David Bowie et le Japon : une histoire d’amour venue d’ailleurs

Il y a quasiment un mois maintenant, un génie nous a quitté.
Les hommages se succèdent depuis lors, du témoignage à la biographie succincte, tous chantant les louanges de cet homme venu d’ailleurs et reparti dans les étoiles. Au final, peu importe qui nous l’a envoyé, estimons notre chance d’avoir pu vivre quelques années aux côtés de cette créature qui traversait les décennies avec superbe et qui nous laissait croire, à tort, qu’elle serait toujours à nos côtés, quoi qu’il arrive.
Son cadeau d’adieu vaut tout l’or du monde, une œuvre dont la richesse et l’influence se découvre un peu plus chaque jour.
Si l’on connaît David Bowie pour sa musique, ses talents d’acteur ou de peintre, le public en sait moins sur sa passion pour le Japon : une source d’inspiration majeure à ses débuts qui se muera en un amour indéfectible.

Journal du Japon a donc décidé de rendre un dernier hommage à Ziggy, au Duke, à David Jones en se penchant sur cette idylle.

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(c) Masayoshi Sukita

Le kabuki, source d’inspiration intarissable

Dans le milieu des années 60, sa carrière ayant du mal à décoller, David Jones envisage sérieusement de devenir moine bouddhiste. Mais c’était avant de rencontrer Lindsay KEMP, danseur et mime qui, à l’époque, enseignait au London Dance Center. Au delà de la relation passionnelle qu’ils entamèrent, les cours de KEMP furent une sorte d’électrochoc qui achevèrent la transformation de David Jones en David Bowie.

dbowie_gl_9oct12_rex_b7Lors de ces cours, David apprendra le mime, le théâtre et la danse, mais fera surtout sa première rencontre avec la culture japonaise, alors très en vogue dans l’Angleterre de l’après-guerre. Son mentor, de son propre aveu, est lui-même influencé par le Japon, notamment avec le film muet Une Page Folle, réalisé par Teinosuke KINUGASA en 1926 et considéré comme l’un des monuments du film muet mondial [le film est d’ailleurs très inspiré par le courant expressionniste allemand, dont David Bowie sera un grand fan, NDLR]. Grâce à lui, il fera la connaissance du compositeur Toru TAKEMITSU qui l’initiera aux codes du nô et du kabuki. Il en empruntera ainsi certains tours (keren) comme le hayagawari qui permet des changements rapides de costumes sur scène en employant la technique du hikinuki [la couche la plus externe est maintenue avec seulement quelques fils, tirés par un assistant ou « kuroko », NDLR].

Il croisera également la route de Tamasaburo Bando V, célèbre acteur de kabuki et onnagata [personnage féminin dans le théâtre kabuki où seuls les hommes sont autorisés à jouer, NDLR]. Ce dernier lui apprendra l’art du maquillage kabuki, ce qui posera les bases de sa transformation physique en Ziggy Stardust, soulignant d’autant plus son androgynie.

Et si l’artiste est connu pour ses métamorphoses faciales, sa coupe de cheveux rousse l’est tout autant… là encore le Japon n’est pas loin ! Ainsi, en 1971, Bowie parcourt le magazine féminin Honey dans lequel figurait quelques clichés capturant les créations du fantasque Kansai YAMAMOTO. La modèle portait alors la perruque caractéristique de la danse du lion… dans le kabuki.

Honey magazine Kansai Yamamoto
Même si la crinière rouge attira instantanément le regard de David Bowie, les vêtements de Kansai YAMAMOTO l’intéressèrent tout autant, marquant le début d’une belle collaboration.

L’avant-gardisme japonais et la mode

(c) Masayoshi Sukita

(c) Masayoshi Sukita

woodland creatures yamamoto bowieKansai YAMAMOTO est le premier créateur japonais à avoir présenté un fashion show à l’étranger. Cette collection de mai 1971, montrée au  Great Gear Trading Company de Londres était fortement inspirée par le kabuki avec l’utilisation des techniques bukkaeri [changement de costume rapide visant à révéler la vraie identité d’un personnage, NDLR] et kuroko, le tout sur la chanson traditionnelle Ohayashi.

