Le nouveau Pays d’Alice : l’impact d’Alice sur la culture populaire japonaise

Si vous vous êtes rendus à la dixième édition de la Japan Expo Sud, à Marseille, vous n’avez pas pu passer à côté de tous les cosplay d’Alice, que ce soit ceux du film de Disney, de l’arc Alicization de Sword Art Online de Reki KAWAHARA diffusé sur Wakanim, ou bien encore d’une des nombreuses adaptations de l’œuvre de Lewis CARROLL.

Alice au pays des merveilles est en effet un pilier de la culture littéraire mondiale et l’on peut retrouver le roman original dans plus de 174 langues. Mais peut-être l’avez vous déjà remarqué, sa place au Japon et son influence sur sa pop culture sont toutes particulières. Analyse d’un phénomène qui dure depuis plus de 150 ans au Pays du Soleil Levant…

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Alice Schuberg représentée sur la couverture du premier tome du light novel Sword Art Online: Alicization, aux côtés des deux autre personnages principaux.

Alice et le Japon

Illustration originale d'Alice au pays des Merveilles, par John TENNIEL © Getty / retroimages

Illustration originale d’Alice au pays des Merveilles, par John TENNIEL © Getty / retroimages

Au pays de Tezuka, on recense près de 1300 éditions des aventures de la jeune Alice écrites en 1865. Si l’on considère que la première traduction complète de l’œuvre en japonais est publiée en 1910 sous le titre « Ai-chan no yumemonogatari » (Le songe de la petite Ai), cela représente plus de 11 éditions par an en moyenne. Ce chiffre colossal donne un idée de l’impact qu’a eu cette histoire sur la culture populaire japonaise.

Et le phénomène est d’autant plus intéressant qu’il ne va qu’en s’accentuant. Il faut attendre les années 30 pour que le titre original de l’œuvre soit traduit littéralement : « Fushigi no kuni no arisu ». Et il faut attendre encore jusqu’aux années 50, avec la sortie du long métrage d’animation Disney, pour que le succès de la jeune fille se démocratise réellement. Après cela, Alice au pays des merveilles sera reconnu comme un classique et pourra être retrouvé entre deux contes japonais, dans des recueils d’histoires pour enfants.

La jeune fille à la poursuite du lapin blanc apparaît dans les librairies japonaises à une époque où le Japon s’ouvrait lentement sur le monde. Alors que l’on pourrait penser que l’attrait des Japonais pour Alice au pays des merveilles serait dû à la présence de créatures folkloriques rappelant les yôkai nippons, on s’aperçoit bien vite qu’il n’en est rien. Ce qu’ont retenu les lecteurs nippons est le personnage d’Alice lui-même qu’ils ont reconnu comme une jeune fille modèle. L’héroïne de l’œuvre éponyme démontre une certaine autonomie et une force intérieure qui lui permet de survivre au pays des merveilles. Son apparence suggère pourtant l’innocence et la fragilité. Cette dualité fait d’elle une « shôjo », terme désignant, dans ce contexte, non pas des mangas qui s’adresse aux jeunes filles, mais plutôt la vision qu’on se fait d’une fillette dans l’imaginaire japonais.

Alice, symbole de féminité et de féminisme

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Modèle dans une tenue typique de la mode sweet lolita

Alice, et par ce terme on peut inclure toutes les œuvres de Lewis CARROLL, est lié a bien des pans de la pop culture japonaise moderne, et on y retrouve parfois une influence indéniable. La sweet lolita japonaise en est un bon exemple. Cette mode remonte à la fin des années 60, et se déclinera sous bien des formes par la suite. Mais ce que l’on appelle lolita au sens strict, est la mode sweet lolita, qui se démarque, par exemple, du gothic lolita. Le sweet lolita est donc un style vestimentaire mettant l’accent sur tout ce qui évoque la pureté et l’innocence, ainsi que la jeunesse. Et les tenues lolita sont nombreuses à s’inspirer de celles que portaient les jeunes filles à Londres pendant l’époque victorienne.

Autrement dit, la tenue d’Alice telle qu’on la retrouve dans les illustrations originales de l’œuvre de CARROLL mais aussi, et en particulier dans le dessin animé des studios Disney s’inscrit dans cette esthétique. Le pays des merveilles se retrouve très souvent dans la mode japonaise, et les tenues d’inspirations victoriennes sont extrêmement bien représentées dans le lolita.

Masafumi MONDEN, dans son livre Japanese Fashion Cultures: Dress and Gender in Contemporary Japan, évoque l’impact qu’a eu Alice sur la perception de la féminité au Japon dès l’ère Meiji. Il avance que le gouvernement aurait voulu faire de la femme de l’époque victorienne un standard pour les jeunes japonaises, destinées à devenir de bonnes épouses et de bonnes mères. Cependant, il soutient qu’à l’inverse les Japonaises ont fait de cette démarche une occasion de bénéficier d’une meilleure éducation et de jouir d’une plus grande indépendance dans la société. Se comporter de façon « mignonne » et « féminine » tout en démontrant une force morale et une volonté d’émancipation est ce qu’on appelle la « révolte délicate ». Pour l’anecdote, on appelle « burikko » l’art de feindre la naïveté et l’innocence dans le but de manipuler son entourage. Les valeurs que porte l’héroïne malgré elle auraient ainsi fait d’elle une figure du féminisme au Japon.

