Eiji OTSUKA : époque de remise en cause ou remise en cause d’une époque ?

On dit souvent qu’il y a des mangas sur tout ou que tout sujet peut faire un manga, quelque soit le sport, le métier, le moment d’histoire ou la situation quotidienne concernée… Il y a même des mangas qui ne semblent ne parler de rien. Mais il n’empêche qu’il reste des sujets difficiles à aborder, des thèmes tabous, des personnalités célèbres ambiguës, des époques confuses dans l’histoire du Japon. Et c’est encore plus complexe lorsque l’on tente de les comprendre de l’occident.

Pour autant, des mangakas comme Eiji OTSUKA en parlent.

 Unlucky Young Men  mishima-boys-1 

À travers Unlucky Young Men chez Ki-oon puis plus récemment Mishima Boys aux éditions Akata, l’auteur de MPD Psycho (Pika éditions) a décidé d’aborder une époque agitée du Japon, celle des années 60. Cette décennie a connu de nombreuses révoltes étudiantes et des personnages très controversés comme l’écrivain et réalisateur Yukio MISHIMA. Elle a aussi vu naître un étrange tabou qui persiste encore aujourd’hui, celui de l’Empereur, car qui s’y attaque subit bien souvent des réactions passionnelles.

Après l’article qui a retracé les grandes lignes de cette époque et une vision de la jeunesse dans Unlucky Young Men (chez notre partenaire Paoru.fr), Journal du Japon est allé à la rencontre de l’auteur – et de la dessinatrice de Mishima Boys, Seira NISHIKAWA – au dernier Salon du Livre de Paris pour échanger sur tous ces sujets méconnus ou incompris dans notre hexagone…

 

Les années 60 au Japon : une révolte comme les autres ?

Journal du Japon : Bonjour… Dans Unlucky Young Men comme dans Mishima Boys vous évoquez une jeunesse, celle des années 60, qui est frustré et qui souhaite prendre en main son destin… Pour quelle raison ?

Eiji Otsuka : tout d’abord parce que cette frustration de la jeunesse est universelle. Je parle de celle des années 60 au Japon mais elle est aussi présente partout dans le monde à l’époque, et elle est tout aussi vraie de nos jours. On en retrouve l’expression partout : dans la littérature, dans la musique et dans toute la culture pop… Ces deux mangas s’intègrent donc dans ce cadre là.

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Eiji OTSUKA – Photo D. Gueugnot ©JournalduJapon

Est-ce que l’on peut tout de même retrouver des spécificités dans ce « mai 68 japonais » par rapport à ceux qui explosaient un peu partout dans le monde ?

Eiji Otsuka : Alors, j’étais un enfant à l’époque donc je ne pourrais pas répondre d’expérience… mais j’ai cette image d’une idéologie de gauche et d’une culture pop très mélangées, elles cohabitaient beaucoup plus que maintenant. Néanmoins ce mélange et cette envie de révolte (qui a été aussi une mode pendant un certain temps) se retrouvait essentiellement chez les étudiants car ils avaient un statut à part , privilégié par rapport aux même jeunes adultes qui avaient arrêté les études après le lycée pour partir travailler. Cette seconde partie de la jeunesse japonaise a vécu cette époque de manière assez différente…

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La révolte étudiante dans Unlucky Young Men

Dans la préface vous évoquez une jeunesse actuelle qui ne se révolte plus, est-ce juste un constat ou c’est quelque chose que vous regrettez ?

Eiji Otsuka : C’est surtout un constat, car c’est à eux de décider s’il est nécessaire ou non de se révolter. Si un auteur pensait que, par ses messages et ses œuvres, il était capable de donner des leçons ou de changer les gens, ce serait faire preuve de bien trop d’orgueil !

Une question à Seira NISHIKAWA : vous qui avez le même age que les protagonistes de Mishima Boys comment compareriez-vous cette génération des années 60 et celle de votre époque ?

Seira NISHIKAWA : Je ne me suis pas posée la question en terme d’époque pour savoir si tout ceci était transposable ou non mais j’ai pu constater une différence entre cette jeunesse et la nôtre… Certes les protagonistes de Mishima Boys ont commis des crimes : des meurtres, des agressions, des viols même, et je ne cautionne rien de tout ça… mais ils représentent une génération qui était vraiment passionnée. C’est quelque chose qui manque, peut-être, à la jeunesse japonaise actuelle.

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Seira NISHIKAWA – Photo D. Gueugnot ©JournalduJapon

Est-ce que vous pensez que le sujet du nucléaire et les polémiques qui entourent Tepco ou la gestion de ce problème par le gouvernement pourrait-être une raison de se passionner sur un sujet, voir d’entamer un mouvement de révolte ?

Eiji OTSUKA : C’est une question que plusieurs journalistes français m’ont posé : « est-ce que Fukushima a changé le Japon ou les Japonais ? » C’est difficile à dire. Permettez-moi d’y répondre par une autre question : est-ce que les attentats qui ont eu lieu à Paris ont changé votre société en profondeur ?

