[Manga] Kazuo Umezu : l’horreur lui va si bien…

Souvent présenté comme le premier auteur de mangas horrifiques, Kazuo UMEZU (ou Umezz) affiche, à plus de 80 ans, une série de titres de référence dont l’influence dans le manga et la J-horror est tout sauf mineure. Journal du Japon vous propose donc de frissonner en pénétrant dans l’univers de l’auteur de l’École emportée… en espérant vous retrouver en un seul morceau à la fin.

La naissance d’un mangaka

Né en 1936 dans la préfecture de Wakayama, Kazuo UMEZU est un artiste qui possède plusieurs casquettes. Outre celle de mangaka – même s’il n’est plus très actif, la faute à des mains raidies par des années et des années de travail – il est aussi compositeur de variété, chanteur de rock, en plus de passer à de nombreuses reprises à la télévision japonaise. Un véritable phénomène.

 Kazuo UMEZU

Kazuo UMEZU

Comme de nombreux auteurs, UMEZU est tombé dans la marmite du dessin lorsqu’il était petit. S’il a beaucoup dessiné quand il était au collège et au lycée, sa première histoire sera publiée en 1955 alors qu’il est en classe de première. Une publication qui le décidera pour de bon à se lancer dans la carrière de mangaka afin d’en faire son métier et d’en tirer les moyens nécessaires à sa subsistance.

Attiré par le genre horrifique – quand il était petit son père lui racontait des contes folkloriques terrifiants avant de se coucher – à une époque où ce dernier n’était pas en haut de l’affiche, l’auteur va s’éloigner de Tokyo où ses envies de publication ne peuvent être assouvies. Il va également se lancer dans les mangas en 4 cases et les mangas de prêt pour ne pas transiger avec ses envies. Une volonté de rompre avec le story manga de Osamu TEZUKA qui n’est pas sans rappeler celle du trio qui sera à l’origine du gekiga : Yoshihiro TATSUMI, Takao SAITÔ et Masahiko MATSUMOTO (voir Gekiga Fanatics).

De retour dans la capitale tokyoïte quelques années plus tard, le mangaka publiera La Femme-serpent (1966), un titre qui figure aujourd’hui parmi les classiques du manga d’horreur et lancera pour de bon sa carrière, en plus de lui valoir une certaine renommée et reconnaissance de la part du public nippon. Sa production de mangas s’étend sur plus de trois décennies et, au fil de ses œuvres, l’auteur a su marquer et terroriser nombre des lecteurs – à l’instar de tous ces films d’horreur qui ont fait frissonner bien des générations – en plus d’inspirer par la suite beaucoup d’autres mangakas, comme Junji ITÔ (il n’y a qu’à lire le début de Tomié ou Gyo pour s’en convaincre) ou Minetarô MOCHIZUKI (Dragon Head).

Les présentations étant faites, entrons à présent dans le vif du sujet.

Comme vous avez une grande bouche… © 2005 by Kazuo UMEZZ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Les contes de la crypte

Pour l’heure, tous les mangas réalisés par Kazuo UMEZU ne sont pas disponibles en français mais il y a quand même de quoi satisfaire ses envies de lecture. Deux éditeurs proposent des séries du mangaka. Glénat compte dans son catalogue Baptism et L’École emportée tandis que Le Lézard Noir propose La Femme-serpent, La maison aux insectes, le Vœu Maudit et a débuté cette année la parution de Je suis Shingo, l’œuvre qui s’écarte le plus des autres, par son ambition et sa thématique.

Baptism

L’héroïne de Baptism, de sombres pensées à l’esprit © 1995 by Kazuo Umezu / SHOGAKUKAN / Glénat

Lorsque l’on ouvre un manga de Kazuo UMEZU, on ne peut qu’être interpellé par la présence du noir. Les aplats sont nombreux et donnent déjà une impression de malaise qui est renforcée par les plans serrés utilisés par l’auteur : les personnages sont rarement dans des cases où une perspective apparaît, où l’espace autour d’eux semble important, même s’ils sont en extérieur il y a toujours des limites (habitations, murs, véhicules, le noir…). Surtout, l’auteur ancre ses récits dans un quotidien créant quasi-immédiatement une proximité avec le lecteur. Une proximité qu’il exploite ensuite pour mieux amener le récit où il le souhaite tout en fournissant, ponctuellement, des explications pour justifier telle opération (transplantation de cerveaux), telle transformation (penser que l’on est un serpent et la peau peut se recouvrir d’écailles… du Split avant l’heure !)… et renforcer le côté « cela pourrait – presque – arriver près de chez vous ».

l'École emportée

Les écoliers de l’École emportée en ordre de bataille © 1998 by Umezz / SHOGAKUKAN / Glénat

L’horreur qui se manifeste dans les œuvres de UMEZU a souvent pour point de départ la maison et la cellule familiale, quitte à s’en éloigner par la suite pour trouver d’autres terrains de jeux. L’horreur prend différentes formes et est véhiculée par différents outils : visage des personnages, rire inquiétant (le fameux « Hohoho ! » de Baptism), expériences diverses, jeu avec le temps, lieux (l’auteur apprécie beaucoup les manoirs anglais et réutilise leur architecture intérieure)…

