L’avortement : quand la modernité japonaise s’arrête au corps des femmes

Si le Japon nous paraît avant-gardiste, il reste profondément conservateur lorsqu’il s’agit du corps féminin. Dans un pays qui a légalisé l’avortement bien avant de reconnaître la pilule, la liberté de choisir reste néanmoins soumise à des logiques d’autorité masculine et de contrôle social.

Aujourd’hui Journal du Japon vous en dit plus sur l’avortement au pays du Soleil-Levant. 

Image par hiroshi mack de Pixabay
Image par hiroshi mack de Pixabay

L’après-guerre et la légalisation de 1948

Avant d’être un droit, l’avortement (中絶 – chūzetsu) au Japon a été une affaire d’État. Sous l’ère Meiji, il était strictement interdit : l’État cherchait à accroître une population jugée vitale pour la puissance nationale. Un demi-siècle plus tard, tout s’effondre. Le pays est ravagé par la guerre, la famine s’étend, et les viols commis par les militaires américains aggravent une crise sociale déjà dramatique. Donner la vie devient un fardeau.

C’est dans ce contexte que l’affaire de la serial killeuse Miyuki Ishikawa éclate. Cette sage-femme, condamnée pour avoir laissé mourir des nourrissons issus de familles rongées par la pauvreté, choque le pays et précipite la légalisation de l’avortement. L’État agit non pas pour émanciper les femmes, mais pour encadrer la reproduction.

En 1948, la loi sur la protection eugénique légalise pour la première fois l’interruption volontaire de grossesse. Le Japon devient l’un des pionniers mondiaux en matière d’avortement, bien avant la France. Mais cette avancée n’a rien de progressiste : elle s’inscrit dans une logique de contrôle démographique et social.

Dans les années qui suivent, des milliers de femmes sont stérilisées de force au nom de cette même loi, au motif de « déficiences mentales » ou de « pauvreté ». Elles n’ont plus le choix. La loi devient un instrument de contrôle.

En 1996, la loi sur la protection eugénique est simplement renommée Maternal Health Act. Le changement de titre masque à peine une continuité idéologique : sous couvert du progrès, le contrôle du corps féminin reste intact.

Un droit ancien mais sous conditions 

L’avortement est légal au Japon depuis près de 80 ans. Pourtant, y accéder reste un parcours semé d’obstacles. La loi n’autorise l’IVG que dans des cas précis : viol, danger pour la santé de la mère ou difficultés économiques. Pour les femmes mariées, un autre obstacle surgit : le consentement écrit de l’époux, faisant dépendre leur choix le plus intime sur un simple bout de papier. Un détail administratif lourd de sens dans une société patriarcale où la décision féminine reste secondaire.

À cela s’ajoute la méthode médicale elle-même : le curetage, encore largement pratiqué, est jugé par l’OMS comme obsolète et risqué. La pilule abortive, quant à elle, n’a été autorisée qu’en 2023. Le Japon devient ainsi le 66ᵉ pays à la reconnaître, soit 32 ans après la France. Une lenteur d’autant plus frappante que le viagra avait, lui, été approuvé en seulement six mois, un contraste qui résume à lui seul la hiérarchie implicite entre santé masculine et santé féminine.

Et le coût ? Une IVG coûte entre 1 000 et 1 500 euros, sans prise en charge par l’assurance santé. Pour les femmes précaires ou les adolescentes, avorter n’est pas seulement compliqué : c’est un luxe inaccessible. 

Le tabou de l’éducation sexuelle 

Au Japon, l’éducation sexuelle reste superficielle et taboue. La loi interdit d’aborder avant le lycée les notions de contraception, de grossesse ou d’avortement. Les jeunes découvrent la sexualité dans la désinformation, souvent sur des sites pour adultes, faute de cours clairs et complets.

Cette carence éducative a des conséquences directes : les grossesses non désirées chez les mineures augmentent, un symptôme d’un système qui préfère le silence à la prévention. La pilule contraceptive n’a été autorisée qu’en 1999 et reste très peu prescrite. La pilule du lendemain, elle, n’est accessible que depuis 2011 et uniquement sur ordonnance. Chaque étape devient un obstacle  administratif, moral, médical qui freine l’autonomie des femmes.

À cela s’ajoute une pression sociale et conjugale. Dans le cadre du mariage, ce sont souvent les hommes qui décident réellement de l’usage des protections. Les femmes, isolées, sans soutien réel, hésitent à parler de contraception ou de sexualité. Et quand la prévention échoue, elles se retrouvent seules face à l’avortement. Dans ce contexte, l’IVG n’est pas un choix libre : elle devient le dernier recours d’une femme abandonnée à son sort, contrainte par un système éducatif, médical et social qui la laisse isolée.

