Le Maître du Kabuki – Lee Sang-Il : à la rencontre d’un Maître

Nous vous en parlions il y a quelques jours dans notre compte-rendu de la dernière édition du Kinotayo, mais la sortie du film Le Maître du Kabuki en cette fin d’année est un événement à souligner, tant ce film d’une grande qualité – et succès de l’année au Japon avec plus de 11 millions de spectateurs – nous a séduits. Mais c’est aussi parce que, en tant que premier film de Lee Sang-Il à bénéficier d’une sortie nationale sur les écrans français, il marque un petit jalon en réparant une injustice : il nous semblait en effet incompréhensible que ce réalisateur parmi les plus importants du Japon n’ait pas encore la reconnaissance qu’il mérite chez nous.

©SHUICHI YOSHIDA/ASP ©2025 « KOKUHO » Film Partners

En 2017 déjà, lors d’une précédente édition du festival, son film Rage – Ikari nous avait complètement estomaqués. Ce film intense qui empruntait faussement les atours du thriller pour mieux s’intéresser à la mécanique des rapports humains, de l’attachement et de la confiance, traduisait une grande maîtrise du récit et de la mise en scène ainsi qu’un talent rare pour la direction des comédiens. Certaines et certains y trouvaient d’ailleurs parmi leur meilleurs rôles et leurs performances les plus justes et intenses. Une technique sans faille, mise au service d’un cinéma humaniste malgré la noirceur du monde qu’il décrivait.

Le réalisateur n’en était pas pour autant à son coup d’essai, puisque Le Maître du Kabuki est son douzième long métrage et que son premier – un moyen métrage d’une cinquantaine de minute et film de fin d’étude – Chong, datait de 2000 et lui avait déjà permis de se faire remarquer. Il y abordait alors la thématique des Japonais d’origine Coréenne (qu’il est lui-même). S’en suivirent notamment 69 en 2004, premier film de studio (produit par Toei) et adaptation du roman éponyme et autobiographique de Ryû Murakami ; un joyeux film d’entrée dans l’âge adulte sur fond d’amitié, de drague et de révolte étudiante en 1969, et sa première collaboration avec un de ses acteur fétiche, Satoshi Tsumabuki. Puis Hula Girls en 2006, adapté d’une histoire vraie narrant le combat d’un groupe de fille créant un spectacle de danse hawaïenne pour sauver leur village minier du nord du Japon. Un joli succès critique et publique sur une thématique plutôt classique. Mais c’est avec Villain que l’on peut vraiment identifier la solidification du style du réalisateur en 2010 : un film très sombre et paradoxalement beau et humain qui marque ses retrouvailles avec Satoshi Tsumabuki dans un de ses plus beaux rôles et sa première collaboration avec le romancier Shûichi Yoshida avant Rage et Le Maître du Kabuki.

Nous avons eu la chance de nous entretenir avec le réalisateur, venu lui-même présenter son film à l’occasion du Kinotayo.

Extraire l’essence de l’histoire

Journal du Japon : Vous faites un cinéma extrêmement maîtrisé, tant au niveau de l’écriture que de la direction artistique, de la direction d’acteur et du montage. Quel est votre rapport aux différentes étapes de l’élaboration d’un film ? Y a-t-il une étape plus déterminante ou difficile à vos yeux qu’une autre ?

Lee Sang-Il : C’est difficile de faire un choix. Je dirais que chaque étape a sa difficulté. L’étape du scénario est une sorte de dialogue avec moi-même, un combat personnel que je dois mener. Et lorsque je parviens à l’étape du tournage, j’ai terminé ce combat et vais maintenant faire face à une autre difficulté : je dois me confronter à égalité à de nombreuses personnes, ce qui demande beaucoup d’énergie. Ensuite, l’étape du montage est celle où il m’est nécessaire de me montrer le plus objectif. C’est aussi le moment où le film se rapproche au plus près de ce qui va devenir un objet commercial. Il y a donc d’autres vecteurs qui vont entrer en ligne de compte. Parvenir à bout de tout cela, c’est aussi un travail difficile. Je n’ai donc pas une étape à citer en particulier.

