Prix Konishi 2023 : nos 5 coups de cœur mangas & traducteurs !

Avec une première édition en 2018, l’Ambassade du Japon en France et la Fondation Konishi attribue désormais, chaque année, le Prix Konishi de la traduction de manga japonais en français, afin de mettre en avant le travail de qualité des traducteurs et traductrices qui a encore un long chemin à faire pour obtenir la reconnaissance qu’il mérite.

Depuis trois ans Journal du Japon continue de mettre en valeur ce prix et, le hasard faisant bien les choses, votre serviteur se retrouve parmi les jurés du premier tour du Prix Konishi, depuis la toute première édition. Nous vous proposons donc aujourd’hui la sélection que nous avons défendu en tant que premier juré, en quelques phrases pour l’édition 2023… avec en bonus, les titres qui ont été finalement sélectionnés et le commentaire éclairé de l’organisateur français du prix.

Bonne lecture !

 

Darwin_Incident_1_KanaDarwin’s incident de Shun UMEZAWA, traduit par Frédéric Malet, aux éditions Kana

Un singe croisé avec un humain, cela donne Charlie, un humanzee…Et un manga passionnant. 

On note d’abord l’intelligence du scénario qui mixe veganisme et terrorisme avec beaucoup d’efficacité : on se plonge dans des débats de sociétés aussi contemporains qu’intéressants, fluides et faciles à suivre d’ailleurs, favorisant ainsi l’immersion et la réfléxion.

Mais le travail de traduction de Frédéric Malet prend encore plus d’importance lorsqu’il s’agit de laisser s’exprimer Charlie. L’humanzee est plus fort physiquement que les singes, mais aussi plus intelligent que les humains… Et il n’a rien d’un gentil petit ouistiti. Ce qui marque dans ce titre de Shun UMEZAWA primé par le prestigieux Manga Taisho, ce sont surtout ses prises de parole : en quelque mots, il remet en cause la supériorité humaine sur le règne animal… avec un point de vue inédit, qui peut paraître froid mais qui est surtout difficile à balayer d’un revers de main. 

En plus de la pertinence de son discours, Charlie est capable de vous briser en deux, et à 10 coups d’avance en matière d’intellect… Il en devient inquiétant et ses propos tranchants questionnent sur son empathie. Pour que le titre fonctionne à ce point, les actions et les mots de Charlie se devaient d’être forts, efficaces et troublants. Un vrai travail d’équilibriste mené avec talent par Shun UMEZAWA et parfaitement retranscrit par Frédéric Malet.

 

black-box-1-pikaBlack-Box de Tsutomu TAKAHASHI, traduit par Julien FAVEREAU, aux éditions Pika

Traduire un auteur important et surtout singulier comme Tsutomu TAKAHASHI n’est pas chose aisée. Ses personnages évoluent dans des époques, des milieux et des sociétés dures, souvent sans espoir, sans pitié ni bienveillance… avec des héros bouillonnants mais issus du plus bas de l’échelle, souvent malmenés par des antagonistes véreux et cruels. 

Néanmoins tout cette dramaturgie n’est jamais facile ou gratuite, et dote plutôt les titres d’un réalisme frappant, sur le plan graphique comme dans les dialogues. Le défi de Julien FAVEREAU, dont c’est le premier titre du mangaka, était, en plus d’être à la hauteur des traducteurs précédents, de garder l’authenticité des personnages en plongeant cette fois-ci dans le monde de la boxe. 

Ryoga ISHIDA, le fils d’un assassin, tente de faire carrière sans crouler sous le poids des préjugés de la société. Ryoga parle peu – il a mieux à faire – mais chaque mot claque et percute, comme ses coups : il est sec, arrogant, provocateur parfois, très cru. Il chamboule la journaliste qui décide de le suivre et d’aller au-delà des clichés mais il hypnotise aussi, par ses poings comme avec ses mots, le lecteur. Il fallait donc bien choisir le niveau de langage, garder la violence et le mépris sans tomber dans le cliché de la petite racaille. Il fallait donner à ce jeune homme, qui a tout de détestable, une certaine complexité. Dans les deux premiers tomes parus cette année, c’est pour l’instant une mission réussie.

