Mai 68 : sous les pavés nippons…la révolution ?

Cette année est commémoré en France le 50e anniversaire d’un des événements politiques récents ayant le plus marqué les Français, perçu comme un véritable point de bascule entre un ancien et un nouveau monde : Mai 68. Inévitablement associé à des images de pavés arrachés dans les rues de Paris, de barricades et de manifestations estudiantines, on a pour autant trop souvent tendance à ne garder en tête qu’une vision franco-française de l’événement.

Pourtant, en Allemagne, au Vietnam, en Italie, au Brésil, aux USA, au Mexique, en Tchécoslovaquie mais également au Japon, la jeunesse défile dans les rues. Coup de projecteur aujourd’hui sur le pendant nippon de Mai 68, sur sa jeunesse révoltée qui chercha à faire entendre sa voix afin de sortir du carcan de la société post-2nde Guerre Mondiale dans ce qui fut l’un des plus longs « Mai 68 » au monde.

Les débuts de la contestation

Une action syndicale ancrée dans la société

Le 6 juillet 1948 est créée au Japon la Zengakuren, la Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiantes qui rassemble alors des étudiants de plus de 145 universités. Elle est rapidement noyautée par le Parti Communiste japonais et intègre dès septembre 1949 l’Union internationale des étudiants. D’inspiration clairement communiste, elle stipule dès son origine dans son manifeste sa volonté de « rendre possible les revendications de tous les étudiants, dans une voie démocratique », mais également de lutter contre la guerre de Corée et la révision du Traité de sécurité entre les Etats-Unis et le Japon, signé lors de l’armistice entre les deux pays. Ses activistes sont casqués, brandissent lors des manifestations des piques en bambou et opèrent au son du sifflet.

zengakuren mai 68

Des Zengakuren en manifestation

Au cours des années 50, la ligue organise des marches et manifestations afin de défendre ses idées, mais prend davantage d’ampleur en octobre 1958, en s’opposant à la réforme de la police proposée par Nobusuke KISHI, et qui rendrait aux forces de l’ordre ses pouvoirs d’avant-guerre. Un large front d’opposition composé de syndicats et de représentants de la société civile se forme alors, à la tête duquel se trouve la Zengakuren, et qui conduit finalement le gouvernement KISHI à renoncer à son projet. Malgré l’échec du mouvement d’ampleur de 1960 contre la ratification sans renégociation du traité de sécurité nippo-américain, les étudiants montrent donc qu’ils sont une force avec laquelle il est désormais plus que jamais nécessaire de compter, et qui possède une capacité d’agitation très élevée.

L’essor des mouvements universitaires

Ce sont des problématiques plus proches de la vie étudiante qui sont par la suite à l’origine des premiers remous des années 60 : en 1965, les étudiants de l’université privée de Keio s’élèvent ainsi contre l’augmentation à venir de leurs frais d’inscription. Malgré leur défaite, il est toutefois intéressant de noter que ces étudiants étaient généralement perçus comme conservateurs et peu politisés : leur réaction est donc poussée par une envie de démocratie face à la décision prise unilatéralement par leur université. En 1966, les étudiants de l’université privée de Waseda se barricadent également, pour les mêmes raisons. 

La présence d’étudiants politisés et d’activistes au sein de mobilisation contribue à faire du conflit de Waseda l’un des plus longs : 150 jours de grève et de nombreuses batailles rangées avec la police anti-émeute viennent l’émailler, sans pour autant parvenir à un résultat probant.

Le mécontentement des étudiants provient par ailleurs d’une frustration face à l’état de délabrement des universités : pour la première fois en 1965, le nombre d’étudiants dépasse le million, dont de nombreux sont issus des classes sociales les plus défavorisées, accédant pour la première fois aux études supérieures. Il suffirait d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres.

Mai 68 : une lame de fond dans un Japon moins conservateur qu’il n’y paraît

Les étudiants précurseurs du mouvement

Cette étincelle arrive en avril 1968, lors de la révélation d’un scandale touchant l’université Nichidai, plus grande université privée du Japon qui compte à l’époque près de 100 000 étudiants, en grande majorité issus des classes moyennes provinciales. Un étudiant, MEIDAI Akita, révèle une évasion fiscale ainsi que la découverte d’environ deux milliards de yens de droits d’inscription non enregistrés, correspondants à des examens truqués ainsi qu’à des diplômes achetés.

