Ghost of Yotei nous a touchés en plein cœur

Les héros des films de samouraïs doivent souvent relever un périlleux défi : protéger des paysans d’un groupe de bandits, venger l’honneur d’un ancien maître, restaurer la fierté de son clan… pour le studio américain Sucker Punch, celui-ci était de taille : nous offrir le successeur de Ghost of Tsushima, l’un des chefs-d’œuvre du catalogue Playstation de ces dernières années.

©2025 Sony Interactive Entertainment LLC

1274 : Tsushima s’embrase

Un petit rappel s’impose. Après avoir travaillé sur la série Infamous, les développeurs de Sucker Punch souhaitaient créer un jeu plus au corps-à-corps, et dans un nouveau cadre. Ils arrêtèrent finalement leur choix sur la petite île de Tsushima, au large du Japon, qui fut au XIIIè siècle un point d’étape dans l’invasion ratée du Japon par les Mongols. Ainsi imaginèrent-ils l’antagonisme entre un descendant fictif de Genghis Khan et Jin Sakai, neveu du plus puissant samouraï de Tsushima. Jin était alors constamment torturé entre son honneur de bushi et la nécessité de devoir ruser et assassiner pour lutter contre des ennemis supérieurs en nombre. Cette tension dramatique avait alors abouti à un gameplay riche et fluide, capable de s’adapter aux envies des joueurs.

Sur le papier, Ghost of Tsushima semblait imaginer ce à quoi aurait ressemblé un épisode japonais de la licence Assassin’s Creed : il est vrai que le titre partage nombre de points communs avec les jeux d’Ubisoft. Il a finalement su se démarquer comme l’une des meilleures propositions du genre, avec son monde ouvert moins chargé et sa navigation diégétique, qui permettait de se diriger en suivant le cours du vent, de profiter de paysages somptueux et de panoramas tout droit sortis des estampes ukiyo-e. À tel point que ce fut en réalité, quelques années plus tard, à Assassin’s Creed Shadows de tenter de se départir de l’ombre de son challenger en proposant à son tour une aventure sur l’archipel nippon.

Le succès de Ghost of Tsushima fut immense : loué par les joueurs et les développeurs japonais, salué pour l’écriture de ses personnages et sa technique, il est aujourd’hui le jeu le plus vendu et récompensé du studio, relevant d’autant plus haut la barre à franchir pour son héritier.

1603 : l’Onryô s’éveille

Il était une fois un poète nommé Michizane, qui fut chassé de la capitale par le clan Fujiwara et mourut loin de chez lui. On raconte que son fantôme réapparut à Heian et qu’il foudroya tous ceux qui l’avaient jadis calomnié.

L’histoire de Michizane est l’un des exemples les plus connus du mythe de l’onryô, un spectre revenu dans le monde des vivants pour accomplir sa vengeance. C’est également le nom que les habitants de l’île de Hokkaidô donnent à Atsu, l’héroïne de Ghost of Yotei, lorsqu’ils la voient miraculeusement se relever après son duel contre un homme vicieux surnommé « le Serpent ». Atsu est elle-même en quête de vengeance après avoir vu sa famille massacrée par le gang des Six de Yotei, des hommes masqués à la solde de l’ancien seigneur de l’île, chassé du pouvoir par le clan Matsumae.

Qu’on se le dise : la plus grande force de Ghost of Yotei n’est pas son histoire, au thème vu et revu, notamment dans d’autres titres Playstation comme The Last of Us Part II. Le jeu nous donne rapidement la possibilité de vaquer librement à nos occupations, sans réellement nous contraindre à suivre les missions principales. Nous disposons dès le départ, par exemple, du grappin pour pouvoir explorer des zones surélevées, alors que Jin devait l’obtenir en sauvant un forgeron et son village des Mongols. On peut donc se perdre des heures sans progresser dans le scénario ni même en ressentir le besoin. Les Six de Yotei restent avant tout une toile de fond dans un bac à sable beaucoup plus vaste, et ne se distinguent pas vraiment des autres récits secondaires. Il n’existe d’ailleurs pas de menu classique pour choisir une quête à suivre : à la place, un système de primes qu’il faut épingler à la carte, et où l’on retrouve pêle-mêle nos némésis, puis des duellistes en quête de gloire, ou encore un musicien nous demandant de l’aider à donner vie à son nouvel instrument.

©2025 Sony Interactive Entertainment LLC

Une fois le katana en main, nous retournons immédiatement en terrain connu. Le système de combat de Ghost of Tsushima, déjà très efficace en son temps, revient ici avec quelques améliorations. Le système de postures, adaptées pour se défendre des différentes armes ennemies, est remplacé par un arsenal jouant le même rôle : le katana permettra ainsi de se défendre des autres épéistes, tandis que les doubles lames nous serviront particulièrement contre les lanciers. On peut aussi désarmer nos adversaires en profitant de certaines ouvertures, tout en restant vigilant à ne pas soi-même perdre son sabre. Dans ce cas, on peut non seulement le récupérer – difficilement – mais aussi se saisir d’autres armes pour les projeter sur nos assaillants et leur infliger de monstrueux dégâts. Très rapidement, Ghost of Yotei exige de notre part que nous nous adaptions en permanence alors que l’ennemi nous surpasse sans cesse en nombre. Sur ce point, l’apprentissage est certainement plus rude qu’il ne l’était chez son prédécesseur. Même chose pour les esquives et les parades, dont la maîtrise peut être complexe mais parfois indispensable face à certains boss. Quelques soucis de caméra n’aideront malheureusement pas à rendre les combats plus lisibles lorsque nous sommes encerclés. Malgré tout, le gameplay de Ghost of Yotei reste très satisfaisant. Et surtout, ce n’est, une fois encore, pas son principal argument.