Si on prend un peu de recul, sur les événements de janvier 2015, disons que la réaction a été vive sur l’instant, mais son intensité semble s’étioler avec le temps… En comparaison, Fukushima a eu lieu il y a 5 ans maintenant et si on prend la même échelle de temps, qui peut dire ce qu’il restera de ces attentats et de leur impact en 2020, s’il en restera quelque chose d’ailleurs…

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Eiji OTSUKA – Photo D. Gueugnot ©JournalduJapon

Donc vous voyez, quelque soit le pays finalement, changer une société ou un peuple, ce n’est pas si évident que ça. Même si ces changements sont attendus ou sont censés être bénéfiques. Dans n’importe quelle époque et dans n’importe quel pays il y a toujours des gens qui veulent changer des choses, qui veulent agir. Mais, personnellement, je ne fais jamais confiance à un mouvement dont le moteur a été un grand drame, qui s’est mis en place sous le coup d’une intense émotion. Beaucoup de mangas ont été fait sur Fukushima peu après la catastrophe, mais ils ont été rapidement oubliés par exemple.

Tout cela me rappelle une situation que j’ai eu avec l’un de mes élèves. Il m’a dit qu’il devait quitter les cours pour aller sur place, pour aider la population. Je lui ai dit : « si tu vas là bas et que c’est pour revenir dans 3 mois, ce n’est pas la peine. Par contre si tu y vas mais que tu reviens dans 3 ans, là tu auras peut-être changé quelque chose. » Il est parti mais, heureusement, il n’est pas revenu au bout de 3 mois… et bien au bout de 3 ans. Quand il est revenu, il avait réalisé un film… Non pas un documentaire sur la centrale nucléaire de Fukushima, non pas quelque chose sur le tsunami ou sur les réfugiés : il a réalisé un long-métrage de six heures où un vieil homme racontait des vieux récits populaires de la région de Fukushima. Pendant ces trois ans il a donc compris ce que c’était de raconter des souvenirs, de transmettre ses mémoires, et que cette région ne se résume pas à la catastrophe qu’elle a subi.

Si une catastrophe doit changer des gens, c’est plutôt dans ce sens que je préférerais que ça se fasse. Mais je pense qu’il n’y a pas forcément besoin d’un événement dramatique pour que tout un chacun évolue dans ce sens.

 

MISHIMA et l’empereur : dialogues et clichés d’après-guerre

Dans les années 60 les influences extérieures semblent avoir une prise très forte sur une partie de la population japonaise, que ce soit le capitalisme américain ou le communisme de l’URSS… Quid de l’empereur, ce symbole japonais, au milieu de tout ça ?

Eiji Otsuka : L’idéologie n’était pas le sujet principal de Mishima mais c’est vrai que j’ai voulu montrer comment les deux idéologies que vous citez cohabitent, mais pas dans un but politique, pas pour montrer qu’une idéologie domine l’autre. C’est pour cela que j’ai mis en scène le jeune garçon jetant une pierre contre le cortège du prince héritier : ce jeune homme a beau être un révolutionnaire, MISHIMA éprouve une profonde sympathie pour lui alors qu’il est vu à l’étranger comme un écrivain nationaliste d’extrême droite. Des hommes peuvent se comprendre au delà de ces influences extérieures. De plus je ne remet pas en cause le système impérial en évoquant ce geste, je me contente de dire qu’en cet instant, quand la pierre a été jetée, le prince impérial a pris un visage humain. Et c’est ça le plus important.

Mishima-boys

Mishima-boys : l’agression du cortège impérial © OTSUKA EIJI, NISHIKAWA SEIRA 2015

Qu’est-ce que vous aimeriez que les gens retiennent dans Mishima Boys de votre version de MISHIMA ?

Eiji Otsuka : Je pense qu’il est temps que les lecteurs français se libèrent des clichés qu’ils ont de MISHIMA et qui le résume à son Seppuku et ses idées nationalistes. Il y a notamment le film Yûkoku qui a marqué les esprits chez vous…

NDLR : De son nom français Patriotisme, il s’agit ici d’un film réalisé par MISHIMA en 1961. Il raconte le suicide par seppuku d’un lieutenant japonais et de sa femme après l’échec du coup d’État fomenté par un groupe militaire nationaliste le 26 février 1936. Ce film a, entre autres particularités, de ne contenir aucun dialogue.

Eiji Otsuka : Beaucoup de Français pensent que ce film représente le théâtre nô et le Kabuki ainsi que la personnalité de MISHIMA. Mais j’aimerai citer une phrase de ce dernier justement, lorsqu’il était en train de tourner ce film : « mettez plus d’ombre, rajoutez-en, les Français aiment bien quand il y a plus d’ombre ! ». Je pense que vous voyez donc MISHIMA tel qu’il a voulu se montrer, que vous êtes quelque part tombés dans son piège.