Même l’union de plusieurs personnages ne suffit pas à éloigner la terreur. Les mangas font aussi la part belle aux personnages féminins et abordent des thèmes qui résistent remarquablement à l’épreuve du temps. De la même manière que les films d’horreur ne font pas seulement peur mais interrogent aussi notre présent (cf. les zombies comme représentation des individus aliénés par le travail, la consommation…), ici aussi derrière le cri d’effroi se trouvent des thèmes qui n’ont rien de secondaire : les menaces qui peuvent sévir à la maison, la malveillance d’autrui, les effets du temps, des mensonges, la vie et la mort, les existences gâchées (et que l’on ne peut peut-être jamais rattraper), la fin de l’humanité, les robots…

Bien sûr, le graphisme de l’auteur évolue au cours du temps : si le pansement qui cache un œil se retrouve tant dans La Femme-serpent que dans Baptism, le personnage qui le porte n’a pas la même allure. Mais au fil de ses œuvres on repère des continuités dans le dessin de certains personnages (voir le cas du personnage masculin adulte que l’on retrouve dans Baptism, l’École emportée, la Maison aux insectes, Je suis Shingo). Les années passant le trait de l’auteur se détache de plus en plus du graphisme de Osamu TEZUKA tout en conservant une certaine raideur que l’on repère notamment lorsque les personnages sont en train de courir, de réaliser des gestes. Il y a un manque de naturel dans ces situations, comme si le mouvement était difficile chez Kazuo UMEZU, qu’il était difficile de bouger comme on le souhaite, de s’échapper.

 

Des robots et des hommes

Dernier titre de Kazuo UMEZU à être disponible en France, Je suis Shingo marque une inflexion (relative) chez l’auteur en ce que ce dernier va se focaliser, au fil des pages, moins sur l’horreur que sur l’intelligence artificielle. Une thématique d’actualité aujourd’hui, mais qui l’était moins dans les mangas des années 1980.

Dans un Japon industriel qui n’est pas encore en ruines (contrairement à la société de l’École emportée), des robots sont livrés dans une usine. Nous sommes au début des années 1980 et cette introduction va avoir des effets débordants le seul site de production. Un robot en particulier (surnommé Monroe, le narrateur du récit) va attirer l’attention de deux enfants : Satoru, un garçon turbulent qui va complètement changer (intérieurement) suite à sa rencontre avec le robot et Marine, jeune fille opposée en tous points à Satoru mais avec qui le courant va bien passer.

Ensemble les deux enfants vont insuffler de la vie dans la machine, participer à l’éveil de sa conscience en entrant des lignes de code (même si c’est surtout Satoru qui est leader en la matière). Les planches mettant en scène la circulation d’informations de la touche du clavier jusqu’au plus profond de la machine dessinent alors un monde qui s’éloigne peu à peu de celui des circuits imprimés… pour quelque chose de plus métaphysique. Je suis Shingo interroge ainsi notre rapport à la machine en proposant un parallèle entre l’éveil d’une conscience chez un robot et l’éveil du sentiment amoureux chez deux enfants.

Je suis Shingo

Première rencontre entre Satoru et Marine © 1996 by Kazuo UMEZZ / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Derrière cela, on repère que le robot constitue aussi un lien entre Satoru et Marine, et à voir comment les deux lui apprennent, on ne peut s’empêcher d’y voir des parents instruisant un enfant. Le robot symbolise l’union des deux personnages en même temps qu’il leur offre une échappatoire. Ils sont dans leur bulle et leur relation pure, le fait qu’ils s’aiment, « comme les enfants qui s’aiment simplement savent aimer », dérange… Comme dans Juliette et Roméo, les adultes viennent gâcher l’amour des enfants. Un moyen pour Kazuo UMEZU de parler, à côté de l’intelligence artificielle, de la société japonaise où la femme reste à la maison, où l’homme est le gagne-pain et boit, où le voisinage rapporte les moindres faits et gestes, où des jalousies s’expriment, où il ne fait pas bon de s’écarter de la norme et de remettre en question ce que disent les parents…

 

Parcourir les histoires de Kazuo UMEZU, c’est s’offrir un parcours riche d’enseignements chez un, voire LE, pionnier des mangas horrifiques au Japon. Bien évidemment les talents de l’auteur ne se résument pas à faire peur à son lectorat, même si c’est en soi une très grande qualité. Derrière l’horreur qui peut frapper tout un chacun dans son quotidien, et remettre alors en question bien des évidences (la sécurité du foyer, la bienveillance de la figure maternelle…), on trouve des éléments qui participent d’une réflexion et peut-être même d’une inquiétude profonde touchant la société et ses acteurs.

La lecture de ses mangas n’en est que plus recommandée…. Pour quelques frissons de plus !

Envie d’un masque ? © 2005 by Kazuo Umezz / SHOGAKUKAN / Le Lézard Noir

Un très grand merci aux équipes de Glénat et du Lézard Noir pour leur aide dans la préparation de cet article.

Sources utilisées : outre la biographie de l’auteur disponible sur le site du Lézard Noir et la consultation des mangas de Kazuo UMEZU parus en France, l’article s’appuie sur les ouvrages Mille ans de manga ainsi que Histoire(s) du manga moderne.

1 réponse

  1. 31 octobre 2017

    […] couverture hypnotique, ses pages couleurs et ses planches de début de chapitre si étonnantes, Kazuo UMEZU nous livre un nouveau volume riche en émotions et réflexions, où la recherche d’un amour […]

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