Du battle royale à l’isekai, introduction aux récits du nouveau millénaire (1/2)

En accumulant les lectures de mangas ou le visionnage d’animes, vous avez sans doute remarqué que des récurrences narratives finissent par apparaître. La barrière du langage empêche toutefois souvent l’occidental de savoir dans quelle catégorie s’inscrit réellement une œuvre. Journal du Japon vous propose aujourd’hui d’identifier, sans viser l’exhaustivité, certains types de récits populaires issus de médias de masse (manga, anime, romans), pour mieux vous y retrouver.

Ils seront compartimentés ci-dessous sous une appellation commune, les catégories étant généralement désignées par le suffixe « kei », mais ces typologies ne sont pas là pour cloisonner une œuvre, il s’agit plutôt de l’ancrer dans un réseau d’influence…

Sabaibu-kei : le jeu de la (sur)vie

Le sabaibu-kei est un concept saisissable aisément grâce à son nom. « Sabaibu » est la prononciation phonétique nippone du mot anglais « survive ». Cette appellation regroupe tous les récits du type « jeu de la mort », construit sur un affrontement entre plusieurs personnes motivées par leur survie. Ces affrontements sont réglés par une instance supérieure qui assure son bon déroulé.

Édition française du livre Battle Royale.

La popularité du genre provient du roman Battle Royale, adapté par la suite en un film et en de nombreux mangas. Son succès a engendré la création du terme « battle royale », ayant ces dernières années donné son nom à un sous-genre du jeu vidéo multijoueur de survie, composé des populaires PlayerUnknown’s Battleground et Fortnite. Dans Battle Royale, la mise en place du jeu de la mort se justifie par la hausse de la violence chez les jeunes. Ces excès d’agressivité sont régulés par un affrontement annuel entre lycéens, ayant une valeur d’exemple. La plupart des ingrédients posés dans Battle Royale seront par la suite repris dans d’autres sabaibu-kei.

L’un de ces ingrédients est la laideur de la « nature humaine », un cynisme que l’on retrouve dans Gantz. Ce manga mêle la violence de ses arènes de combat « invisible » à une violence sociale. Les diverses personnes semblent si odieuses que leur décès nous en devient appréciable. Comme pour punir ces hommes de leur mal, ils se retrouvent projetés dans des combats gores contre des monstres. Malgré des scènes pathétiques, l’horreur s’avère être jubilatoire. Au-delà des effets-chocs, poursuivre sa lecture équivaut à plonger toujours plus profondément dans le grotesque.

Death Note est un autre représentant fameux du sabaibu-kei. Autre best-seller, il a ouvert à nombre de curieux le monde des animes et des mangas. L’idée d’un « jeu de la mort » se joue ici grâce à un cahier que récupère le héros Light Yagami. Le carnet lui permet de tuer la personne dont il inscrit le nom. L’affrontement se joue entre le justicier auto-proclamé et les forces de police qui tenteront de le démasquer dans un haletant jeu du chat et de la souris. La description des idéaux extrémistes de Light, opposé à l’ordre en place, est critique mais elle ajoute au personnage une force charismatique. Malgré tout, Death Note présente égalitairement les différents idéaux et ne privilégie pas un camp par rapport à un autre.

Light et Ryuk dans Death Note.

Le spectateur du sabaibu-kei est, dans ce contexte, comme un arbitre omniscient du récit. Il n’est pas insensible aux différents décès, car il a le temps de s’attacher aux personnages, mais les multiples points de vue lui offrent une place privilégiée. Le dieu de la mort Ryuk, qui suit Light depuis qu’il a trouvé son cahier de la mort, a une place équivalente au lecteur. Impassible, il observe l’évolution de l’action en se disant que « les humains sont très intéressants ».

Le sabaibu-kei, s’il est le terrain à une critique sociale, reste avant tout un outil pour créer du suspense et du grand spectacle. L’adaptation animée de Death Note semble le comprendre puisque chaque scène est grandiloquente, quitte à être risible (voir une anthologique scène de dégustation de chips). Bien que simpliste dans la représentation de conflits plus complexes, la force d’un sabaibu-kei provient de sa nature ludique, comparable à une partie d’échecs riche en rebondissements.

Sekai-kei : les amants criants « amour » à la fin du monde

Le sekai-kei est un type de récit très spécifique qu’il reste important de mentionner. Pour le dire simplement, il s’agit de représenter à échelle égale un conflit personnel et un conflit apocalyptique.