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Justement, en ce qui concerne l’étape de l’écriture. Vous avez écrit beaucoup de vos scénarios vous-même, mais pas celui du Maître du Kabuki pour lequel vous avez fait appel à Satoko Okudera ( NDLR : scénariste du film qui a aussi écrit les scénarios des premiers films de Mamoru Hosoda La Traversée du Temps, Summer Wars et Ame et Yuki). C’est aussi la troisième fois que vous adaptez une histoire de Shûichi Yoshida (NDLR : auteur du roman à l’origine du film, ainsi que de Akunin-Villain et Ikari-Rage, adaptés précédemment par Lee Sang-Il). Qu’avez-vous trouvé chez Shuichi Yoshida qui entre en résonance avec ce que vous souhaitez raconter et qui fait que cette collaboration se poursuit depuis déjà 3 films.

Tout d’abord, concernant Shûichi Yoshida, c’est véritablement sa façon de brosser des portraits plein d’humanité qui me parle. Il va souvent mettre la lumière sur la laideur humaine, mais étrangement, ce qui transparaît à travers cette laideur est quelque chose d’extrêmement beau ou bon à la fois. Il y a vraiment une saveur particulière dans ses personnages principaux et c’est ce qui m’attire beaucoup dans ses récits.

Pour vous citer un exemple concret : dans la relation entre Kikuo et Shunsuke, ce que l’on imaginerait normalement est une relation de jalousie, de vengeance et de haine aussi. C’est sûrement ce qui est en train de se produire à l’intérieur des personnages. Mais à travers le kabuki, toute cette colère, cette jalousie proprement humaine va finalement être comme nettoyée. Leur âme s’en retrouve lavée. Et c’est ce genre de passage là – de sentiments comme la jalousie vers une sorte de purification de l’esprit – dont j’ai l’impression que seul Yoshida est capable.

Ensuite, nous nous entendons naturellement très bien. Nous avons une bonne alchimie, à tel point que même si c’est Yoshida qui a écrit le roman à la base du film, j’avais presque l’impression de l’avoir écrit moi-même. C’est une proximité que j’avais déjà ressentie avec les précédents films, Akunin (Villain) et Ikari (Rage).

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Qu’est-ce qui a fait que vous avez eu besoin de ce troisième regard de Satoko Okudera pour adapter le scénario ?

Tout d’abord, Kokuho (NDLR : titre original du Le Maître du Kabuki, terme qui signifie « trésor national ») est un roman qui contient énormément d’informations. Il y a de nombreux personnages qui n’apparaissent pas dans le film ou ont un très petit rôle et sont décrits vraiment longuement dans le roman. Si j’avais été trop fidèle au roman, il y aurait eu de quoi faire une série de 8 ou 10 épisodes. Le plus grand danger, dans ce genre de projet c’est de faire une sorte de résumé du livre, qui ne prendrait que les meilleurs moments. Ça aurait été une grande erreur. Pour pouvoir en extraire l’essence et obtenir une structure solide pour le film, j’avais besoin de quelqu’un de talentueux comme Madame Okudera.

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La quête de l’acteur juste

Ensuite, je voulais revenir sur la question du travail avec les acteur.rices. C’est quelque chose qui me frappe toujours dans vos films, notamment quand j’avais découvert Rage en 2017 au festival Kinotayo aussi. J’avais été frappé par la justesse que vous parvenez à obtenir de vos acteurs y compris lors de scènes très intenses qui pourraient très facilement tomber dans le pathos. C’est toujours très subtil. Sachant que vous avez travaillé plusieurs fois avec certains comme Satoshi Tsumabuki ou Ken Watanabe, et que vous avez déclaré que si vous n’aviez pas trouvé Ryo Yoshizawa pour ce film, vous ne l’auriez peut-être pas tourné. Que cherchez-vous donc chez un acteur ? Quelle est votre méthode de travail avec les comédiens ? Qu’avez-vous trouvé de déterminant chez Ryo Yoshizawa et qui était nécessaire pour le rôle de Kikuo ?