Les étudiants se mobilisent, et 35 000 d’entre eux assistent à une session massive de négociation avec le président de l’université, réputé proche des organisations patronales. En parallèle, le département de médecine de l’université de Tokyo entre également en grève illimitée contre la « loi d’enregistrement des docteurs », qui obligerait les étudiants à travailler deux ans gratuitement. Un comité de lutte de l’ensemble des étudiants est constitué, le Zenkyoto (« conférence inter-universitaire des luttes étudiantes », qui supplante la Zengakuren et déclare le 27 janvier 1968 la grève illimitée, alors que des barricades sont levées par dix départements académiques.

Le mouvement se répand comme une traînée de poudre à travers les universités et les grandes écoles du pays : plus de 170 établissements entrent à leur tour dans la contestation.

occupation todai mai 68

Occupation de l’université de Tokyo à l’été 68

Un écho certain auprès du reste de la société

Si dans les années 50 et au début des années 60 peu de mobilisations non-estudiantines s’étaient greffées à celles ayant lieu au sein des universités, il apparaît au contraire dans le contexte de ce « Mai 68 » aux dates élargies que l’habitude prise par l’Etat d’imposer ses décisions devient un facteur de convergence des luttes. Ainsi, la période est émaillée par de nombreuses luttes régionales, de plus petite ampleur mais révélatrices d’un mouvement de fond dans la société japonaise : contre la pollution, le nucléaire, pour la défense de l’environnement mais également de défense des travailleurs journaliers. Temps fort de ces mobilisations, la lutte de 3 000 villageois et paysans contre les expropriations liées à la construction de l’aéroport de Narita, où sont ravitaillés les contingents, devient un symbole de cette conscience de la dimension globalisée des luttes qui animent la société japonaise.

Une lutte animée également par un rejet profond de l’influence américaine

En effet, le rejet de la présence américaine sur le sol japonais, un des fondements de la Zengakuren au moment de sa création, semble peu à peu devenir une question de plus en plus prégnante, avec une échéance en ligne de mire : 1970, année de la renégociation du traité de sécurité nippo-américain. Ces nouvelles revendications vont à l’époque de pair avec le rejet de la guerre au Vietnam, une cause qui trouve donc au Japon de nombreux militants. Dès 1965, on observe ainsi la création d’une organisation appelée Beheiren, pour « Union des citoyens pour la paix au Vietnam », qui se fait notamment entendre en 1967 en luttant pour empêcher le Premier Ministre de l’époque, SATO Eisaku, de visiter le Sud-Vietnam.

japon mai 68

Des Japonais lisent le Petit livre rouge de Mao Zedong manifestent, en juillet 1968, contre la prolongation du traité de sécurité nippo-américain

A partir de 1968, le mouvement s’intensifie et les infrastructures américaines installées sur le sol japonais sont prises pour cibles : en janvier 1968, le port de Saseko, qui doit accueillir le porte-avions USS Enterprise puis en mars de la même année l’emplacement devant accueillir un hôpital américain à Tokyo deviennent de nouveaux enjeux de la lutte. L’apogée de ce mouvement a lieu le 21 octobre 1968 : pendant ce qui est désormais appelé « l’assaut de Tokyo », le mouvement ouvrier des comités contre la guerre et le mouvement étudiant occupent et mettent à sac la gare de Shinjuku afin de bloquer les trains alimentant les bases américaines en carburant. Dans le même temps, ils attaquent également l’ambassade américaine et le siège de la police.

Quel héritage, et quelles conséquences ?

Un dénouement dans la violence…

Le mouvement de contestation estudiantine a donc été le point de départ de réflexions sur les décisions et les réformes du gouvernement de l’époque, et certaines de ces réflexions ont abouti, notamment dès les années 70 avec la rénovation des campus trop vétustes pour accueillir le flot de nouveaux étudiants. Certaines décisions ont également été prises au cas par cas par les universités : à Hokkaido le dialogue avec les contestataires a été privilégié, tandis qu’à Waseda, des accords plus ou moins tacites ont été passés avec des groupes radicaux. Au niveau national, la reprise en main par le pouvoir de la situation a globalement abouti à la fin de privilèges dont jouissaient les universités, et au renforcement du pouvoir des présidents.

