Penriuk et sa douleur : témoignage poétique d’un ancêtre aïnou

Les Presses de l’Université du Québec viennent de sortir la première traduction en français d’une œuvre de l’autrice d’origine aïnou Yoshimi DOBASHI. Intitulé Penriuk et sa douleur – Ossements aïnous retenus prisonniers, cet ouvrage contient deux textes situés à la croisée du poème et de l’épopée, ainsi que de nombreuses clés pour en apprendre davantage sur le peuple aïnou et son histoire : longue introduction signée par Jeffry GAYMAN (professeur à l’Université de Hokkaidô), postfaces, notes du traducteur, chronologie détaillée de l’histoire du peuple aïnou, etc. Un livre qui peut s’apprécier tout autant pour sa qualité littéraire que pour ses apports didactiques.

Les Aïnous, peuple autochtone colonisé par l’état japonais

Pour commencer, qui sont les Aïnous ? Peut-être connaissez-vous le célèbre film de Hayao MIYAZAKI Princesse Mononoke ? Si c’est le cas, c’est un bon début, car le peuple d’Ashitaka – les Emishi – sont les ancêtres des Aïnous. Bien entendu cette œuvre est une fiction emplie de légendes et ne peut servir que de toute première porte d’entrée vers leur histoire. Ou peut-être avez-vous déjà lu Golden Kamui ? Ce manga à succès – qui se déroule au début du XXe siècle sur l’île septentrionale d’Hokkaidô – présente de nombreux aspects de la vie et des coutumes du peuple Aïnou, notamment à travers le personnage d’Asirpa. L’auteur, Satoru NODA, s’est inspiré de la vie de son arrière-grand père et a effectué un véritable travail de recherches avant d’écrire son œuvre, en s’entretenant avec des anthropologues, en étudiant les dialectes aïnous, etc.

La population aïnou vivait sur la zone qui s’étend de l’actuelle île d’Hokkaidô aux îles Kouriles (dont la Russie et le Japon se disputent l’appartenance) et jusqu’à Sakhaline. Selon la chronologie présente à la fin du livre, les premiers peuplements humains dans cette zone dateraient de – 2,6 millions d’années à –10 000 avant notre ère. C’est à la période du Yamato (250-710) que sont rapportés les premières traces de conflits entre les habitants du Japon central et les Emishi, population de l’actuel Tôhôku et d’Ezo (ancien nom d’Hokkaidô). Ce n’est qu’en 1869 qu’Ezo est officiellement annexée par le Japon et que naît le territoire d’Hokkaidô, dont le nom signifie « le chemin de la mer du nord ». Jusqu’à cette date, les relations entre les deux territoires restèrent bien entendu parsemées de conflits et de tentatives de colonisation de la part du Japon.

Contrairement à ce que nous pourrions croire, l’ethnie Aïnou est bien différente du peuple japonais, et ce sur de nombreux aspects. En effet, les recherches ont montré que les ancêtres des Aïnous seraient arrivés depuis le nord du continent asiatique environ un millier d’années plus tôt que les ancêtres des Japonais (venus eux de Corée). Leurs caractéristiques physiques (grande taille, forte pilosité, peau claire, yeux non bridés, etc.) ont suscité de nombreuses thèses selon lesquelles ils seraient apparentés aux peuples caucasiens, australiens ou mongoles. Le mystère Aïnous a en effet fait couler beaucoup d’encre et les Japonais – pour qui la recherche de leurs origines et le mythe du peuple homogène reste encore de nos jours une question importante – s’en sont emparés, pour le meilleur et pour le pire.

Les Aïnous dans la culture populaire : les Emishi dans Princesse Mononoke. Nous remarquons les motifs traditionnels sur la veste de la chamane et les barbes des hommes.
Les Aïnous dans la culture populaire : Golden Kamui. Y est représentée une vielle femme qui porte les traditionnels tatouages autour de la bouche.

Yoshimi DOBASHI : une vie d’écriture et de militantisme

Née en 1947 à Biratori, sur l’île de Hokkaidô, DOBASHI est une écrivaine et poétesse, également connue pour son engagement en tant que militante pour les droits humains. Elle écrit ainsi dans Penriuk et sa douleur :

Dans ce pays qu’est le Japon
plutôt qu’aux « droits de la personne »
est-ce à la « science»
que l’on donne la « priorité » ?
Pour moi, c’est incompréhensible.