Concernant Ryo Yoshizawa, je dirais qu’il y a déjà sa beauté physique qui est un talent en soit. Mais ce n’est pas tout. C’est justement parce qu’il est si beau que l’on a envie de savoir ce qui se cache derrière, de découvrir sa beauté intérieure. Il a vraiment cette capacité de susciter l’intérêt des gens et l’on sent qu’il y a, derrière cette beauté, un espace extrêmement vaste que l’on peut creuser encore et encore, sans en atteindre le fond. Je pense que c’est une des particularités de cet acteur qui était vraiment nécessaire pour le personnage de Kikuo.

Ensuite, pour répondre à votre question sur ce que je recherche chez un acteur, c’est un peu abstrait. Je ne leur demande pas beaucoup, si ce n’est une impression de vérité, de sincérité.

Après, je veux des acteurs qui ne se laissent pas ensevelir. Quand on a une image à l’écran, il y a énormément d’informations. Par exemple pour une scène citadine, il y a des passants, des voitures, etc. Et lorsque l’acteur se retrouve dans ce décor, je veux que, malgré le déluge d’information autour de lui, il ne se laisse pas submerger et ne se fonde pas dans ce décor, mais garde sa présence. C’est cette capacité-là que je recherche chez eux.

Est-ce que vous pensez à cette qualité qu’on pourrait appeler le charisme, ou bien est-ce différent ?

C’est ça, en effet.

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Et donc, votre travail sur le plateau n’est pas très directif ? Laissez-vous beaucoup de liberté aux comédiens ? L’improvisation a-t-elle une certaine place ?

Cela dépend des films. Mais une des grandes règles dans ma méthode de travail est de faire beaucoup de répétitions en amont du tournage. Nous allons alors non seulement répéter ce qui est dans le scénario, mais aussi ce qui n’y est pas. Je vais donc souvent demander à mes acteurs de faire de l’improvisation sur des scènes qui auraient lieu avant et après ce qui se passe dans le scénario, car le scénario n’extrait qu’une petite partie de la vie des personnages, tandis que l’acteur doit inclure leur vie entière dans son jeu. Donc pour moi, l’avant et l’après sont très important.

Vous semblez avoir un découpage très précis, avec une caméra très stable. Est-ce que vous story-boardez beaucoup ? Laissez-vous les comédiens se déplacer selon leurs impulsions, ou bien, après ce travail en amont dont vous venez de parler, le jeu est-il plus encadré, déterminé ? Comment procédez-vous ?

C’est plutôt la deuxième réponse, je dirais. Je vais laisser une certaine liberté de déplacement au comédien – il n’y a pas de story-board. Mais ce n’est pas pour autant une liberté totale : je vais leur donner une liberté au sein d’une contrainte. Au début, les acteurs semblent avoir une grande liberté. Puis je vais les contraindre au fur et à mesure, réduire leur territoire, leur marge de manœuvre. C’est l’impression que j’ai. Cependant, le but n’est pas de rétrécir leur champ d’action, mais plutôt qu’ils viennent répondre à cette contrainte, y réagir.

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Montrer le kabuki comme jamais auparavant

Justement, tout à l’heure, vous parliez déjà du tournage comme d’une certaine confrontation. Comment procédez-vous avec votre chef opérateur, votre cadreur ? Sur ce film, vous travaillez avec Sofian El Fani (NDLR : Directeur de la photographie connu notamment pour La vie d’Adèle, Timbuktu ou Pupille), que vous aviez rencontré sur le tournage de la série Pachinko. Qu’est-ce qui a été déterminant dans ce choix ?

Pachinko était une série hollywoodienne. J’avais donc peu de liberté au moment du tournage, mais la collaboration avec Sofian a été très confortable. J’ai alors pu constater qu’il avait une grande capacité à capter les mouvements des acteurs et ce qu’ils dégagent. Lorsqu’il a été question de filmer le kabuki pour ce film, je voulais dépasser toutes les règles strictes et les contraintes de cet art pour pouvoir en redécouvrir sa beauté. Je cherchais donc un chef opérateur qui serait capable d’exprimer cela. Sofian convenait parfaitement à ce profil. J’avais aussi pu constater avec La Vie d’Adèle qu’il était particulièrement doué pour capter l’intensité des acteurs et de leur regard lors des gros plans. Comme vous le savez, les acteurs de kabuki portent un maquillage très épais. Ce qui est le plus expressif dans ces visages poudrés, ce sont les yeux, le regard. Je voulais que l’on puisse capter la lutte intérieure qui se fait en eux à travers ces regards. Nous avons donc beaucoup travaillé là-dessus lors du tournage avec Sofian, afin de déterminer à quel moment faire des gros plans en fonction des mouvements des acteurs.