L’ombre d’Alice dans les univers fictifs japonais

Même aujourd’hui, la popularité d’Alice ne fait que s’accroître, elle serait même plus populaire que jamais au Japon. D’ailleurs, durant cette dernière décennie, un grand thème s’est dégagé dans la fiction japonaise. Il s’agit de l’isekai, qui est exploité à toutes les sauces depuis que le concept a été reconnu comme une garantie de succès commercial depuis que des œuvres comme Re:zero kara hajimaru isekai seikatsu de Tappei NAGATSUKI sont devenues populaires. Si vous n’êtes pas familier avec le terme isekai, n’hésitez pas à consulter cet article. Et d’ailleurs, Alice au pays des merveilles ne serait-il pas un précurseur des isekai ?

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Alice Margatroid du jeu Touhou (Artwork de baba seimaijou)

Cette histoire qu’a imaginée Lewis CARROLL n’est certainement pas la première à parler d’un personnage se retrouvant dans un autre monde que le nôtre, car ce concept apparaît déjà dans le folklore japonais depuis sans doute bien plus longtemps, mais c’est indubitablement la première fois qu’une fiction de ce style a eu une telle popularité. Bien que la démocratisation de ce « genre » n’est pas à attribuer à Alice, on est en droit de penser qu’il a apporté beaucoup aux auteurs qui l’ont lu dans leur jeunesse.

Vous vous rendez à présent compte qu’Alice est un archétype de personnage omniprésent dans des œuvres de toutes natures. Un article précédent dans nos colonnes évoquait sur certaines de ses apparitions directes mais c’est bien une multitude de personnages qui sont inspirés de la fille du pays des merveilles sans pour autant n’en être que des avatars.

Les personnages en question peuvent faire référence à Alice au travers de leur personnalité ou leur rôle dans une histoire. Le clin d’œil sera d’autant plus clair si l’auteur les appelle Alice, ou leur donne un style visuel semblable à l’héroïne de Disney. C’est le cas par exemple pour la magicienne Alice Margatroid de la série de jeux indépendants Touhou de ZUN. Ce personnage peut invoquer des soldats de cartes, tout comme le « démon » Alice de la saga Shin Megami Tensei des studios Atlus, qui fait lui-même référence à la fillette de l’œuvre de CARROLL. Alice Margatroid possède aussi un grimoire, faisant un clin d’œil à une autre Alice, cette fois-ci du jeu d’arcade Asura Blade – Sword of Dynasty développé par Fuuki.

Erina Pendleton Jojo's Bizarre Adventure Alice lookalike Phantom Blood

Erina Pendleton, de l’anime Jojo’s Bizarre Adventure

C’est aussi le cas d’Alice Schuberg de Sword Art Online, ou bien de Lola du jeu Fairy Fencer F de Compile Heart, dont l’apparence ne laisse aucun doute sur l’identité de leur modèle. Mais il y a aussi des références plus subtiles, à l’instar d’Ib, la jeune fille perdue dans les tableaux d’une galerie d’art dans le RPG d’horreur indépendant éponyme créé par kouri. L’atmosphère étrange de cet univers, et la grande force morale dont fait preuve la fillette pour réussir à s’en échapper rappelleront inévitablement l’œuvre de CARROLL.

N’oublions pas non plus Erina Pendleton, l’amie d’enfance de Jonathan Joestar dans la première partie de Jojo’s Bizarre Adventure de Hirohiko ARAKI, une jeune londonienne de l’époque victorienne à la personnalité bien trempée.

Si vous êtes attentifs, vous retrouverez beaucoup d’autres clin d’œils (le plus souvent involontaires) à l’univers d’Alice au pays des merveilles dans vos œuvres préférées.

 

Le succès d’Alice au pays des merveilles ne semble pas s’essouffler, et l’âme de ce monument de la littérature enfantine mondiale se grave davantage chaque jour dans la culture occidentale, et a fortiori, dans la culture japonaise où elle se manifeste sous diverses formes. Et vous, où avez-vous retrouvé l’empreinte d’Alice au Japon ?

6 réponses

  1. sandrine marechal dit :

    MAJESTRAL !

  2. Plizzapomdeter dit :

    Superbifaque !

  3. sandrine marechal dit :

    je voulais dire magistral bien sûr !

  4. Sophie dit :

    C’est marrant car je suis devenue fan d’Alice au Pays des Merveilles à cause/grâce aux nombreuses influences que j’ai retrouvé à ce sujet dans la culture japonaise. C’est principalement la mode et la musique qui m’ont d’abord attirée, et qui m’ont poussée à faire la collection de tout objet en lien avec Alice 😉
    Je me suis toujours demandée pourquoi les Japonais étaient autant fascinés par l’œuvre de Lewis Carroll, et votre article m’apporte quelques réponses.
    Merci d’avoir évoqué ce sujet qui m’est cher 🙂 Comme d’habitude, vos articles sont complets et bien écrits, un régal !

    • Bonjour Sophie !
      Merci beaucoup pour ton commentaire ! Si tu veux quelque chose de plus complet et que tu es à l’aise avec l’anglais, je te recommande « Alice in Evasion » un super ouvrage de recherche d’Amanda Kennell sur ce sujet !

  5. Marie dit :

    Super article ! C’est vrai que j’avais déjà remarqué la popularité du personnage de Alice dans la culture japonaise mais je ne m’étais pas rendu compte à quel point l’influence de cette oeuvre est importante..

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