Face à cela, quelques associations comme Action for Safe Abortion Japan ou certains collectifs féministes tentent de sensibiliser et d’informer. On peut par exemple citer, ci-dessous leur conférence de presse du 27 juin 2022 :

Mais le poids du patriarcat, combiné à la peur du déclin démographique, freine toute avancée réelle. Dans un pays où le taux de natalité atteint un niveau historiquement bas, seulement 6,1 % contre 9,5 % en France,  la question du corps des femmes devient avant tout une question politique.

Cette inertie s’explique enfin par des enjeux économiques : les méthodes chirurgicales d’avortement, plus coûteuses, rapportent davantage aux cliniques que la pilule abortive. Les médecins, en grande majorité des hommes, résistent donc souvent au changement, invoquant des « raisons de sécurité » ou craignant des poursuites judiciaires. 

Pouvoir féminin, contrôle masculin : le paradoxe japonais

Sanae Takaichi en 2025.
Sanae Takaichi en 2025.

L’arrivée au pouvoir de Sanae Takaichi, 64 ans, première femme à diriger le Japon, aurait pu incarner un tournant symbolique et politique pour les droits des femmes, notamment en matière d’émancipation. Beaucoup espéraient qu’une Première ministre, issue d’un milieu longtemps dominé par les hommes, ferait progresser les droits liés à la contraception et à l’avortement.

Mais ces attentes semblent déjà compromises : connue pour ses positions conservatrices et traditionalistes, Takaichi a réaffirmé son opposition à certaines révisions de lois, telles que la possibilité pour les femmes mariées de conserver leur nom de jeune fille.

Malgré ses déclarations en faveur d’un gouvernement plus représentatif, qu’elle souhaitait à la scandinave, son cabinet ne compte que deux femmes, tout comme celui de son prédécesseur, Shigeru Ishiba. Cette continuité traduit la persistance d’un système politique fondé sur le patriarcat, où la présence d’une femme au sommet ne garantit pas nécessairement un progrès pour la cause féminine.

Plus encore, en mettant la priorité sur la relance de la natalité au cœur de son programme, la nouvelle cheffe du gouvernement renforce l’idée que le corps des femmes doit avant tout servir les intérêts démographiques du pays, une vision qui laisse peu de place au choix individuel et à la liberté d’avorter.

Le Japon peut bien maîtriser la technologie du futur ; derrière cette modernité éclatante, les femmes avancent encore à contre-courant d’un système qui leur refuse le plein contrôle de leur corps.

Pour aller plus loin :

Voice from Japan: Interview with Kazane Kajiya — Women on Web

→ Témoignage en anglais d’une femme japonaise sur le consentement masculin, les obstacles à l’accès à l’avortement, et comment la loi affecte directement les femmes.

https://www.womenonweb.org/fr/news/voice-from-japan-interview-with-kazane-kajiya

Mizuko (2019, Kira Dane & Katelyn Rebelo)

→ Court documentaire animé. On y voit l’expérience de l’avortement de la réalisatrice, mêlé au rituel bouddhiste mizuko kuyo (rituel pour les vies non nées : avortement, fausse couche).

Sources :

Women of Controversy: Miyuki IshikawaApple Podcastshttps://podcasts.apple.com › wom…

https://www.lemonde.fr/international/article/2023/04/29/le-japon-autorise-un-acces-a-la-pilule-abortive-mais-tres-encadre_6171531_3210.html

https://www.bbc.com/news/world-asia-62515356.amp

https://asialyst.com/fr/2023/04/15/revolution-feministe-ecran-fumee-japon-pret-legaliser-pilule-abortive

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/sous-les-radars/le-bruit-du-monde-sous-les-radars-du-mardi-25-avril-2023-8160836

https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/35214/pre.face.fr.pdf

https://journals.openedition.org/revdh/20053

japon-malgre-la-toute-premiere-commercialisation-d-une-pilule-abortive-la-question-de-l-ivg-y-reste-toujours-tabou-6970683

https://www.courrierinternational.com/article/droits-des-femmes-le-japon-sur-le-point-d-autoriser-la-pilule-abortive-sous-conditions

https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC3952537

https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/chiffres/tous-les-pays-du-monde/

https://www.lemonde.fr/international/article/2025/10/21/japon-la-nationaliste-sanae-takaichi-premiere-femme-a-la-tete-d-un-gouvernement-japonais_6648409_3210.html

3 réponses

  1. Le Dall dit :

    Super fière de toi, incroyable ton article, il retrace très bien les faits !

  2. Elric Doyen dit :

    Et oui tite Couzine, le paraître cache souvent une dure réalité…
    Chapeau pour ton article, fier de toi

  3. Rodier dit :

    Quel bel article qui nous montre une facette différente du Japon.
    C’est très instructif.
    Merci pour cet éclairage

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