Le clan des Otori : l’épopée médiévale de Lian Hearn adaptée en bande dessinée

Peut-être connaissez-vous déjà la longue épopée de l’autrice anglaise Lian HEARN : Le clan des Otori ? Une saga mythique, à ce jour traduite dans plus de quarante langues, qui a constitué pour des milliers de lecteurs la porte d’entrée vers l’histoire du Japon médiéval. Que vous soyez ou non adepte des romans de Lian HEARN, vous pourrez sans nul doute apprécier l’adaptation de cette œuvre en bande dessinée par Stéphane MELCHIOR et Benjamin BACHELIER, dont le quatrième tome vient de sortir aux éditions Gallimard !

Journal du Japon vous propose aujourd’hui de plonger dans un Japon médiéval imaginaire aux côtés de Takeo et Kaeru…

L’histoire d’une vengeance

Le clan des Otori

Le clan des Otori commence par une histoire de vengeance ; celle de Tomasu, un jeune paysan appartenant à la caste des Invisibles, dont le village est incendié et la famille tuée par l’antipathique et puissant sire IIDA. Sauvé par Shigeru OTORI (dont le frère a également été assassinée par Sadamu IIDA) il deviendra son fils adoptif et prendra le nom de Takeo. Lorsque Shigeru propose au jeune homme de tuer IIDA, ce dernier acceptera par ces quelques mots :

Le clan des Otori

Ma vengeance sera la votre.

Taeko n’est cependant pas le seul personnage central de cette œuvre : l’histoire du jeune samouraï n’a de cesse d’alterner avec celle de Kaede SHIRAKAWA, une jeune femme otage des NOGUCHI – alliés d’IIDA – qui tente de survivre dans ce monde d’hommes et de violence.

Le sabre serpent bondit, mordit et, rendant un ultime service à son maître, lui ouvrit les portes de l’autre monde.

L’écriture littéraire et épique de Lian HEARN s’associe aux dessins pour créer une œuvre qui fait écho à tous les récits du Japon médiéval, comme aux films d’Akira KUROSAWA. Combats au sabre, code d’honneur des samouraïs et ninjas traversent les pages, avec un souffle de surnaturel : Takeo a par exemple la capacité de se mouvoir plus rapidement que l’éclair dans les moments de danger ou de colère, ainsi que d’entendre les sons sur des kilomètres à la ronde…

La série originale de Lian HEARN compte cinq volumes : I. Le Silence du rossignol, II. Les Neiges de l’exil, III. La Clarté de la lune, IV. Le Vol du héron et V. Le Fil du destin. Les trois premiers tomes de l’adaptation en BD correspondent au volume I. Le Silence du rossignol, le quatrième au début du II. Les Neiges de l’exil.

La réalité derrière la fiction

L'entrée du Nijô-jô, Kyôto © Nina Le Flohic pour Journal du Japon
L’entrée du Nijô-jô, Kyôto © Nina Le Flohic pour Journal du Japon

Derrière le caractère surnaturel de l’épopée se dessinent les contours d’un Japon réel du 16e siècle (sengoku.jidai, l’époque des royaumes en guerre). En effet, l’autrice de l’œuvre originale, diplômée de littérature qui fut également critique de cinéma et éditrice d’art, est depuis toute jeune passionnée par la civilisation, l’histoire, la poésie et la langue japonaise (qu’elle parle et qu’elle lit). C’est donc tout naturellement qu’un large pan de l’histoire, de la culture et de la géographie de ce pays se dévoile au fil des pages. Les noms toponymiques utilisés existent réellement même s’ils ne correspondent pas à leur situation réelle, les châteaux s’inspirent de fortifications existantes, etc. A l’image du « parquet rossignol » – uguisu bari en japonais présent dans la demeure de sire IIDA, une ingénieuse installation qui existait dans de nombreux temples et palais.

Ça ressemble davantage à des cris de souris qu’à une trille de rossignol.

Fait ainsi remarquer Taeko lorsqu’il marche pour la première fois sur sa copie, dans le but d’apprivoiser ce parquet pensé pour grincer à chaque pas et protéger le maître des lieux. Les touristes expriment généralement le même étonnement lors de leur visite du château de Nijô, l’un des plus beaux châteaux du Japon également célèbre pour son parquet rossignol !

