« Et pourtant je voudrais te comprendre » : L’égalité hommes – femmes au Japon

Retour sur la conférence organisée le 5 novembre 2022 par la Maison de la Culture du Japon à Paris autour de la parité hommes-femmes. Un échange autour des bases du féminisme nippon entre Aline Henninger, maîtresse de conférences à l’université d’Orléans et spécialiste des questions de genre dans le Japon contemporain, et Yuri Yamada, dramaturge dont la pièce de théâtre Et pourtant je voudrais te comprendre a également été jouée en public.

Le Japon a t-il progressé sur ces questions, ou est-ce encore un horizon lointain ?

De gauche à droite, Aline Henninger, YurI Yamada et sa traductrice

Une (très courte) histoire du féminisme au Japon

Classé 120e sur 157 pays en terme d’égalité hommes-femmes par le Fond économique mondial en 2021, loin derrière l’Islande (1er) ou la France (16e), le Japon vit dans la contradiction d’être une nation riche à la population éduquée, mais où les femmes et leurs activités ne sont pas considérées. Pourtant, comme le souligne Aline Henninger, les différents mouvements de libération des femmes qui ont secoué le monde occidental à partir de la fin du 19e siècle apparaissent simultanément sur l’archipel.

©Wikipedia

Femmes issues de classes aisées, autrices, intellectuelles, prennent la plume et se rassemblent ; écrivent des textes dont certains feront scandale. Tout se fait de façon synchrone : comme en France, l’instruction massive des enfants jusqu’à leur douze ans permet ensuite à des jeunes filles d’accéder au collège, puis aux études supérieures (avec de très gros freins de la part des institutions en place), le droit de votes des femmes comme en Angleterre et la liberté de choix dans le mariage sont autant de débat qui secouent les discussions des années 1910-1920.

Entre 1911 et 1916 parait la revue Seitô « bas bleu » en références aux salons des lettrées anglaises, premier magazine littéraire féministe au Japon créé par cinq femmes, qui parlera sexualité, éducation, homosexualité, entre autres, à travers des textes autobiographiques. Le publication et ses rédactrices seront jugées scandaleuses tant pas leurs écrits que par les mœurs, pourtant reflets de l’époque.

Avec l’occidentalisation et la volonté de modernisation du pays, de nombreux échanges se font entre le Japon et le reste du monde. Quand ce ne sont pas des femmes venues de l’étranger qui dispensent leurs connaissances sur tous les sujets possibles, ce sont des Japonaises qui puisent de nouveaux savoirs en Amérique et le rapportent. Médecine, littérature, philosophie, s’enrichissent et contredisent la vision d’un Japon isolé et imperméable aux nouvelles idées.

Cette synchronicité des vagues féministes va se poursuivre après la guerre. L’égalité face à l’emploi, les questions d’avortement et de sexualité (encore très hétérocentrées) apparaissent, amenant au Japon les premières manifestations de femmes en public. Les questions LGBTQIA+ et les études de genre seront mieux abordées dans les années 90; ainsi qu’une remise en question de ce qui a été appris par les intellectuel.les de l’époque.

De nombreuses crises secouent le Japon de cette période, économiques et sociales surtout, auxquelles l’alliance du Parti Libéral Démocrate (PLD), mené par le 1er Ministre Ryûtarô HASHIMOTO, et le parti progressiste, souhaitent apporter une réponse. L’égalité hommes-femmes devient un réel enjeu politique, qui débouche en 1999 sur la création d’un Conseil à l’égalité qui sera mis directement sous la tutelle du Premier Ministre. En 2000, le Plan Fondamental pour l’égalité est finalisé. Réévalué tous les 5 ans, il contraint chaque département et les institutions dépendant de lui à adopter les règles visant à l’égalité.

Intimité familiale et égalité réelle

Aline Henninger met en lumière un fait surprenant. Si la grande histoire du féminisme avance en parallèle en France et au Japon, l’histoire plus intime de la structure familiale se déploie tout à fait différemment. Le Japon n’acquiert une structure familiale de type nucléaire – père, mère, enfant(s), qu’après guerre, quand celle-ci se diversifie en France. Surtout, il est établi que c’est monsieur qui travaille et que madame reste au foyer car, libérée des tâches ménagères grâce aux nouvelles technologies, elle peut prendre en charge l’éducation des enfants, et n’avoir qu’un emploi à temps partiel.

Elle soulève ce qui fait la trame du travail de Yuri YAMADA, qui la rejoindra pour la suite de la conférence : la charge mentale, et la difficulté d’atteindre une réelle égalité dans le foyer quand la femme est celle qui s’occupe de toutes les tâches domestiques et péri-domestiques : cuisine, ménage, mais aussi soins et gestions des proches, pendant que les maris sont peu soumis à ces considérations. Un temps et une énergie dont la sous-évaluation et la dévalorisation peut mener à des crises familiales. L’installation dans une même maison ou la naissance du premier enfant provoque très souvent l’apparition du plafond de verre, qui complexifie encore ces inégalités.