Bowie assista à cette représentation et, impressionné, ira tout de suite acheter ce qui deviendra le fameux « Woodland Creatures ». Le costume évoque l’année du lapin et O-Tsukimi, la fête de la lune [Tsuki-yomi, le serviteur-lapin du Dieu de la lune étant visible, selon la légende, sur une certaine face de celle-ci lors de cette fête, NDLR]. Le mystère et l’aspect apparition/disparition collaient alors parfaitement à David Bowie et ses changements de personnages : le choix de cette combinaison n’est donc pas le fruit du hasard.

L’année suivante, David entrera en contact avec YAMAMOTO via sa styliste Yasuko TAKAHASHI qui lui avait déjà fourni quelques tenues du créateur. Il lui demande alors de confectionner les costumes de sa seconde tournée américaine, puis neuf supplémentaires pour ses tournées anglaise et américaine de 1973-1974 lors de la période Aladdin Sane. Le travail avec Bowie est d’autant plus plaisant car son aura androgyne correspond tout à fait aux canons de beauté japonais. David fascine et permettra à YAMAMOTO d’avoir une belle renommée auprès des artistes internationaux, encore de nos jours (Lady Gaga par exemple).

tenues yamamoto david bowieDe leur partenariat naîtront certains des costumes les plus connus de David Bowie comme la cape que nous évoquions au-dessus [dont les kanji se lisent « De », « Vi » « To » « Bo » « i », l’association formant l’étrange phrase « l’homme qui vomit et lance des mots provoquants en vous menaçant violemment », NDLR], ou la combinaison asymétrique tricotée s’inspirant des tatouages yakuza et des motifs de kimono.
N’oublions pas également la tunique en satin que l’on peut voir dans le live Ziggy Stardust, très chargée en double-sens : les pignes de pin sont un symbole de longévité au Japon mais aussi, dans le théâtre Nô, signifient la présence de Dieux. Bowie et YAMAMOTO soulignent ainsi le caractère divin/surréaliste de Ziggy Stardust tout affichant la détermination de Bowie au sujet de sa carrière.

Enfin, parler des tenues de l’époque YAMAMOTO sans évoquer « Tokyo Pop » [plus tard renommée « Rites of Spring », NDLR] serait un blasphème. Cette dernière, confectionnée spécialement pour le final de la tournée anglaise Ziggy Stardust de l’été 1973, est là encore influencée par le théâtre Nô : la tenue complète utilise l’hikinuki [enlever un costume pour en révéler un autre, NDLR] et sa forme s’inspire de l’hakama.

David Bowie Sukita

(c) Masayoshi Sukita

La grandeur du psychédélisme de cette tenue n’aurait peut-être pas été aussi flagrante sans le talent de Masayoshi SUKITA, qui immortalisera David Bowie a bien des reprises.

L’art par l’image

Si la collaboration entre SUKITA et Bowie est moins flagrante sur le plan du japonisme, nous devons tout de même à l’artiste quelques unes des plus belles photographies de David.

(c) Masayoshi Sukita

The First TIme I Saw You – 1972

Masayoshi SUKITA se rend à Londres en 1972 à l’occasion d’un shootsukita david bowieing avec Mark Bolan des T-Rex. Il tombe alors sur des affiches de David Bowie qu’il ne connait pas et après avoir posé quelques questions aux passants, décide d’aller voir un de ses concerts. Épaté par la prestation, il décide alors de contacter le jeune artiste pour prendre quelques photos. L’un s’intéresse à la culture occidentale, l’autre à la culture orientale. Cette rencontre tombe donc à pic. Bowie suit toujours à cette même période les cours de danse et de théâtre de KEMP, aussi, SUKITA est rapidement impressionné par la présence de Bowie, sa gestuelle et les pauses qu’il invente.