Ayant commencé l’écriture très tardivement, elle compte actuellement deux parutions à son actif, dont la première est sortie en 2017 au Japon. Ces deux œuvres, basées sur son histoire personnelle, tendent à raconter de manière plus globale l’histoire de son peuple. Elle va jusqu’à y créer parfois des ponts avec d’autres populations colonisées. Décrite par Jeffry GAYMAN comme une « grande dame fougueuse et difficile d’approche » malgré tout dotée d’une « gaieté de jeune fille », l’autrice de Penriuk et sa douleur, convertie au christianisme, concilie la protection de l’héritage des peuples opprimés avec l’ouverture à un certain multiculturaliste ; une pensée qui se retrouve tout au long de ses écrits.

Dans le présent ouvrage, elle parle à plusieurs reprises du missionnaire chrétien anglican John BATCHELOR (1855-1944), parti évangéliser le peuple Aïnou en 1878. Batchelor aurait appris la langue aïnou auprès du chef Penriuk pour mieux échanger avec ce peuple qui vénérait ses dieux appelés Kamuy, devenant ainsi le seul à s’intéresser à sa langue et à sa culture.

John BATCHELOR (au centre) avec quatre Aïnous

Seul
Batchelor
nous voyait
comme des êtres humains
et nous traitait d’égal à égal
comme des amis.
S’il avait fallu que
jamais je ne rencontre Batchelor
même moi
probablement que j’aurais perdu tout espoir
et que je n’aurais pas survécu longtemps.

Yoshimi DOBASHI a visité les États-Unis dans les années soixante-dix pour mieux s’inspirer de l’activisme des minorités et s’est également rendu en Pologne en 1995, un voyage organisé par une Université d’Hokkaidô, au cours duquel elle a notamment visité le camp d’Auschwitz.

Penriuk et sa douleur, le dialogue entre un chef aïnou et son arrière-petite nièce

Toi
comme tu pleures trop longtemps
moi
à travers les dimensions
je n’ai pu m’empêcher de me mettre à te raconter.
Sèche tes pleurs
et écoute
notre histoire
à glacer même les larmes.

Le premier texte – qui donne son nom à l’ouvrage – est un chant, un discours poétique venu du fond des âges… C’est le témoignage d’un ancien chef de clan Aïnou adressé à sa descendante, qui n’est autre que l’autrice. Un témoignage ponctué d’extraits de documents officiels et historiques. Penriuk et sa douleur est à la fois un récit fictionnel teinté de surnaturel (ce sont des os qui nous parlent et qui nous racontent leur histoire), un témoignage historique et un texte dénonciateur qui a permis d’attirer l’attention des citoyens japonais sur le sort réservé par la recherche aux ossements aïnous depuis le XIXe siècle.

En cette Ainu Moshir (paisible terre aïnoue)
l’un
après l’autre
les Shamo (les Japonais)
ont fini par arriver.
Nous
en leur montrant où l’eau se trouvait
en les aidant à construire des maisons
et en partageant avec eux notre nourriture
nous les avons accueillis chaleureusement.
Aider ceux dans la misère
c’est la maxime des Aïnous.

Le chant de Penriuk décrit l’arrivée des Japonais et la manière dont les Aïnous les ont accueillis chaleureusement. Leur culture ne reposait pas sur la propriété terrienne, ils ne concevaient pas la nature comme un bien à s’approprier mais comme un espace appartenant à tous ; le découpage des terres et la manière dont les Japonais s’en emparèrent leur paru totalement aberrant. L’état japonais, pour entamer la colonisation complète de l’île, y envoya comme colons les paysans les plus pauvres, en leur promettant une sorte d’El Dorado. La situation sur place fut bien évidemment très différente, les paysans n’étaient envoyés que dans le but de s’approprier les terres et de forcer la population autochtone à se mêler aux nouveaux arrivants. Puis différentes lois vinrent leur interdire la pêche, la chasse, etc.

Cette Ainu Moshir
c’est en 1869 (an 2 de l’ère Meiji)
semble-t-il
que l’on s’est mis à l’appeler
« Hokkaidô ».
Mais qui au juste
a décidé de cela ?
Auprès de nous
il n’y a eu
aucune forme de consultation.