MISHIMA & ses boys

MISHIMA & ses « boys »

Question plus technique sur Unlucky Young Men et Mishima Boys : vous remplacez souvent les introspections et les dialogues intérieurs de vos personnages par des citations littéraires… Pourquoi ce choix ?

Eiji Otsuka : Parce que la littérature EST un dialogue intérieur, qui parle de la conscience de chacun. Aujourd’hui, avec Internet et les réseaux sociaux, il devient très facile de parler de soi-même et de ses pensées personnelles : tout le monde le fait et ça a tendance à se banaliser. C’est pour cela que la littérature est essentielle, pour redonner un peu de hauteur et une certaine importance à cette introspection. Pour rebondir sur ce que je disais tout à l’heure : sur internet on ne voit et on ne lit que des réactions immédiates et c’est exactement ce qui s’est passé après Fukushima. Ces réactions sont éphémères et disparaissent, elles ont peu de profondeur et nous, en tant qu’auteur, nous avons assez peu d’intérêt à parler de ça où à faire parler nos personnages de cette façon.

Parler de ses propres réflexions et ne pas seulement réagir sous le coup de l’émotion est quelque chose de plus difficile qu’on ne le croit, qui demande plus de temps, de la même façon qu’un écrivain n’écrira pas la première chose qui lui passe par la tête. C’est pour cela que j’ai choisi de présenter ces dialogues intérieurs sous la forme de citations littéraires.   

Pour finir, comment expliquez-vous que l’Empereur et tout ce qui le concerne soit un sujet tabou au Japon ?

Eiji Otsuka : c’est une question difficile, sur lesquels de grand écrivains comme Kenzaburo ÔE ou MISHIMA ont écrit donc j’aurai bien du mal à l’expliquer… Mais je pense que l’Empereur et sa vie sont une fiction que les Japonais se sont créés lors de l’après-guerre, un fantasme collectif et intouchable. Et tant qu’ils ne reconnaîtront pas que c’est une fiction et qu’ils l’ont eux-même construite, ils ne pourront pas passer à autre chose et avancer… Mais j’ai bien peur que ce ne soit pas pour tout de suite.

Peut-être qu’à force d’écrire dessus, les choses finiront par évoluer…

Eiji Otsuka : Peut-être… nous verrons bien! (Rires)

Merci pour votre temps en tout cas !

Vous pouvez retrouver Unluncky Young Men, série finie en deux volumes aux éditions Ki-oon. Le premier  volume de Mishima Boys est lui aussi disponible en librairie aux éditions Akata et, en attendant le second volume, vous pouvez vous faire un avis sur la série à travers son prologue disponible sur le site d’Akata, ici. Et pour ceux qui lisent la langue de Mishima, vous pouvez directement profitez du tome 2 en vous rendant sur le site de la prépublication web

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Eiji OTSUKA – Photo D. Gueugnot ©JournalduJapon

Remerciements à Eiji OTSUKA et Seira NISHIKAWA pour leur temps ainsi qu’à notre interprète et aux éditions Akata pour la mise en place de cette interview.

Paul OZOUF

Rédacteur en chef de Journal du Japon depuis fin 2012 et fondateur de Paoru.fr, je m'intéresse au Japon depuis toujours et en plus de deux décennies je suis très loin d'en avoir fait le tour, bien au contraire. Avec la passion pour ce pays, sa culture mais aussi pour l'exercice journalistique en bandoulière, je continue mon chemin... Qui est aussi une aventure humaine avec la plus chouette des équipes !

4 réponses

  1. 26 juin 2016

    […] comme par exemple avec Eiji OTSUKA (que nous avions rencontré au Salon du Livre NDLR) ou bien Chiharu NAKASHIMA par exemple. Eiji OTSUKA nous a fait collaborer avec Sekai Manga Juku […]

  2. 16 mars 2017

    […] La collection WTF ?! s’est ainsi enrichie de Bloody Delinquent Girl Chainsaw, Fullmetal Knights Chevalion, Desperate Housecat & Co et Virgin Dog Revolution, qui ont ravi les amateurs du genre. En “roman graphique du monde”, Mishima Boys – Coup d’état a notamment fait parler de lui au Livre Paris 2016, avec la venue de ses auteurs (voir notre interview, ici). […]

  3. 26 février 2020

    […] gauche est peu présente, notamment à cause des événements terroristes des années 70-80 dont furent responsables des factions armées d’extrême gauche (la Japanese Red Army ou le […]

  4. 19 mars 2020

    […] comme par exemple avec Eiji OTSUKA (que nous avions rencontré au Salon du Livre, NDLR) ou bien Chiharu NAKASHIMA par exemple. Eiji OTSUKA nous a fait collaborer avec Sekai Manga Juku […]

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