Carte des provinces imaginaires du Clan des Otori
Carte des provinces imaginaires du Clan des Otori

La fameuse bataille de Yaegahara présentée comme « la pire défaite jamais subie par les Otori. A cause de la trahison des Noguchi, plus de dix milles hommes ont péris. », fait quant à elle écho à la grande bataille de Sekigahara (1600).

Je suis un Invisible. Ce n’est pas un pouvoir magique, c’est le nom de mon peuple. Nos croyances sont différentes. Pour cette raison, beaucoup nous haïssent. C’est pourquoi nous cachons nos villages dans les montagnes.

Ainsi commence le premier tome de la saga. Au fur et à mesure de l’histoire, nous voyons que les Invisibles sont en fait les chrétiens du Japon, persécutés (et donc invisibilisés) dès la fin du 16e siècle par Hideyoshi TOYOTOMI, une persécution perpétuée par Ieyasu TOKUGAWA. Le prénom d’origine de Takeo, « Tomasu » est l’adaptation japonaise de « Thomas ».

Lian Hearn et les femmes

Dame MARUYAMA en armure, tome I. p.64
Dame MARUYAMA en armure, tome I. p.64

Lian HEARN fait la part belle aux femmes dans sa saga. Il y a d’abord Kaede, que nous avons présentée plus tôt, mais également dame MARUYAMA, sa fille et toutes celles qui les entourent. Kaede apprend à se battre auprès de Shizuka, experte en kendô, tandis que dame MARUYAMA manie la lance naginata et apparaît parfois en armure. Les personnages féminins, bien qu’opprimés par les hommes, sont loin d’être passifs ou relégués en arrière-plan. Il prennent bien au contraire une place centrale dans le récit et sont sur bien des aspects, les égaux des hommes.

Que peut faire une femme dans un monde d’hommes ?

S’interroge au préalable Kaede, qui n’est rien de plus qu’une monnaie d’échange au cœur des alliances et guerres entre les clans.

Mon père n’a pas d’héritier. Il adoptera celui qui m’épousera. Je suis une femme maintenant, et une proie pour tous les hommes.

Totalement désillusionnée, la jeune femme manque à plusieurs reprises de tomber dans le désespoir et est tentée de mettre fin à ses jours. C’est une autre femme, l’intrépide dame de compagnie Shizuka, qui saura lui redonner espoir et lui faire découvrir de nombreux outils de défense à sa portée. Elle lui apprendra à manier le sabre mais également à savoir utiliser les objets qui l’entourent comme armes de défense, ce qui se révélera fort utile…

— Alors, où est mon pouvoir ? Où sont mes armes ?

— Partout. Une simple épingles à cheveux peut tuer. (…) Dans l’œil ! Dans l’oreille. Dans la nuque !

— J’ai… Compris.

— Parfait. Cachez celle-ci dans l’ourlet de votre manche.

Le travail graphique de Benjamin Bachelier

Benjamin Bachelier, le dessinateur de la série, apporte avec ses illustrations colorées une nouvelle dimension à l’œuvre originale.

— Je suis avec le héron. Il est grand. Il ne se cache pas. Les poissons devraient le fuir mais parce que le héron demeure immobile, ils finissent par l’oublier. C’est à ce moment-là qu’il frappe. Il n’y a pas plus rapide que lui. Il ne rate jamais sa proie. Le héron est le symbole des Otori, et parfois, j’ai peur de…

— D’être un poisson ?

Tandis que le scénario comporte de nombreuses comparaisons et métaphores entre les personnages et les animaux, le dessinateur donne une forme réelle à celles-ci. Faire prendre une apparence animale à ses personnages, durant des moments-clés, lui permet de souligner l’état d’esprit des protagonistes : dans Le clan des Otori, chaque personnage change d’apparence en fonction de la situation. Ainsi Taeko apparaît soit sous la forme d’un héron, lorsqu’il réagit comme un membre de la famille Otori, soit d’un renard lorsqu’il développe ses pouvoirs liés à la Tribu. Son ennemi, sire IIDA, apparaît quant à lui sous la forme d’un sanglier ou d’un serpent ; tandis que Kaede est représentée avec le visage d’un martin-pêcheur.

Takeo, apparaissant sous la forme d'un renard. tome I. p.71
Takeo, apparaissant sous la forme d’un renard. tome I. p.71

Rencontre avec Stéphane Melchior

A l’occasion de la sortie du quatrième volume – et premier de la nouvelle saison Les neiges de l’exil – Journal du Japon a interrogé le scénariste, Stéphane Melchior, sur son travail.

