition collector, ainsi qu’en édition combo Blu-ray/DVD steelbook.

