The Promised Neverland : rencontre avec Kaiu Shirai et Posuka Demizu

De passage en France à l’occasion du Japan Tours Festival 2025 pour lequel elle a dessiné l’affiche, Posuka Demizu a ravi les fans français de The Promised Neverland. À cette occasion, nous avons eu la chance, et le plaisir, de pouvoir échanger avec elle, ainsi qu’avec Kaiu Shirai, aux côtés de qui elle a réalisé ce manga incroyable.

Découvrez les coulisses de la création de The Promised Neverland et ce qui a réellement fait la force de ce duo atypique.

The Promised Neverland : rencontre avec Kaiu Shirai et Posuka Demizu

C’était il y a cinq ans. Le 15 juin 2020 était alors publié l’ultime chapitre de The Promised Neverland. Mais en dépit du temps qui s’est écoulé, ce manga est toujours autant apprécié de ses fans. Entre tension psychologique, réflexion sur la liberté et des personnages principaux atypiques confrontés à des choix déchirants, nombreux ont été les lecteurs à avoir été profondément marqués par ce titre, édité en France par la maison d’édition Crunchyroll.

Et si la puissance du scénario peut expliquer le succès de The Promised Neverland, ce n’est en réalité pas le seul élément qui a joué. En effet, l’alchimie entre Kaiu Shirai, scénariste du manga, et Posuka Demizu, la dessinatrice, a permis à ce titre de se faire une place parmi les plus grands. À l’occasion de sa venue en France pour le Japan Tours Festival, Posuka Demizu a été rejointe par son partenaire créatif. Et ensemble, ils ont accepté de répondre à nos questions. Rencontre avec un duo d’auteurs pour le moins surprenant.

Journal du Japon : The Promised Neverland met en scène des enfants dans des environnements extrêmes. Est-ce une façon pour vous de mettre en avant ces enfants qui sont obligés de grandir avant l’heure ?

Kaiu Shirai : Ce n’était pas du tout mon intention. C’est qu’il m’arrive parfois d’utiliser des enfants en tant que personnages, mais qui vivent des choses qui ne sont pas de leur âge. Maintenant que vous avez posé cette question, ça m’a fait réfléchir et c’est vrai que pour montrer le côté très extrême des situations, le plus efficace était justement d’utiliser des enfants comme personnages principaux. Cela permet de mieux représenter le côté extrême de l’histoire. Après, nous en tant qu’adultes, nous pensons qu’il faut protéger les enfants, qu’ils sont vulnérables. Mais la vérité c’est que les enfants eux-mêmes ne se considèrent pas comme étant des enfants, en tout cas ils ne voient pas la nécessité d’être protégés par des adultes. Dans leur esprit, ils sont assez mûrs, assez adultes. Et donc si on considérait les enfants comme réellement des enfants, ce ne serait pas très respectueux vis-à-vis d’eux.

Y a-t-il une scène que vous avez imaginée pour The Promised Neverland, mais que vous avez volontairement choisi de ne pas inclure car elle aurait changé la perception globale de l’histoire ?

Kaiu Shirai : Je ne vois aucune scène que j’ai coupée, en tout cas pour cette raison précisément. Mais il existe des scènes auxquelles j’ai pensé que j’ai fini par couper, car les lecteurs qui suivaient The Promised Neverland par chapitre (NDLR : dans le magazine de prépublication) auraient pu être perdus et l’histoire aurait été moins compréhensible et moins fluide. Ce n’est donc pas pour la perception globale de l’histoire que ces scènes ont été coupées, mais plutôt pour ne pas nuire à la construction narrative de l’histoire.

Posuka Demizu : Je suis entièrement d’accord avec Shirai-sensei. Alors c’est vrai que globalement, l’histoire est très sérieuse. Mais j’aimais beaucoup travailler sur la description de la vie quotidienne des enfants, parce que c’est une vie assez paisible. Et vraiment, c’est le quotidien qui m’intéressait aussi. Et ce que je n’ai pas pu mettre dans la série, parfois je l’ai ajouté sous forme de bonus à la fin de certains chapitres.

Avec le recul, y a-t-il un personnage dont vous regrettez le traitement ou que vous auriez aimé explorer davantage ?

Kaiu Shirai : Vraiment, il n’y a pas du tout de personnage que je regrette. Après, quand j’ai vu Spider-Verse, j’ai trouvé un personnage qui ressemblait à Yugo, et qui était très bien. Et j’ai ressenti une certaine sympathie pour lui. Plus précisément, j’aurais aimé qu’il vive plus longtemps. Mais en même temps, mon éditeur Sugita, m’a dit qu’il fallait que Yugo meure au bon moment et c’était le bon moment. Et il avait raison.