En février 1968, 71 établissements connaissent des troubles et 26 sont bloqués : plutôt que d’agir immédiatement, les autorités décident de laisser les conflits se décanter sur les campus, puis de faire intervenir la police à la faveur de la loi du 17 août 1969 autorisant ce type de maintien de l’ordre. Avant cela, cette reprise en main est passée en 1969 par un événement qui connut une forte médiatisation, et fut suivi en direct à la télévision, la « prise de la forteresse Yasuda », du nom de l’amphitéâtre de l’université de Todai où sont retranchés des centaines d’étudiants. Le 19 janvier 1969, 8 000 policiers sont mobilisés pour les déloger, mais les étudiants répondent à la tentative d’expulsion par des chants révolutionnaires ainsi que des jets de cocktails Molotov et de bouteilles d’acides. Trois jours furent nécessaires aux forces de l’ordre pour les expulser, et plus de 600 étudiants sont arrêtés. Cet événement marque la fin symbolique du mouvement de Mai 68, et le début de l’effritement des soutiens populaires.

Todai, lors des événements

 

…et naissance d’un mouvement radicalisé

Si l’on parle aujourd’hui encore en France d’un « héritage politique » de Mai 68, qui serait devenu l’une des fondations des valeurs et principes de notre société actuelle, il est plus compliqué d’envisager la notion de la même façon au Japon. En effet, nous venons de voir que le mouvement de Mai 68 y est stoppé net par l’usage de la force, ce qui contribue à empêcher toute conséquence directe visible dans la vie quotidienne de la population, et les anciens acteurs de la contestation estudiantine prennent des chemins pour le moins différents.

Certains se radicalisent, entrent dans la clandestinité et dans des groupes prêchant la lutte armée comme moyen de poursuivre ce qui avait été entamé par lors du mouvement de Mai 68, dont le plus connu est la Faction Armée Rouge. Parmi ses faits d’armes citons notamment le détournement vers la Corée du Nord d’un Boeing 727 lors d’un vol intérieur de la Japan Airlines. Après plusieurs arrestations, elle prend le nom d’Armée Rouge Unifiée, et sa branche internationale, l’Armée Rouge japonaise devient l’une des plus radicales au monde. Elle se fit ainsi notamment connaître à l’international après son alliance avec le Front pour la libération de la Palestine lors de l’attentat de l’aéroport de Lod, à Tel-Aviv, qui fit 26 morts et 80 blessés : on est alors bien loin des blocus universitaires.

Japanese Red Army

A l’exact opposé de cette trajectoire, MEIDAI Akita, le « Daniel Cohn-Bendit » de Nichidai qui avait révélé le scandale financier de l’université où il était étudiant est devenu garagiste à Hiroshima à la fin du mouvement ,alors qu’on l’aurait plutôt imaginé continuer la lutte dans la légalité.

Ces trajectoires totalement opposées d’anciens camarades de lutte sont symptomatiques d’une période trouble pour la société japonaise, dont les conséquences meurtrières quelques années plus tard en font un événement dont il est difficile de se réclamer.

 

Pour aller plus loin…

Si le sujet vous intéresse, voilà une autre façon de découvrir cette facette de l’histoire récente du Japon. Plusieurs artistes se sont en effet depuis emparés des événements de Mai 68, en en faisant la toile de fond de leurs œuvres :

  • Unlucky Young Men de OTSUKA Eiji et FUJIWARA Kamui : entre le polar et la chronique sociale, ce manga est une plongée au cœur des espoirs et des rêves de la jeunesse japonaise révolutionnaire de l’époque
  • Les vents de la colère de YAMAGAMI Tatsuhiko : véritable manifeste politique, cette œuvre dépeint le combat d’un jeune homme contre les forces considérées comme réactionnaires de son pays
  • United Red Army de WAKAMATSU Koji : entre le documentaire et la fiction, ce film s’attache à retracer la dérive des idées révolutionnaires exprimées pendant Mai 68, des premières barricades jusqu’à la folle dérive meurtrière de l’Armée rouge unifiée.

1 réponse

  1. 11 avril 2020

    […] à peine après l’invention du CUP NOODLES, la tragique prise d’otage du chalet d’Asama par des membres de l’Armée rouge unifiée agite le pays et le siège avant l’intervention policière est retransmis en direct à la […]

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