Journal du Japon : Bonjour et merci d’avoir chaleureusement accepté de répondre à nos questions. Pour commencer, ce n’est pas la première fois que vous travaillez sur un scénario lié à la culture japonaise, puisque vous êtes également le scénariste de Raiden et de Raijû (avec Loïc Sécheresse) ou encore de Itchi et les 1000 Yôkai (avec Loïc Locatelli). Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur ce projet d’adaptation et quel est votre lien personnel avec le Japon ? Avez-vous déjà voyagé dans ce pays ?


Stéphane Melchior
Stéphane Melchior

Stéphane Melchior : Je me suis ouvert au Japon par le biais de ma formation d’historien de l’art. J’ai fait La Sorbonne et L’école du Louvre et j’y ai découvert tout un univers graphique qui me plaisait beaucoup. Je me suis alors particulièrement intéressé à la peinture et au dessin. J’appréciais beaucoup la période du japonisme – avec ce lien entre l’Occident et le Japon – qui a largement influencé la peinture du 19e siècle.

Mon peintre préféré est Henry Rivière, qui a réfléchi à l’estampe japonaise tout en l’adaptant à un vocabulaire français, ou du moins occidental. Il y a aussi Mathurin Méheut… J’aime beaucoup l’école de Pont-avent, qui a reçu l’influence du Japon et qui a réussi à l’intégrer entre autre dans sa palette de couleurs, dans ses motifs et ses cadrages. Donc ma curiosité a été vraiment aiguisée à cette époque et je n’ai ensuite plus cessé de m’y intéresser…. avec de nombreuses visites au Musée Cernuschi ou bien au musée Guimet.

Les cultures de l’Asie et du Japon m’intéressaient beaucoup, elles me donnaient accès à d’autres mythologies – j’ai travaillé sur la mythologie gréco-romaine par goût personnel et dans le cadre de mes études – m’ouvraient à d’autres personnages, à d’autres mythes fondateurs, à d’autres héros et à d’autres créatures. C’était pour moi une façon de renouveler mon imaginaire ou d’aller puiser dans un imaginaire différent. J’ai donc creusé ce sillon à travers mes lectures de contes, d’histoire de l’art…

Et puis, j’ai enfin pu aller au Japon. J’ai fait un beau voyage d’un mois et je serais très heureux de pouvoir y retourner. Je n’ai pas vu tout le Japon, mais j’en ai découvert quelques aspects. J’ai voyagé un peu hors des circuits touristiques, en louant une voiture avec un GPS anglais pour pouvoir me perdre au milieu du pays. Ce fut une expérience très riche. Récemment, je suis retourné en Asie, pas au Japon, mais au Cambodge et au Vietnam. J’y ai évidemment retrouvé des ponts, puisqu’il y a des mythes qui traversent tout l’Orient et toute l’Asie ; notamment celui du roi singe que j’ai développé avec mon ami Vincent Sorel chez Gallimard. Nous retrouvons par exemple des choses qui ont été illustrées par Hokusai sur les grands bas-reliefs d’Angkor Vat, au Cambodge.

Je m’intéresse donc beaucoup à l’Asie d’une manière générale. J’ai une bibliothèque fournie sur le sujet et je ne m’en lasse pas ; c’est toujours un bonheur de reconduire un nouvel album des Otori et de renouer avec Benjamin Bachelier, le dessinateur de cet univers. Voilà comment je cultive ce goût pour le Japon depuis pratiquement trente ans. Je collectionne à mon petit niveau les estampes ; je travaille avec, face à moi, La Grande vague d’Hokusai, de très jolies estampes de Kuniyoshi, d’Hiroshige, des masques du tengu, du kitsune… Le Japon fait partie de mon décor quotidien.

Ce n’était donc pas un hasard que vous adaptiez ce roman…

Le clan des Otori est un projet d’éditeur, c’est Gallimard qui m’a fait découvrir ce roman, qui était pourtant déjà bien connu, mais j’avais lu d’autres choses. Je m’étais davantage penché sur de la littérature purement japonaise, comme par exemple La pierre et le sabre (Eiji YOSHIKAWA). Mais je n’étais pas encore tombé sur Le clan des Otori, on se demande d’ailleurs comment ! C’est donc Gallimard qui a attiré mon attention sur cette série, puis j’ai eu plaisir de renouer avec Benjamin Bachelier sur cet univers et de travailler à distance avec Lian Hearn. Elle a un regard très bienveillant et est tout à fait satisfaite de l’adaptation que nous avons faite de ses romans.