Posuka Demizu : Bon, déjà, il n’y a aucun personnage que je regrette. Après, j’aimais beaucoup le personnage de Conny, qu’on voit dans le premier chapitre, et c’est vrai que comme le nombre de cases était très limité, je ne pouvais pas dessiner davantage, mais j’aurais voulu la dessiner plus longtemps.

Vous travaillez ensemble depuis plusieurs années. Y a-t-il un moment précis où vous avez senti que votre duo avait trouvé son « rythme parfait » ? Comment ce lien s’est-il affiné au fil du temps ?

Posuka Demizu : Le rythme était parfait, on peut vraiment le dire. Je travaille plutôt le matin et Shirai-sensei plutôt le soir. Donc lorsque je lui envoie tout ce que j’ai fait dans la journée, c’est là qu’il commence à travailler. Et lorsque je me réveille le lendemain, j’ai sa réponse. Ce fonctionnement donne l’impression d’avoir une personne qui travaille 24h/24. La publication de The Promised Neverland ayant été hebdomadaire, nous avons pu utiliser notre temps de manière extrêmement efficace.

Kaiu Shirai : Tout comme l’a expliqué Demizu-sensei, le rythme était parfait. C’est au quatrième chapitre que les choses ont un peu changé. C’est-à-dire que lorsqu’on a travaillé les trois premiers chapitres, je sentais que peut-être elle hésitait un peu, notamment pour le personnage de Norman, qu’elle n’avait peut-être pas complètement compris. Mais lorsque je lui ai envoyé le storyboard du quatrième chapitre, c’est là qu’elle a réellement compris ce personnage. Peut-être que jusque-là, je ne lui avais pas donné assez d’informations, mais c’est à partir de ce point qu’elle a vraiment compris qui il était. C’est à ce moment-là que j’ai ressenti une certaine harmonie entre nous, d’autant plus que Demizu-sensei a compris parfaitement mes intentions quant à l’histoire. C’est comme si nous courions ensemble et qu’elle m’accompagnait à la perfection dans cette course. Même dans notre fonctionnement, tout était harmonieux. Je lui envoyais mes storyboards, elle m’envoyait les siens un peu plus développés et les crayonnés des chapitres, sur lesquels je notais mes commentaires. Par exemple, changer le placement d’une simple bulle pouvait transformer radicalement le sens de l’histoire et ça, elle l’avait parfaitement compris et savait jusqu’à quel point le moindre changement était possible.

Posuka Demizu : Travailler en duo, c’est difficile et parfois la relation devient compliquée par moments, ce qui m’inquiétait un peu. Mais grâce à la personnalité Shirai-sensei, tout s’est très bien passé.

The Promised Neverland traite de la liberté, du conditionnement et de la révolte. Y a-t-il un thème plus secret, plus personnel, que vous avez glissé dans le récit, mais que peu de lecteurs ont identifié ?

Kaiu Shirai : Niveau thème, peut-être pas, mais il y a des anecdotes qui sont tirées de mon expérience personnelle, mais tout ça, je l’ai déjà raconté au cours d’interviews précédentes et que les lecteurs connaissent très certainement. Par exemple, il y a une réplique de Maman (Isabella) dans l’arc de l’évasion (chapitre 31, tome 4) où son personnage dit à Emma : « Je devine l’amère tristesse qui t’envahit. Votre grand projet d’évasion est réduit à néant. Il est temps de renoncer. Ne laisse pas de vaines espérances te miner. Résigne-toi, c’est la seule chose à faire« . À travers ces mots, elle l’incite à tout abandonner. Mais ma propre expérience m’a prouvé le contraire. À chaque fois, je me dis qu’heureusement que je n’ai pas abandonné. Autre exemple : à un moment donné, dans une scène, on voit un personnage qui est très content d’avoir de l’eau chaude. Ça, ce n’est pas tiré de mon expérience personnelle, mais de celle de mon éditeur. Quand il est parti en voyage en Amérique du Sud, il n’y avait pas forcément d’eau chaude dans les hébergements et donc il était très content d’en avoir lorsque c’était possible. Il m’a d’ailleurs suggéré d’intégrer cette anecdote dans The Promised Neverland, ce que j’ai fait.

Posuka Demizu : De toute façon, les lecteurs, et surtout les lecteurs français, lisent tellement en profondeur l’œuvre qu’ils voient tous les thèmes. Mais personnellement, je voulais vraiment parler de la famille ou de l’amour familial. C’est dans cet état d’esprit que j’ai dessiné la famille d’Emma, l’amour que cette famille se porte ou le point de vue d’Isabella.