Comment alors atténuer cette situation, comment rester féministe et bonne mère quand la pression de la société joue contre vous ? De l’aveu mêmes des deux intervenantes, c’est une question dont les gens n’ont pas forcément envie de parler, parce qu’il y a « plus important », bien que le cœur du problème soit bien là. Un trait commun tant à la France qu’au Japon.

C’est ce qui a poussé Yuri YAMADA à écrire ses pièces pour parler de féminisme, et en particulier celle-ci : elle l’a souhaité calme pour ne pas effrayer son auditoire, alors qu’elle-même reste une féministe en colère face aux inégalités de son quotidien. Elle a d’ailleurs fait part du succès remporté par sa pièce dans l’archipel, et du nombre de femmes venues la rencontrer pour lui dire qu’elles aussi ressentaient ce déséquilibre injuste dans leur vie de tous les jours mais que, jusqu’alors, elles n’avait pas su mettre de mots sur ce sentiment.

L’ensemble de la conférence est disponible sur la chaine YouTube de la MCJP.

Le théâtre de l’ordinaire

Une large table nappée jusqu’au sol, un intérieur aussi mignon que minimaliste, et deux domestiques en tenue et aux chignons hauts et droits qui discutent à voix basse. Voilà comment s’ouvre Et pourtant j’aimerai bien te comprendre.

On y suit Kô et Teru, dans l’appartement de cette dernière, un couple sans histoire, qui travaille et aime passer du temps ensemble.

Ce que Teru ne dit pas c’est qu’elle est enceinte de Kô, et que loin de ressentir la joie généralement associée à cet événement, elle manifeste une grande anxiété et garde le secret, n’en parlant qu’à Mei, une ex-collègue qui a deux particularités : ses cheveux sont coiffés en cornes, et c’est une femme battue, séparée de son compagnon.

Teru qui tient la tête de Kô entre ses bras et lui qui se débat

©Fondation of Japan

Alors que tout paraissait évident, équitable entre eux, leurs obligations avec leur travail, leur avenir ensemble, l’attitude erratique de Teru met Kô mal à l’aise. Il ne comprend pas les soudaines sautes d’humeur de sa compagne Et le public non plus ne comprend pas, se persuadant qu’elle est aux prises d’une quelconque crise dont seules les femmes ont le secret et qui les rend illisibles par les hommes. La réalité est bien plus complexe.

Lorsque Yuri Yamada aborde le vaste sujet de la vie de couple et des crises qui peuvent y survenir, elle le fait sans violence, mais de façon subtilement frontale, semant les graines qui mèneront à la révélation, crue et sans détour du mal qui ronge Teru et sa relation avec Kô. Évoquant tour à tour le poids des traditions et de la société, la libération de la parole féminine face à la violence – car il est bien question de violence faites aux femmes – la dramaturge donne une voix à celles que l’ont met ordinairement de côté.

La pièce s’avère bluffante. La performance des cinq acteurs et actrices de la compagnie ZEITAKU BINBOU est à la fois sensible et puissante, transmettant le poids du quotidien, mais aussi des non-dits. et la remise en question de tous ces gestes et situations qui « vont de soi ». On aura un attachement particulier pour les deux servantes, Lybelle et Taldie, dont la présence porte un message fort et plus acéré qu’on ne s’y attend sur la société japonaise.

On ressort de ce spectacle avec des questions et un étrange sentiment. En Europe, on cultive l’art de la confrontation pour initier la remise en question, la sienne et celle des autres. Ici, la narration de Yuri YAMADA pousser à une interrogation plus calme, sans être pour autant édulcorée. Elle heurte, mais la douleur qu’elle laisse derrière elle, loin d’affecter la réflexion, lui permet au contraire un plus grand épanouissement.

15e pièce de Yuri YAMADA, Et pourtant j’aimerai te comprendre est disponible gratuitement sur Youtube, avec une traduction de Miyako SLOCOMBE. The Japan Fondation, représentée en France par la MCJP, s’est donnée pour mission de rendre la culture japonaise, et notamment les arts scéniques, accessible au plus grand nombre va son programme Stage beyond Borders.

A la fois fin et porteur d’un message qui se transmettra de génération en génération tant que les inégalités hommes-femmes perdureront, Et pourtant je voudrais bien te comprendre invite à réfléchir à son quotidien, sa vie de couple et les sacrifices que l’on est prêt(e) à faire… ou à ne plus faire pour avoir sa part de bonheur. Yuri YAMADA propose une vision aussi apaisée que vibrante de colère du féminisme. Un féminisme qui parlera à toutes les femmes.

Albine

Née avec un manga dans la main, bibliothécaire et collectionneuse

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous aimerez aussi...

Verified by MonsterInsights