Au fil des pages, le lecteur découvre de nombreux clins d’œil à des estampes japonaises (comme la « Vie de Yoshitsune, n° 9 : Ushiwakamaru affronte Musashibo Benkei au pont Gojo à Kyoto » ou les nombreux paysages d’Hokusai, d’Hiroshige, etc.) comme à des tableaux occidentaux connus (l’Ophélie de John Everett Millais ou le Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard de Jacques Louis DAVID). Des éléments culturels sont également mis en dessin par Benjamin Bachelier, comme Fūjin le Dieu du Vent et Raijin le Dieu du Tonnerre, ou encore la déesse Kannon. Cela apporte évidement une nouvelle dimension à l’œuvre originale. Pourquoi ce choix et comment s’est passé votre travail de recherches ?

Je suis en effet très influencé par mes études d’histoire de l’art, mes scénarios sont très documentés et j’ai une approche particulièrement visuelle des histoires. Bien sur, je respecte au mieux la narration et j’essaie de rester aussi proche que possible des romans de Lian Hearn, mais je propose toujours à Benjamin une très grande documentation, mes scénarios sont plein d’images et de références aux estampes. Je lui en cite certaines qu’il pourrait utiliser – je lui laisse un grand choix, car je ne veux surtout pas constituer le travail graphique, je ne suis que le scénariste de cette histoire – mais je lui fais de nombreuses propositions d’estampes-clés ou de certains tableaux-clés qui sont très forts et signifiants par eux-même.

Ces citations d’estampes font aussi parties de mon désir de transmettre aux lecteurs un vocabulaire, celui du Japon, même si je ne le fais pas de manière didactique. Benjamin est tout à fait libre de les réinterpréter dans la couleur ou de réaménager la composition, il a, à son tour, une histoire à raconter. Mais, en effet, c’est un souhait personnel que je mets en place dans l’histoire et je suis très heureux que vous l’ayez remarqué, car je me demandais justement si ces citations étaient visibles. Autant pour l’Ophélie les gens pourront sans problème faire le lien, mais pour les estampes… c’est plus difficile. Éveiller à la culture, à une culture graphique, fait aussi partie de mon travail.

Vie de Yoshitsune, n° 9 : Ushiwakamaru affronte Musashibo Benkei au pont Gojo à Kyoto
Vie de Yoshitsune, n° 9 : Ushiwakamaru affronte Musashibo Benkei au pont Gojo à Kyoto

L’œuvre de Lian Hearn mêle imaginaire fantastique et Japon réel. Il me semble que l’utilisation que vous faites des estampes permet également d’illustrer le caractère réaliste de la saga. Les lecteurs déjà sensibilisés aux estampes se régaleront sans nul doute à retrouver celles qui ont servies d’inspiration, tandis que les néophytes auront un aperçu, un avant-goût de cet art.

Le château de Himeji © Nina Le Flohic pour Journal du Japon
Le château de Himeji © Nina Le Flohic pour Journal du Japon

C’est tout à fait ça. Lorsque j’ai certains doutes sur des aspects culturels, je consulte un ami japonais qui est francophone, pour être certain de ne pas faire d’erreurs. Mais, pour en revenir à ce petit décodage, le roman lui-même est truffé de citations du Japon réel. Par exemple, mon ami japonais m’a appris qu’« Otori » voulait dire le Grand oiseau. Ce qui correspond finalement au symbole du héron, celui du clan. Lorsque je cherche moi-même à voir quel château-fort pourraient avoir les Otori dans leur citadelle de Hagi, je tombe sur le grand château de Himeji, que l’on surnomme le Héron blanc. Quand je cherche à savoir à quoi Yamagata pourrait ressembler, je découvre que la province existe vraiment et qu’elle recèle de très belles pagodes. C’est donc très amusant d’essayer de décoder également le roman de Lian Hearn, lui même truffé de citations implicites.

Même si on aurait bien du mal à situer dans le Japon réel la péninsule des Trois pays, cette auteure aime le Japon, elle l’a beaucoup parcouru… Il y a un réel plaisir de la recherche d’illustrations, pour savoir ce qu’elle a voulu dire derrière, quels symboles elle utilise… Dans mon approche graphique, utiliser des estampes sans les expliciter, c’est aussi l’occasion de faire jouer ce mécanisme de recherche pour les lecteurs.