Avec le recul, pensez-vous que The Promised Neverland aurait eu le même impact s’il avait été publié aujourd’hui, dans un contexte éditorial et social très différent ?

Kaiu Shirai : Oui, ç’aurait pu avoir le même impact. Car chaque fois que nous créons un manga, c’est sous la forme d’une session, dans le sens échange entre le scénariste, l’éditeur et le dessinateur. Et c’est vraiment comme ça que nous avons travaillé tous ensemble, d’autant plus dans le contexte de la publication dans un magazine hebdomadaire. Et donc parfois, il y a les idées des trois personnes, mais parfois, l’édito du magazine nous donne une certaine place dans un numéro. Ça peut être au début, au milieu du numéro ou même en couleur. Et selon ce contexte, il pouvait nous arriver de carrément changer la narration afin de profiter de toutes les opportunités d’avoir de belles pages dans le magazine. La suite de la narration était également décidée selon les retours des lecteurs. Créer The Promised Neverland était donc comme une session d’improvisation. Et pour répondre à la question, travailler dans ces conditions n’a pas été un problème pour moi. De ce fait, si The Promised Neverland devait être publié maintenant, je suis sûr que le titre aurait le même impact que celui qu’il a eu. Par contre, il n’est pas exclu que le contenu de l’histoire ait été différent. C’est-à-dire que le manga a commencé sa publication en 2016, et donc en le publiant aujourd’hui, ç’aurait pu être une autre version de son histoire.

Posuka Demizu : C’est sûr que le contexte social a changé depuis la sortie de The Promised Neverland, ainsi que le contexte des dessinateurs. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, il faut savoir utiliser les outils numériques et les logiciels de 3D, donc ce contexte a changé. Mais en même temps, Shirai-sensei est une personne qui réfléchit vraiment à ce que représente une œuvre de divertissement, comme le manga. On pourrait donc avoir le même impact qu’en 2016.

Si vous deviez écrire une nouvelle histoire ensemble sans aucune contrainte de lectorat, de format ou de publication, quelle serait la toute première image ou scène que vous poseriez ?

Kaiu Shirai : Personnellement, je ne ressens pas tellement ces contraintes, mais si ce n’était pas pour un magazine shônen, peut-être que je voudrais faire quelque chose de moins spectaculaire. Car c’est vrai que pour réaliser un manga shônen, il faut vraiment proposer des scènes extraordinaires. Après, si on parle des contraintes ou des limites, lorsqu’on est pré-publié dans le Weekly Shōnen Jump, on peut parfois être soumis à un cahier des charges. Donc il faut faire la page de titre sur la deuxième et troisième page. Et si c’est un one-shot, on peut avoir les deux premières pages en couleur, ce qui est une chance, mais on a tout de même un cahier des charges qui nous conditionne dans notre fonctionnement. Ce qui n’est pas le cas avec le Shônen Jump+, la version numérique. Mais encore une fois, je ne perçois pas ce cahier des charges comme des contraintes.

Posuka Demizu : C’est vrai que comme c’était pour un magazine shônen, il y a des choses que je n’ai pas osé faire. Comme la façon dont on présente Andrew pour laquelle je me suis un peu retenue. Si The Promised Neverland n’avait pas été publié dans un magazine shônen, j’aurais bien aimé être plus explosive graphiquement. Alors que pour Miroirs, il n’y avait pas de contraintes. Je pouvais utiliser des couleurs quand je voulais et j’ai pu faire des choses que je n’aurais pas pu faire dans un manga classique. Et j’espère que ceux qui ne l’ont pas encore lu le découvriront bientôt.

Vous l’aurez compris, de leur collaboration millimétrée à leurs échanges presque intuitifs, Kaiu Shirai et Posuka Demizu forment finalement un duo rare dans le paysage du manga. Un duo à la fois complémentaire et profondément humain. Car derrière le rythme effréné d’une publication hebdomadaire, ils ont su bâtir un récit d’une intensité remarquable, qui bouleverse autant qu’il incite à la réflexion.

Même cinq ans après la publication du dernier chapitre, The Promised Neverland continue de séduire de nouveaux lecteurs, comme une preuve que certains mangas sont destinés à être intemporels.

Remerciements à Kaiu Shirai et Posuka Demizu pour leur temps ainsi qu’à Crunchyroll pour la mise en place de cette rencontre.

Juliet Faure

Tombée dans la culture japonaise avec le célèbre "Princesse Mononoké" de Miyazaki, je n'ai depuis jamais cessé de m'intéresser à ce pays. Rédactrice chez Journal du Japon depuis 2017, je suis devenue la yakuza de l'équipe. Plutôt orientée RPG et Seinen, je cherche à aiguiser de nouvelles connaissances aussi bien journalistiques que nippones.

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