Le récit de DOBASHI ne se concentre cependant pas sur les années de colonisation, mais sur ce qu’elles ont engendrées. Et ce à travers les recherches menées des années après la disparition du chef.

« De toutes les races du monde, l’une de celles qui attirent le plus l’attention des scientifiques est sans aucun doute celle des Aïnous. À Hokkaidô, où vivent ces Aïnous, à la Faculté de médecine nouvellement fondée » (…) « l’idée de pratiquer des autopsies sur des cadavres aïnous a germé naturellement. En effectuant des dissections minutieuses, notre objectif était d’étudier la question jusqu’alors inexplorée de la constitution des Aïnous. » (…) « Ils (les cadavres aïnous) constituent de véritables trésors nationaux pour le Japon. Puisqu’il ne s’en trouve nulle part ailleurs dans le monde qu’à l’Université de Hokkaidô, tous les chercheurs en médecine venus des quatre coins du monde à Hokkaidô se déplacent pour les observer (…) »

« Rapport d’enquête sur l’historique de la collection d’ossements aïnous de la Faculté de médecine de l’Université de Hokkaidô » (Université de Hokkaidô, 2013, p. 14-156°)

Ainsi, les os de Penriuk nous racontent de quelle manière ils ont ressenti la terre vibrer et entendu les coups de pioche, avant d’être sauvagement déterrés pour être entreposés au fin fond d’une boîte, dans le centre de recherches de l’Université de Hokkaidô, avec plusieurs centaines d’autres squelettes aïnous. L’autrice raconte, à travers la voix fantomatique de son ancêtre, de quelle manière elle s’est battue pour récupérer les os de Penriuk afin qu’ils soient de nouveau inhumés. Ce qu’elle a ressenti dans ce centre de recherches transformé pour la forme en « columbarium aïnou », comment l’a-t-on laissée voir les os et lui faire croire qu’on les lui remettrait, avant de faire volte-face à la deuxième visite, sous prétexte qu’il ne soit finalement pas certain que ces os soient vraiment ceux de Penriuk.

Pourquoi
s’entêtent-ils autant
à s’accrocher à nos os?
Pour moi, c’est un mystère… (…)

En « contrepartie », peut-être
en août l’année suivante
un « monument commémoratif » à mon nom
a été érigé
à Piratori
dans l’enceinte du sanctuaire Yoshitsune.

Penriuk ne ressort finalement pas de cette université aux murs blancs, tombeau glacial où errent les âmes tristes de tous ces êtres qui sont nés dans l’immensité de l’Aïnu Moshir. Et c’est justement avec les os d’un autre chef Aïnou retenu prisonnier pour la recherches que discute Penriuk dans le deuxième texte de cet ouvrage.

Penriuk et Bafunke : la singulière rencontre entre des ossements

Au Poknamoshir, le « pays des morts »
c’est là que nous devrions être.
Nous
mais quel crime au juste
avons-nous bien pu commettre
pour mériter
une telle humiliation?
Pourquoi fallait-il
rouvrir nos tombes
prendre nos os
et les placer dans un tel endroit?
Qui
mais
qui, vraiment
a pu faire une telle chose?
Des monstres revêtus
de peau
humaine, voilà qui!
Soyez honorables
et apparaissez devant Bafunke ici présent!
Pendant trois jours et trois nuits
ou mille jours
ou même dix mille jours
sans sommeil ni repos
scandons un charanke
notre « plaidoyer »!

Court d’une vingtaine de pages, le second texte alterne entre les paroles de Penriuk et de Bafunke, un échange au court duquel les deux hommes se racontent leur histoire et échangent leurs souvenirs. L’autrice y glisse de nombreuses explications sur les coutumes et la culture aïnoue, que ce soit au sujet des rites funéraires ou des qualités requises pour devenir chef de village (kotan) : Shiretok (la beauté), Rametok (le courage) et Pawetok (l’éloquence). L’intérêt de cet ouvrage réside notamment dans ce choix de l’autrice – qui semble regretter de ne pas parler couramment la langue aïnoue – d’intégrer plusieurs termes en cette langue et de faire découvrir un pan de la culture traditionnelle. Tout lecteur japonophone pourra de lui même constater le fossé qui existe entre ces deux langues, en se rapportant également aux informations fournies dans les « Notes sur la transcription du japonais et de l’aïnou » placée en début d’ouvrage.