Cette façon de faire n’est pas neuve, mais, comparé aux fictions guerrières, la société n’est presque pas importante dans le sekai-kei. Dans Gundam, une longue franchise d’anime de robots géants, la guerre entre deux clans militaires explique les raisons d’une bataille spatiale. Dans un récit sekai-kei, les causes des manœuvres armées seront esquivées au profit de leurs conséquences : les dommages matériels et ce qu’elles causent aux héros. De même, la société autour des personnages principaux n’est pas « vivante ». Le monde ne semble tourner qu’autour de quelques individus. Généralement, les protagonistes centraux seront deux amants qui vivent dans un monde réduit à des figures simples comme l’école, la rue ou le cockpit d’un robot lors d’un combat. Ce que crée le sekai-kei, ce sont des mondes où seuls semblent compter les héros et leurs sentiments.

La série de robots géants Neon Genesis Evangelion est considérée comme le récit fondateur du sekai-kei.

Shinji, entouré par les personnages qui troublent son monde intérieur.

Certes, une organisation, la SEELE, semble chapeauter les opérations, mais elle n’est pas précisément représentée. Les scènes de réunions sont symptomatiques de ce flou, les dirigeants étant réduits à des monolithes noirs. De même, si un semblant de vie sociale est décrit, seule une poignée de personnages est clairement identifiée. Les élèves de l’école que fréquentent les héros sont des masses contextualisant l’action. On peut alors réduire la série en deux temps : la vie quotidienne des héros et leurs combats contre des monstres. Le rapport au sekai-kei est d’autant plus évident en étudiant son triangle amoureux, entre le pilote Shinji Ikari et ses camarades Rei Ayanami et Asuka Langley Soryu. Ici, le choix n’est pas que sentimental. Il détermine le futur de l’humanité, particulièrement dans le film conclusif End of Evangelion.

Si limiter Evangelion à son lien avec le sekai-kei est contestable, la série reste une influence majeure pour ce type de récit.

Couverture d’un tome d’Irya no Sora, UFO no Natsu.

Larme ultime, Iriya no Sora, UFO no Natsu, ou The Voice of a Distant Star prennent toutes comme base des romances adolescentes contrariées par des événements militaires catastrophiques. Les similitudes se retrouvent même dans les personnages, Rei inspirant l’héroïne de Irya no Sora, UFO no Natsu. Ces trois récits installent une surprenante dynamique de couple : les femmes y sont combatives tandis que leurs compagnons s’avèrent être passifs. Ce choix ne témoigne pourtant pas d’un supposé féminisme pour autant, les héroïnes étant majoritairement représentées en relation avec un homme, toujours dépendante de leur compagnon. Ce resserrement sur le couple peut toutefois servir des émotions : le court-métrage The Voice of a Distant Star se construit autour d’un amour impossible en raison de la relativité temporelle, mais il réussit à toucher par sa description d’un déchirement amoureux.

Le cadre très strict du modèle sekai-kei limite le nombre de récits possiblement rattachables. Sa popularité s’est surtout catalysée autour des années 2000 et ne s’étend pas dans le temps. L’absence d’une description sociétale claire limite l’intrigue à quelques protagonistes, voire à son couple principal. Difficile d’écrire de longues intrigues avec un contexte aussi lacunaire tandis que l’industrie réclame des récits en séries.

Il existe cependant des histoires récentes qui reprennent des codes issus du sekai-kei. Cette variation de motif étonnante se retrouve dans le film Puella Magi Madoka Magica Rebelion. À la base Puella Magi Madoka Madoka est une série de magical girl 1 sombre et ciblant les adultes. Les jeunes héroïnes se confrontent tout de même à un monde au bord de l’apocalypse. [SPOILER] À la fin de l’anime, l’humanité est sauvée, certes, mais elle n’en reste pas moins soumise à un monde assombri, d’autant plus que de nombreux personnages sont morts. Rebellion s’avère pourtant être une suite à cette histoire qui semblait conclusive (bien que ladite fin soit douce-amère).