Je sais qu’ils emmagasineront tout cela et que, s’ils ont l’occasion de lire d’autres choses sur le Japon ou de feuilleter des livres sur les estampes, ils se diront « Ah, mais oui, je me rappelle de cette composition ». Ils verront alors comment notre adaptation du Clan des Otori cherche à faire rimer la culture japonaise avec le récit. C’était important de donner un champ graphique – peut-être perceptible uniquement à des yeux un peu éduqués à l’estampe japonaise – mais cela formait pour moi un tout cohérent.

Le fait que vous ayez parfois choisi de représenter vos personnages sous forme d’animaux fait aussi partie de ce processus, celui de rester dans l’esprit du roman, tout en rajoutant une nouvelle dimension. Est-ce avant tout une manière pour vous de représenter la dimension fantastique ? Comment vous est venue cette idée ?

En fait, je m’intéressais aussi beaucoup au shintoïsme et j’essayais de comprendre comment le panthéon japonais fonctionnait. J’avais aussi le désir de caractériser les personnages par l’image et pas toujours par les situations. Le roman peut s’étendre, lui, à travers 300 ou 400 pages mais je dois pour ma part synthétiser et trouver une manière graphique – comme vous pouvez le constater mon approche reste vraiment toujours visuelle – qui permette de résumer les personnalités.

Leur attribuer des sortes d’animaux-totems fonctionnait assez bien et mettait en place une certaine cohérence par rapport au panthéon japonais que l’on retrouve aussi à travers l’estampe. Tous ces personnages de corbeaux combattants, de kappa, de renards qui se transforment, de chats géants, de guerriers chevauchant des grenouilles… Il y a tout un univers légendaire doté d’une petite dimension fantastique qui utilise les animaux et fait parti du fond folklorique japonais ; j’étais heureux de pouvoir l’intégrer l’œuvre de Lian Hearn. Cette dernière l’a très bien compris et accepté.

Elle a vu que l’on s’écartait là du roman, mais elle a tout de suite perçu le fond proprement japonais qui était derrière. Je pense que ça fonctionne bien pour le lecteur également, représenter un personnage sous la forme d’un animal permet de synthétiser d’un seul coup son caractère. D’un point de vue totalement technique, cela permet aussi de donner du rythme : par exemple, sur une page où il n’y a que des personnages en situation de dialogue, cela crée une surprise et vient tout à coup appuyer un trait de caractère. Graphiquement c’est également très intéressant, Benjamin adore dessiner les personnages à tête d’animaux.

Dans les œuvres qui utilisent les animaux-totems, il y a généralement un personnage associé à un animal en particulier, mais ce que j’ai beaucoup apprécié et qui m’a interpellé dans Le clan des Otori, c’est qu’un même personnage peut avoir deux ou trois animaux différents en fonction de la situation, des sentiments ou des rapports qui se créent avec son interlocuteur. Est-ce une façon d’éviter les stéréotypes ?

Je ne voulais pas rester prisonnier d’un principe. Je réfléchis donc à la manière de jouer avec les limites tout en essayant à chaque fois de trouver une proposition qui soit graphiquement acceptable et en même temps riche du point de vue émotionnel ou psychologique. Je me permets ainsi de petits écarts sur le chemin de base. Les personnages de La Tribu sont généralement associés au renard, mais pas systématiquement. Parce qu’à l’intérieur même de La Tribu il y a différents clans, j’essaie de jouer avec ça. La femme de Kenji MUTÔ apparaît sous la forme d’une grosse chatte, car je voulais qu’elle ait à la fois ce côté enrobant, apparemment bienveillant, mais montrer aussi qu’elle peut devenir très cruelle. Je joue donc avec cet univers d’animaux sans m’enfermer pour autant dans un principe trop rigide.

Dans le roman original de Lian Hearn, les chapitres alternent entre les deux personnages principaux que sont Takeo et Kaede. Cependant, ceux sur Takeo sont écris à la première personne tandis que ceux sur Kaede sont à la troisième personne. Vous n’avez pas fait cette distinction dans votre adaptation et il me semble que la place de Kaede prend ainsi plus d’importance… Est-ce une manière de lui rendre hommage, de la mettre en avant ? Que vous inspire ce personnage ?