Les dernières phrases de ce texte constituent une véritable dénonciation de la part de DOBASHI envers les agissements de l’Université d’Hokkaidô ; elle y exprime toute sa colère à travers la bouche de ces deux personnages depuis longtemps décédés, dans un réquisitoire enflammé pour la restitution des ossements aïnous à leurs descendants.

Bafunke !
Tu as tout à fait raison
d’être ainsi en colère.
J’en suis persuadé.
Profaner une tombe
en tirer la dépouille
et l’emporter avec soi
ces gestes sont
purement et simplement
des actes criminels!
Pour tout ça
quelles excuses
nous servira-t-on?
« C’est pour la science. »
« C’est pour découvrir l’origine du genre humain. »
Ces réponses
quelle effronterie!
Mais quelque chose me semble curieux.
Normalement
les auteurs d’un crime
s’affairent désespérément
à dissimuler les preuves, mais
ces gens
ces
preuves
ils en font l’étalage
avec fierté.
Penriuk !
Moi
seulement seize ans
après ma mort
on a rouvert ma tombe.
C’était en 1936.
Autour des os
j’avais certainement encore
de la chair !
Alors
qu’ont-ils fait ?
Ils m’ont mis dans un grand chaudron
pour débarrasser mes os de leur chair?
C’est d’une horreur
d’une horreur parmi les pires qui soient!
Des êtres humains
des êtres humains sont-ils capables d’une telle chose?
Ces Aïnous
leur sang
leur chair
liquéfiés dans ce chaudron
mais où ont-ils été jetés?
Ont-ils été répandus
à travers les égouts
autour de l’université?
C’est là que
la « science »
les « recherches »
ont sombré
dans une mare de honte.
L’Université de Hokkaidô
se vante, en quelque sorte
de posséder un grand nombre d’ossements aïnous.
Mais, un jour ou l’autre
ils finiront par comprendre.
Proche est le jour où ce grand nombre deviendra
une grande honte
un grand crime.
Les Aïnous de toutes les régions
intentent des actions en justice
pour exiger restitution.

Yoshimi DOBASHI écrit dans sa postface : « Ce livre est un livre étrange. Il serait plus exact de dire qu’il s’est écrit lui-même que de dire que c’est moi qui l’ai écrit. » avant de décrire succinctement le cheminement de son œuvre, qui est née des démarches pour récupérer les ossements de son ancêtre. Cette postface, tout comme le mot du traducteur Etienne LEHOUX-JOBIN et la longue introduction de Jeffry GAYMAN constituent des mines d’or pour toutes celles et ceux qui souhaiteraient en apprendre davantage sur le peuple Aïnou, leur histoire et leur présent. Un ouvrage à mettre dans les mains de tout amoureux de poésie, d’anthropologie et d’histoire du Japon !

Nina Le Flohic

Grande lectrice passionnée par le Japon depuis ma plus tendre enfance, je suis diplômée d'un master Langue, Littérature et Culture Japonaise. Des études au cours desquelles j'ai eu l'occasion d'effectuer des recherches dans le domaine de la littérature japonaise et de voyager plusieurs fois au pays du Soleil Levant. Très heureuse de pouvoir partager avec vous mes coups de cœur et expériences à travers mes articles, n'hésitez pas à me laisser vos questions ou avis en commentaires, j'y répondrais avec plaisir !

2 réponses

  1. BRUNO VEDRINE dit :

    Bonjour,
    je ne prétends pas connaitre le japon, malgré une dizaine de voyages professionnels ou privés. Pourtant, je m’éloigne systématiquement des villes et essaie de comprendre ceux qui y habitent. Après, les femmes-pêcheurs, les hidden christians, les agriculteurs d’izu… je souhaite rencontrer les Aïnous, peuple qui s’est trouvé confronter à une approche « sociologique » spécifique de la part des japonais. ce texte est très intéressant et complète ma compréhension. Ma question est la suivante : pourriez m’indiquer dans le hokkaido, le territoire qui reflète le mieux ce peuple, son environnement ou un village ou une ville dont l’atmosphère satisfasse ma curiosité. je vous en remercie par avance cordialement

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