Ce que Rebellion montre, de prime abord, ressemble à une sorte d’univers alternatif où rien de mal ne s’est passé et où tout le monde est vivant. Surprise pour le fan de la série, son ton est plus proche d’un magical girl pour enfant assez commun, décalé avec l’univers Madoka. Cependant le film révèle vite que ce monde parfait n’est qu’une façade et qu’il s’agit d’un univers artificiel. La création de ce faux monde magique est motivée par l’amour qu’un personnage porte à un autre, ce dernier s’étant sacrifié à la fin de la série. Madoka est un sekai-kei dont l’histoire d’amour s’avère être un poison qui enferme les personnages dans une pseudo-réalité où tout va pour le mieux. [FIN SPOILER]

Finalement, il est plus amusant de retrouver du sekai-kei dans un objet plutôt que de l’y intégrer au forceps. Le resserrement des personnages sur eux même ou la variation sur une nouvelle forme de romance peut tout à fait servir d’autres formes de récits. Comme le montre Madoka, le sekai-kei peut ouvrir à d’autres chemins de traverse.

Deux héroïnes de Madoka Rebellion, coincées dans un univers parallèle.

Isekai : nouveau départ dans un autre monde

À l’inverse du sekai-kei, l’influence de l’isekai s’étend sur une longue période. Le terme regroupe simplement les œuvres où un héros (ou un groupe de héros) se retrouve transporté dans un autre monde imaginaire. Décrivant généralement des personnages piégés dans un monde, des séries comme Gate, Outbreak Company, ou Restaurant to Another World montre que l’isekai peut simplement décrire les ponts entre deux univers.

Couverture d’un tome des Douze Royaumes.

Les récits d’autres mondes ne sont pas récents, il en existe des équivalents dans la littérature japonaise du XIXe/XXe comme Les contes de Tono de Kunio YANAGITA. À l’échelle des anime, on observe des occurrences dès les années 1980 avec des séries comme Aura Battler Dunbine ou Genmu Senki Leda. L’isekai s’accentuera un peu dans années 1990, qu’il s’agisse de mangas avec Magic Knights Rayearth, d’animes avec Escaflowne ou de romans avec Les Douze Royaumes, trois exemples d’isekai avec des héroïnes féminines. À cette époque-là, les mondes merveilleux sont issus de la fantasy.2

De nouvelles tendances vont s’affirmer à partir des années 2000 jusqu’à aujourd’hui. L’anime .hack//SIGN dépeint par exemple le traumatisme d’un personnage à travers le jeu vidéo en ligne duquel il ne peut se débrancher. Ici, l’espace est certes fantaisiste, mais il est surtout vidéoludique. Le monde « de rêve » dans lequel se matérialise le personnage est un monde informatisé. Aujourd’hui, les codes des jeux vidéo sont indissociables de l’isekai, des notions d’expériences et de points de magie apparaissant parfois dans des récits à l’univers fantasy pourtant classique. À l’inverse d’autres œuvres qui enjolive les mondes vidéoludiques, .hack//SIGN représente le virtuel comme un cocon dans lequel le personnage principal s’enferme et déprime.

Le véritable essor de l’isekai s’effectuera lorsque des adaptations de light novel 3 seront massivement diffusées à la télévision. Ces dernières se démocratisent à partir des années 90 avec des succès comme Slayers ou Orphen – Le Sorcier Noir dans le domaine de la fantasy. En expansion dans les années 2000, ces romans sont désormais à l’origine de nombreuses séries diffusées chaque année, notamment de nombreux isekai.

L’une de ces adaptations, Sword Art Online, a connu une telle popularité qu’il a porté la publication d’autres light novel du même genre. La tendance s’est aussi amplifiée grâce à Shôsetsuka ni Narô 4 dont est issu le feuilleton Re:Zero, qui fut publié en livre et adapté en anime. Des mécaniques de jeux vidéo sont aussi observables : Sword Art Online se déroule préalablement dans un MMO-RPG piégé tandis que le héros de Re:Zero possède un pouvoir de réanimation rappelant les sauvegardes automatiques.

Gate et ses forces militaires iconisées.

Ces récits possèdent tout de même quelques sous-catégories bien particulières. Outbreak Company et Gate montrent par exemple le voyage d’un monde terrestre vers un ailleurs inexploré. Ces expéditions sont motivées par la colonisation d’un nouveau territoire, révélateur du possible sous-texte nationaliste de l’isekai. Gate ne se cache pas d’enjoliver délibérément les manœuvres des forces japonaises. Outbreak Company, lui, est plus sournois et décrit une volonté d’expansionnisme par le soft power. Puisque, aujourd’hui, la puissance commerciale japonaise s’exprime par l’exportation d’une culture de masse vers le reste du monde, le gouvernement japonais se contente d’étendre son territoire vers un monde de fantasy. L’otaku, grâce au savoir accumulé par sa consommation d’œuvres culturelles, s’avère ici être un parfait ambassadeur.