Le premier shooting ne sera cependant pas de tout repos, SUKITA étant en compétition ce jour-là avec David BAILEY [connu pour avoir révolutionné la photographie de mode, NDLR]. Il ne se démontera pas pour autant, offrant à Bowie… une bouteille de son vin favori ! De quoi détendre l’atmosphère. 

Ainsi naquit une belle amitié qui s’étendra sur plus de 40 ans. En concert, en backstage, en shooting officiel, SUKITA suivra longtemps Bowie, capturant aux travers des âges les mille et une vies de David Bowie. « Ma façon de photographier Bowie a toujours été le fruit d’un échange d’énergie entre nous. Un choc des esprits. Au niveau créativité, nous nous nourrissions mutuellement. » confie-t-il. Aussi n’est-il pas étonnant que le Duke le contacte à chacun de ses voyages à Kyoto, ville qu’il affectionne particulièrement : « Bowie adorait Kyoto. Durant son séjour d’une dizaine de jours en 1980 [pour tourner une pub de whisky, NDLR], il avait loué une voiture et c’est lui qui prenait le volant et nous conduisait partout. » Au Japon, Bowie se fond dans la masse, personne ne le connait et cela lui permet d’évoluer en toute liberté. Il prend le métro avec quelques pièces en poche, pour voir « jusqu’où le train pourra le porter » car c’est pour lui la meilleure façon d’explorer. Il se mélange à la population locale, a ses petites habitudes. Le Japon l’inspire, mais il n’y habitera jamais par peur de se laisser engloutir par la sérénité que dégage le pays.

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 thesame old kyoto 1989 sukita   bowie sukita kyoto 

Ce ne sont pourtant pas ces clichés qui sont les plus connus dans le travail de SUKITA. La première photo à laquelle on pense, c’est bien sûr la pochette de l’album Heroes : « David Bowie était au Japon avec Iggy Pop (en promo pour son album « The Idiot ») et ils m’ont contacté pour savoir si je voulais faire des photos avec eux. J’ai fait une heure avec Iggy et une heure avec Bowie. Il s’agissait d’un travail personnel, il n’était pas question de faire une pochette de disque. », « Il n’y avait pas de mise en scène spéciale dans le studio, juste un éclairage et une installation simple, et Bowie commença à se mouvoir à son gré. Il portait un maquillage et une coiffure naturels, mais il a commencé à briser cette image proprette en se décoiffant. », « J’ai ensuite sélectionné une vingtaine de clichés de cette séance que j’ai envoyés à David. Deux ou trois mois plus tard, il m’a demandé l’autorisation d’utiliser celle qui orne la pochette de l’album « Heroes ». J’étais très fier. Et j’aime toujours autant cette photo. »

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En 2012, SUKITA sort un livre célébrant ses 40 ans de collaboration avec David Bowie, Speed of Life. Lors de la promotion, le photographe, qui continue toujours sa carrière malgré son âge, avait exprimé le désir de retravailler avec le Duke. Désir malheureusement contrarié…

 

Musique, mode, mise en scène, photographie, cinéma… David Bowie aura eu un rayonnement encore difficilement palpable tant l’artiste aura apporté au monde. Ce qui est certain, c’est qu’il a profondément marqué toutes les personnes qui auront pu croiser son chemin, que cela soit sur le plan humain ou artistique. Il aura su, à chaque rencontre, pousser ses collaborateurs à aller plus loin, à échanger et partager. Le propre de l’Art.

 

Sources :

Livre :

  • David Bowie: Critical Perspectives, Eoin Devereux, Aileen Dillane, Martin Power, Routledge, 2015.
  • The Man Who Sold The World: David Bowie and The 1970s, Peter Doggett, Vintage, 2012.

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