 

and-5-kanaAnd (&) de Mari OKAZAKI, traduit par Aline KUKOR, éditions Kana

Mari OKAZAKI est une mangaka qui est appréciée pour la complexité des femmes qu’elle couche sur le papier. Qu’on les aime ou qu’on les déteste, elles ne laissent jamais indifférent. Elles sont souvent hésitantes et torturées, surtout lorsqu’il s’agit de leurs relations amoureuses, qu’elles subissent ou qu’elles tentent de construire. 

Dans & and, Kaoru AOKI est une jeune entrepreneuse qui cumule le métier de secrétaire médicale et l’ouverture d’un salon de manucure, un rêve personnel. Chacun de ces deux emplois déploie deux univers qui ont chacun leur romance : elle est amoureuse d’un docteur de 20 ans son aîné d’un côté, tandis qu’elle loue son studio de manucure à un ami pour un prix dérisoire car lui est follement épris de Kaoru, sans que cette dernière ne le soupçonne le moins du monde. Ces deux hommes, eux aussi, sont liés à d’autres femmes, qui s’ajoutent dans l’équation… Et qui prétendent parfois apporter leur solution à la quête du bonheur. 

Du point de vue des relations personnelles et des sentiments, c’est un vrai sac de nœud avec une narration assez complexe : de nombreux personnages nous partage leur vie, leur histoire et leur réflexion à travers leur introspections, leur rapport au sexe opposé et leur rapport à eux-même. Malgré cette diversité qui rime avec difficulté, l’incarnation sonne juste à chaque fois : la désespérée, la désabusée, la raisonnable, l’expéditive, la rêveuse… C’est un vrai défi pour trouver le ton idoine à chaque fois, qui donne du sel à la situation et du crédit à ses protagonistes, tout comme il y a un challenge à conserver la dichotomie entre ce que les personnages s’avouent à eux-même (ou pas, d’ailleurs) et ce qu’ils acceptent d’exprimer aux autres. 

Aline KUKOR a donc, sans doute, beaucoup de travail avec ce titre… mais elle s’en sort à merveille.

 

The_Witch_and_the_Beast_1_pikaThe witch and the beast de Kôsuje SATAKE, traduit par Anaïs KOECHLIN

Dans un monde où des sorcières et autres événements surnaturels entraînent parfois des ravages, Ashaf et Gido sont tous deux envoyés par l’Ordre de l’Écho Noir, dont la mission est d’éviter les débordements causés par la sorcellerie. A côté des scènes d’action spectaculaires qui sont le premier moteur du titre, c’est un duo qui garde le lecteur captif sur le long terme. Ce tandem est composé d’Ashaf, magicien tempéré et chevronné, qui accomplit ses tâches de bonne grâce, tandis que Gido semble nourrir un dessein plus personnel, une vengeance liée à une sorcière en particulier, qui l’obsède et qui peut faire d’elle une bête enragée. 

L’affable et la colérique, le réfléchi et l’impulsive… C’est le genre de combinaison dont on raffole de la littérature au cinéma, mais encore faut-il qu’elle soit réussie. Le langage d’Ashaf, quelque part entre le dandy vampirique et le lord mystérieux, vient parfaitement équilibrer la mauvaise humeur et l’agressivité de Gido, qui se teinte par moment d’une vulgarité révélatrice, sur son histoire autant que sur sa colère, et qui enrichit le personnage. 

Dans ce manga de dark fantasy à la mise en scène spectaculaire de Kôsuke SATAKE, qui en met plein les yeux, Anaïs KOECHLIN concourt donc à la profondeur du titre en mettant parfaitement en musique la personnalité charismatique et le poids du passé de ces deux protagonistes.