Cependant la sous-catégorie d’isekai la plus commune est celle composée par des œuvres telles qu’Overlord, KonoSuba, In Another World with my Smartphone ou Death March to the Parallel World Rhapsody. Ces prémisses où des personnages se retrouvent à occuper un monde duquel ils ne s’extirperont pas. La nouveauté, c’est qu’aujourd’hui de nombreux héros vont très vite s’accommoder de leur situation et décideront généralement de ne pas partir.

Ce type de récit n’était auparavant pas courant : dans Les Douze Royaumes ou Escaflowne les personnages souhaitaient revenir à la réalité. Ce changement peut s’expliquer de nombreuses manières. Souvent, les héros sont morts dans leur réalité, ce nouvel espace devenant leur lieu de vie. Que ces terres aient les allures de paradis fantasmé a dès lors beaucoup plus de sens. Parfois, ces mondes sont simplement si charmants qu’ils ne donnent pas envie d’en partir. Disparaissent ainsi les notions d’épreuves à surmonter, les péripéties se limitant au parcours d’un protagoniste au pouvoir surhumain.

Cette observation ne s’applique évidemment pas à tous les isekai contemporains. Grimgar, Le Monde des Cendres et de Fantaisie préfère montrer la survie un groupe de héros dans un monde brutal, bien qu’idyllique en apparence. Dans Re:Zero, la réussite passe par la souffrance : le héros peut certes revenir plus tôt dans le temps à chacune de ses morts, mais elles s’avèrent être brutales. Changer sa vie est un cadeau qu’il paye par des agonies répétées. L’évolution des protagonistes dans ces isekai empêche de réduire le terme à des récits inconséquents purement spectaculaires.

Il faudra de toute manière compter sur un nombre toujours plus croissant de récits isekai à l’avenir. La mode commence certes à lasser, mais ils restent fédérateurs de fictions. Par un emploi plus habile qu’à l’accoutumée d’un imaginaire commun, certaines de ces œuvres peuvent même tirer leur épingle du jeu. KonoSuba a par exemple acquis sa notoriété en insufflant du burlesque dans la mécanique bien huilée de la réincarnation post-mortem. Il suffit de remarquer ses schémas et de voir la façon dont ils sont repensés.

Grimgar et ses héros, perdus dans un univers inconnu.

Ce panorama pourrait s’arrêter à ces trois axes, mais il resterait incomplet. Dans un prochain article, nous aborderons des catégories fictionnelles plus apaisantes, mais tout aussi passionnantes. Elles témoigneront d’un retour à une vie quotidienne, plus terre à terre, sans être pour autant privées de magie !

(Cet article se base sur le travail du vidéaste canadien Joe de la chaine Pause & Select, nous vous recommandons sa récente vidéo sur l’isekai)

 

1Les magiciennes japonaises, pensez à Sakura chasseuse de carte ou à Sailor Moon.

2Parfois agrémentés d’autres éléments, voir les robots géants dans Escaflowne ou Magical Knights Rayearth.

3Des romans sériels illustrés. Les Douze Royaumes ou Irya no Sora, UFO no Natsu, qui ont précédemment été évoqués, sont à la base des light novel.

4Un site d’écriture amateur qui héberge de nombreux isekai.

3 réponses

  1. 7 février 2019

    […] Suite du diptyque sur l’apparition de différentes catégories fictionnelle dans la  pop … La première partie expliquait ainsi ce qu’était un sabaibu-kei, un sekai-kei ou un isekai, principalement des fictions démesurées avec de l’action et de l’aventure. A contrario, cet article sera dédié à une veine quotidienne de différentes œuvres japonaises (les animes en particulier). Après un tour d’horizon de différentes tranches de vie, l’article reviendra plus en détail sur un duo de récits très populaire aujourd’hui encore : l’iyashi-kei et le nichijô-kei. […]

  2. 11 avril 2019

    […] Si vous n’êtes pas familier avec le terme isekai, n’hésitez pas à consulter cet article. Et d’ailleurs, Alice au pays des merveilles ne serait-il pas un précurseur des isekai […]

  3. 5 janvier 2020

    […] nature à repris ses droits. Même si ce n’est pas le genre scénaristique le plus en vogue (bonjour les Isekai), un monde post-apo reste un classique de la SF. Cependant, la patte graphique d’Ippatu et […]

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