JDJ : Concernant le kabuki, comment s’est passée votre prise de contact avec ce monde ? Était-ce un univers que vous connaissiez déjà particulièrement bien ? Ou avez-vous dû faire appel à des gens de ce milieu pour mieux le comprendre et le mettre en scène ?

Mon intérêt pour le kabuki vient d’un acteur qui a réellement existé ; un onnagata (NDLR : acteur spécialisé dans les rôles de femmes) qui fut reconnu trésor national vivant. C’est en apprenant la vie qu’il a mené qu’est né mon intérêt pour ce monde. Ensuite, pour l’élaboration d’un film sur ce thème, j’ai pu bénéficier de l’aide d’un acteur de kabuki. Il m’a emmené dans les coulisses, dans les loges et m’a expliqué ce qui s’y passait pendant les représentations. Il m’a raconté ce qu’y était la vie quotidienne. Son aide a été précieuse.

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Un cinéma humaniste

Je voudrai revenir un peu sur une thématique qui irrigue votre cinéma et que vous avez effleurée tout à l’heure en parlant de votre collaboration avec Shûichi Yoshida. Vous pratiquez un cinéma très humaniste dans lequel vous vous intéressez de près à la question des individus en marge de la société, ou perçus comme tels et qui peuvent être mis à l’écart, rejetés ou considérés comme monstrueux. C’est quelque chose qui court un peu dans tous vos films. Vous-même êtes d’ascendance coréenne et votre premier film portait d’ailleurs sur ce sujet. Est-ce votre vécu personnel qui est à l’origine de cet aspect de votre cinéma et qui fait que ce sujet semble si important pour vous ?

Effectivement, j’ai des origines coréennes. Mes grands-parents sont arrivés au Japon après-guerre. C’était des Japonais d’origine coréenne de la première génération, et mes parents de la seconde génération. Forcément, je suis né après tout le parcours qu’ils ont dû mener, et même si je ne me suis jamais senti exclu ou victime d’exclusion, j’ai un peu hérité de toute cette vie qu’ils ont mené avant moi. Cela reste cependant beaucoup moins fort qu’un héritage comme celui du kabuki évoqué dans le film. J’ai malgré tout en moi cette sensation que je viens de l’extérieur et, lorsque je fais des films, elle se réveille quelque peu. C’est central, en moi ! C’est peut-être aussi pour cela que je m’intéresse autant aux personnes en marge de la société. C’est vraiment quelque chose qui vient de mes racines.

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Justement, comment percevez-vous l’évolution que l’on peut ressentir ces dernières années, non seulement dans la société japonaise, mais plus largement dans le monde, de voir de plus en plus de repli sur soi et de défiance à l’égard de l’extérieur ou des gens différents ou qui refusent de rentrer dans le moule ?

C’est un phénomène que je ressens aussi au Japon. En ce sens, Le Maître du Kabuki est quelque peu une œuvre « meta ». On ne va pas y traiter directement de ce problème de société, mais à travers ce personnage d’outsider qui intègre un monde extrêmement fermé, c’est l’un des thèmes du film. Je veux montrer comment il va, sans abandonner ses racines, conserver son identité tout en intégrant ce monde-là. C’est un thème qui fait écho directement à la société actuelle. J’ai cet idéal de mener une vie pareille à celle de Kikuo !

Entretien réalisé le 4 décembre 2025.

Nous tenons à remercier chaleureusement Miyako Slocombe qui a assuré la traduction simultanée de cet entretien, ainsi que Laurence Granec et Vanessa Fröchen pour avoir en avoir assuré l’organisation.

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