 

Entre_les_lignes_5_kanaEntre les lignes de Tomoko YAMASHITA, traduit par Pascale SIMON, éditions Kana

Quand Asa, adolescente, perd ses parents dans un accident de voiture, c’est sa tante Makio, 35 ans, autrice de romans, qui est la seule à ne pas vouloir la laisser tomber, la seule à se préoccuper d’elle, en vérité. Alors, elle a beau vivre en recluse emmurée dans ses livres, être en froid depuis plusieurs années avec la mère d’Asa maintenant décédée, elle décide de faire de la place à la demoiselle de 15 ans dans son appartement et, petit à petit, dans sa vie.

Les deux existences vont se retrouver complètement chamboulées : depuis le début de la série les jeunes femmes se cherchent et se découvrent, dans un travail d’ambiance tout en subtilité épaulé par la traductrice Pascale SIMON – avec des mots rares mais justes. Puis les choses évoluent doucement… La sidération de l’adolescente face à l’accident mortel de ses parents laisse place à des émotions qui la bousculent en profondeur, qui la change même, pas forcément pour le mieux : la tristesse évidemment, la colère et l’incompréhension aussi. Makio, en bonne solitaire, peine bien à gérer cette adolescente imprévisible qui vit désormais dans son appartement. Premières engueulades, premières réconciliations devant un plateau télé… Une famille qui n’en est pas vraiment une commence à se créer.

La fougue de la jeunesse et ses torrents d’émotions, la franchise désarçonnante, mais mature, de cette auteure ermite, tout cela se confronte de manière passionnante, dans les introspections comme dans les dialogues. Tout est clair pour le lecteur alors que les deux protagonistes nagent régulièrement dans la confusion. Si le graphisme de Tomoko YAMASHITA fait des merveilles sur les non-dits et les émotions subtiles, Pascale SIMON elle fait un excellent travail dans les bulles avec une justesse qui nous renvoie par moment à nos propres souvenirs familiaux. Brillant.

 

BONUS : la sélection finale et le petit mot de l’organisateur

C’est ce 28 octobre, il y a quelques heures, que le site internet du Prix Konishi dévoilait le top 10 de cette sixième édition. Le premier titre nominé était d’ailleurs dans notre sélection, et Dai Dark dans nos coups de cœur SF la semaine dernière!

Prix Konishi 2023

Nous avons justement demandé à Frédéric Toutlemonde, organisateur du prix, de nous donner ses impressions sur cette sélection 2023 :

Pour reprendre les mots d’un membre du Grand Jury, avec des titres comme Dai Dark, Rooster Fighter-Coq de combat, ou Manchuria Opium Squad, la sélection de cette 6e édition est je trouve assez « rock’n roll »!!

Une sélection peut-être un peu moins tranche de vie que la précédente, mais dans laquelle on retrouve tout de même Frieren ou Darwin’s Incident, deux titres des plus récompensés au Japon l’an passée.

Étant aussi éditeur au Japon, je suis personnellement heureux de la présence de Réimp’! en sélection, et je trouve cela remarquable d’avoir aussi dans cette sélection Komi cherche ses mots et La Grande Traversée, deux titres dont l’importance de la maitrise du mot, parlé ou écrit, est au cœur de l’histoire.

 

L’annonce du lauréat de ce prix s’effectuera durant le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême fin janvier 2023. D’ici là, on vous souhaite de bonnes lectures, et de toujours jeter un œil aux noms des traducteurs sur vos lectures favorites !

Paul OZOUF

Rédacteur en chef de Journal du Japon depuis fin 2012 et fondateur de Paoru.fr, je m'intéresse au Japon depuis toujours et en plus de deux décennies je suis très loin d'en avoir fait le tour, bien au contraire. Avec la passion pour ce pays, sa culture mais aussi pour l'exercice journalistique en bandoulière, je continue mon chemin... Qui est aussi une aventure humaine avec la plus chouette des équipes !

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