Oui, c’est exactement ça. Pour moi, Kaede est un personnage extrêmement fort, qui a un parcours aussi puissant que celui de Takeo. Je voulais donc les placer sur un pied d’égalité, je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû choisir un traitement différent… Je suis toujours curieux de voir son parcours au fur et à mesure que je lis et relis les romans de Lian Hearn. Dans le cinquième tome, sur lequel je suis actuellement en train de travailler, il va justement falloir que je redécoupe un peu différemment l’histoire, car la grosse partie centrale de ce deuxième volet (Les neiges de l’exil) est consacrée à Takeo. Nous ne ne retrouvons Kaede que dans le dernier tiers du livre. Mais je tiens, personnellement, à ce que chaque album accorde une place équivalente à ces deux personnages.

Je vais donc redécouper un peu la narration. Mais, oui, j’aime beaucoup le personnage de Kaede, elle offre un contrepoint passionnant au parcours de Takeo. C’était important de la placer au centre du récit, elle aussi, même s’ils ont chacun leur parcours. Et puis je trouve ça beau de voir comment leur amour est empêché. Il est là, au fond, mais les personnages ne sont pas pour autant prisonniers de cet amour, ils ont un parcours de vie à accomplir, des choix à faire… Des choix parfois terribles, cornéliens. Les regarder évoluer l’un et l’autre, c’est un rendez-vous pour le lecteur, comme pour moi et pour Benjamin. Je ne l’ai pas fait par féminisme, ni par idéologie, c’est juste parce que ce personnage est beau. L’avoir fait par féminisme, pourquoi pas, ça aurait été un motif tout à fait noble, mais là c’est vraiment la qualité de ce personnage qui m’attire.

Toujours à propos du texte original, celui-ci est très dense ; pourtant, votre adaptation est particulièrement fidèle et parvient à retranscrire l’entièreté. En tant qu’auteur-adaptateur, comment choisissez-vous les dialogues et descriptions que vous garderez ou non ?

Pour faire ce travail d’adaptation, je dois passer plusieurs couches. Je fais toujours une première « lecture plaisir », c’est à dire que je ne prends aucune note, rien du tout. Je le lis comme n’importe quel lecteur et j’essaie de me souvenir de tous les éléments qui m’ont marqués. Qu’est-ce qui reste de ma lecture ? Quels sont les points de rencontre émotionnels du récit ? Je note tout cela très vite à la suite, puis je refais une lecture qui est, cette fois-ci, beaucoup plus analytique. Je commence à me dire « bon, je peux aller vers de ce point-là à ce point-là, en supprimant cette partie-là », puisque j’ai, moi, un nombre de pages limités, il faut que je réfléchisse à comment synthétiser.

A ce stade-là, je commence donc à redécouper le récit, en prenant bien soin de poser tous les repères utiles, parce que Lian Hearn pose parfois des jalons qui vont servir dans le tome suivant ; il ne faut donc surtout pas rater ces rendez-vous. Je fais ensuite très attention à avoir quelque chose d’intéressant dans mon découpage, qu’il y ait du rythme et que la tension soit toujours soutenue, tout en aménageant des moments de pause. Il y a donc d’un côté une partie instinctive, émotionnelle et de l’autre une autre partie beaucoup plus rationnelle, dans laquelle il me faut vraiment analyser le récit. Il y a aussi du savoir-faire : je commence à bien connaître cet univers et même si je progresse toujours de manière attentive, plus j’avance dans le récit plus les personnages me sont connus. Une familiarité se créée avec les personnages et cela rend le travail un peu plus facile qu’au tout début de l’adaptation.

Au fur et à mesure, les personnages se mettent à vous appartenir aussi un peu, vous évoluez avec eux…

Exactement. Il faut parfois créer des inventions par rapport au texte, mais encore une fois Lian Hearn les comprend très bien. Quand elle veut que je lui explique quelque chose, je prends toujours le temps de bien lui répondre et nous nous sommes toujours bien entendus sur les choix que je fais. Il y a par exemple une courte scène, dans le dernier tome, où j’utilise un procédé cinématographique pour ajouter de l’action et donner du mouvement. C’est lorsque Takeo a rejoint la Tribu et qu’ils sont ensemble sur les routes. Arrive la soldatesque. Le petit groupe subit un contrôle douanier entre les deux préfectures, mais tout se passe très bien.