2025 : un jeu en « parfaite lumière »

Peut-être s’agit-il d’un amusant signe du destin : au jour où ces lignes sont écrites, Shadow of the Colossus, le chef-d’œuvre de Fumito Ueda, fête ses vingt ans. Nous y incarnions Wander, un mystérieux cavalier parcourant de vastes étendues et des vallées désolées pour y abattre seize colosses et extirper une jeune fille de son sommeil maudit. Cette sobriété majestueuse a conféré au titre le statut de jeu culte, au point d’être cité par nombre de développeurs comme une source d’influence majeure – dont Hitedaka Miyazaki, créateur de la série Dark Souls.

Sucker Punch citait également Shadow of the Colossus parmi les sources principales du développement de Ghost of Tsushima. Pourtant, c’est bien dans Ghost of Yotei que l’hommage est le plus appuyé. Dès les premières minutes, le titre impacte par la mise en scène de ses grands espaces. Nous évoluons dans un monde ouvert autrement plus vaste, avec des points d’horizon plus lointains et, surtout, une présence humaine beaucoup moins marquée dans le paysage. Pour les anglophones, nous parlerions ici de wilderness, que l’on pourrait traduire par « étendues sauvages », car c’est bien la sensation que nous procure ce jeu.

Loin d’être un monde ouvert urbanisé, aménagé par des voies toutes tracées, des parcours clairement lisibles et de nombreux marqueurs de quêtes, Ghost of Yotei cultive le vide immense et la rencontre sauvage. Nous cuisinons nous-même notre nourriture en tournant notre manette et devons nous fier au crépitement du feu sur nos aliments pour jauger de la cuisson ; nous battons nous-même le fer de notre lame après l’avoir chauffé lorsque nous améliorons nos armes ; parfois même nous caressons nous-même la manette du bout des doigts comme s’il nous fallait jouer du shamisen en temps réel, l’instrument en main. Tout semble beaucoup plus tactile, plus préhensible, en comparaison du premier jeu, et l’on pourrait aisément déceler l’héritage d’un Red Dead Redemption 2 dans ce souci extrême du détail.

©2025 Sony Interactive Entertainment LLC

Il en va de même pour les personnages secondaires. Contrairement à un monde ouvert classique où nous venons consciemment à la rencontre de donneurs de quête ou de cibles à abattre, la rencontre est ici beaucoup plus sauvage et improvisée. Des ennemis nous repèrent au loin pendant que nous filons le plus vite possible, nous tendent une embuscade ou, au contraire, trouvons-nous au hasard de nos pérégrinations des compagnons d’infortune, des alliés, des marchands. Ces derniers viendront même parfois s’inviter dans notre campement, telles des lucioles attirées par la lueur de notre feu, pour discuter de l’île, de ses tourments, ou de choses plus prosaïques sur leur quotidien. Nous parlons, nous mangeons ensemble, nous faisons du troc. Ghost of Yotei ne néglige pas son cadre géographique et nous permet même d’échanger avec les Ainous, les premiers habitants de l’île d’Hokkaido, avec lesquels nous partageons des éléments de leur culture et même des dialogues dans leur propre langue.

Les Aïnous ont justement un proverbe, que l’on pourrait traduire par : « Chaque chose en ce monde a un rôle à jouer. ». C’est ce qu’il semble ressortir de l’expérience globale que nous offre Ghost of Yotei. Il y a une maîtrise technique de la part de Sucker Punch qui fait de ce jeu un nouveau mètre étalon dans la restitution des effets météo, de la lumière, de la résolution tant que dans sa fluidité d’image et sa vitesse de chargement. Rendez-vous compte : il ne faut qu’une poignée de secondes depuis le menu de la Playstation 5 pour se retrouver dans sa partie, sans passer par un autre menu en jeu. Même chose pour le passage entre le passé et le présent, d’une simple pression du pad tactile à la volonté du joueur, pour assister aux souvenirs d’enfance d’Atsu dans un lieu précis. Il y a ensuite une expertise dans la mise en scène et le level design depuis le premier jeu. On retrouve d’ailleurs le mode cinématographique « Kurosawa » (en hommage au réalisateur des Sept Samouraïs) ainsi qu’un mode lo-fi, plutôt inspiré de l’anime Samurai Champloo, qui permettront aux joueurs de redécouvrir le jeu sous de nouvelles perspectives lors d’une autre partie (on déconseillera toutefois ces modes de jeu alternatifs pour une première découverte). Soulignons enfin le travail du compositeur Toma Otowa qui parvient à nous offrir une fresque épique profondément japonaise, sans pour autant se contenter de singer la partition d’Ilan Eshkeri et Shigeru Umebayashi pour Ghost of Tsushima. Il parvient notamment à un certain tour de force, en donnant à la musique une empreinte plus moderne voire western, assez raccord avec l’image de loup solitaire de son héroïne. Une bande-originale marquante, dans une année jeu vidéo décidément généreuse en la matière.

Les Aïnous ont également une manière bien à eux de saluer. « Irankarapte » ne se traduit pas simplement par un bonjour, mais plus exactement : « Permettez-moi de vous toucher le cœur. ». Fort de l’héritage de son aîné, grandiose par ses partis pris, Ghost of Yotei est sans conteste parvenu à nous séduire, et certainement hantera-t-il nos mémoires de joueurs pour les années à venir. Au moins jusqu’au troisième volet de la série ?

Loïc Delahaye-Hien

Auteur de livres d'analyses sur les jeux vidéos chez Third Éditions. "Dans l'abîme de Dishonored : refonder l'immersive sim" sorti en 2024 Prochain ouvrage à paraître en 2025.

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