J’ai trouvé cela dommage de ne pas avoir de scène d’action et j’ai donc imaginé que Takeo envisageait, dans sa tête, que ça tourne mal. Le lecteur se rend compte après coup qu’il ne fera pas ce choix du combat, qui serait dramatique pour ses amis – du moins pour Yuki – il choisit donc de la jouer pacifiquement avec son petit numéro de jonglage. Cette scène n’est pas dans le roman, elle me sert d’un point de vue technique en me permettant de placer une scène d’action à un moment où il est intéressant de le faire. Mais tout ça, Lian Hearn le comprend très bien, on lui envoi toujours notre travail et quand elle a des petites questions, elle ne se gêne pas pour les poser afin que nous fassions ensemble les arbitrages.

Comment interagissez-vous avec Lian Hearn ? Vous parlez en anglais entre vous ?

Nous communiquons en anglais, en passant toujours par son agent, car il y a une petite procédure hiérarchique à suivre. Nous nous écrivons, en rassemblant tous ces moments d’échanges puisque nous ne pouvons pas interagir tout au long du travail, cela nous freinerait bien trop pour pouvoir tenir nos délais. Nous lui envoyons l’ensemble du scénario et l’album crayonné en une fois et elle pose ses questions à ce moment-là, si elle a besoin. Parfois elle nous dit juste « Bravo, c’est magnifique ! » et d’autres fois elle veut savoir pourquoi j’ai choisi ceci ou cela, je prends alors le temps de lui expliquer par écrit.

Évidemment, ce n’est pas toujours confortable pour moi : même si je sais qu’il y a toujours beaucoup de soutien et de bienveillance, j’ai conscience de m’écarter parfois de son récit. Je me demande donc toujours si elle va comprendre ces choix, si elle va les aimer. De manière générale c’est forcément plus simple de travailler sur l’adaptation d’auteurs disparus que d’auteurs vivants, mais ça se passe toujours très bien avec Lian Hearn.

Oui, j’imagine qu’il y a toujours la peur de trahir…

Exactement, j’ai le souci de respecter le roman, mais en même temps on propose une adaptation en bande dessinée, où le visuel prend donc une grande importance. Je me pose naturellement beaucoup de questions, tout comme Benjamin, sur ce travail d’adaptation. Il faut réussir à bien transposer, pour le dessin, puisque je travaille pour ce médium.

Auriez-vous un message de fin à faire passer ou un petit mot pour nos lecteurs ?

J’aimerais d’abord, à titre personnel, insister sur tout le plaisir que j’ai de travailler avec Benjamin Bachelier. Car je pense que si Le clan des Otori a aujourd’hui eu l’honneur de rencontrer son public et de séduire, ça passe aussi par le dessin et que cette collaboration de longue haleine sur les Otori a créée entre nous deux une grande complicité et une amitié forte. A chaque fois que l’on doit renouer avec un nouvel album consacré à ce roman, c’est un plaisir pour moi de découvrir son dessin, sa mise en couleur… Il ne faut surtout pas oublier le beau travail de Benjamin, qui est absolument indispensable. Il participe totalement à la réussite de la série.

Je suis vraiment heureux que la série rencontre son public, car c’est un très beau dessin et une mise en couleur assez audacieuse.

Encore un grand merci à vous, Stéphane, d’avoir pris le temps de nous parler de votre travail sur Le clan des Otori, une magnifique série dont le quatrième tome est à retrouver en librairie dès aujourd’hui !

Vous pourrez rencontrer Stéphane Melchior et Benjamin Bachelier en dédicace : le vendredi 22 mars de 16h à 19h à La Rubrique à Bulles (Paris, 11e), le samedi 23 mars de 11h à 13h30 à la librairie Bulles en tête (Paris, 15e) ou de 16h à 19h à L’Alchimiste (Pontoise).

Le clan des otori

Pour aller plus loin :

  • Notre article sur le château de Himeji :
  • Notre série d’articles sur le shintoïsme :

Nina Le Flohic

Grande lectrice passionnée par le Japon depuis ma plus tendre enfance, je suis diplômée d'un master Langue, Littérature et Culture Japonaise. Des études au cours desquelles j'ai eu l'occasion d'effectuer des recherches dans le domaine de la littérature japonaise et de voyager plusieurs fois au pays du Soleil Levant. Très heureuse de pouvoir partager avec vous mes coups de cœur et expériences à travers mes articles, n'hésitez pas à me laisser vos questions ou avis en commentaires, j'y répondrais avec plaisir !

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