Rencontre avec Kamome Shirahama : entre art, magie et transmission
Illustratrice de renom et mangaka désormais confirmée, Kamome Shirahama a su conquérir le lectorat français et international avec son titre L’Atelier des Sorciers. Une œuvre reconnue non seulement pour la beauté de ses planches, mais également pour la profondeur de son histoire et dont l’adaptation animée doit bientôt être diffusée.

À l’occasion du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, qui s’est déroulé du 30 janvier au 2 février 2025, nous avons eu la chance de pouvoir échanger avec l’artiste. Une table ronde au cours de laquelle elle a pu revenir sur son parcours, ses influences, sa vision artistique et les messages qu’elle souhaite transmettre à travers son œuvre et la fantasy en général.
Rencontre avec Kamome Shirahama, une artiste dont l’univers est aussi enchanteur qu’engagé.
Kamome Shirahama : une vocation venue tout naturellement et une enfance baignée dans la créativité
Bonjour et merci pour votre temps. Vous avez débuté votre carrière en tant qu’illustratrice. À quel moment avez-vous ressenti le besoin de raconter vos propres histoires ?
Kamome Shirahama : En réalité, dès mes débuts dans l’illustration, je réalisais déjà de l’autoédition de mangas. J’ai donc toujours raconté des histoires, même si ce n’était pas encore de manière professionnelle.
Avez-vous grandi avec le désir de devenir illustratrice ? Y a-t-il eu un déclic ou une œuvre marquante ?
Il n’y a pas eu de moment précis où je me suis dit « je vais devenir illustratrice ». Au Japon, on grandit dans une culture profondément imprégnée de mangas et d’animation. Dessiner est quelque chose de très naturel, comme écrire une lettre ou décorer ses cahiers. C’est venu comme ça, tout simplement. Plus tard, j’ai étudié la peinture à l’huile et les techniques classiques, mais le dessin a toujours fait partie de moi.
Vos parents étant eux-mêmes artistes, leur métier a-t-il influencé votre propre approche du dessin ?
C’est possible, mais je ne dirais pas que leur manière de dessiner m’a directement influencée. Je n’ai d’ailleurs pas de souvenirs précis d’eux en train de dessiner. En revanche, ils me donnaient beaucoup de papier, de livres, ce qui m’a permis de dessiner librement très tôt. Selon eux, à la maternelle, j’avais déjà rempli tous mes cahiers de dessins !
Quels artistes ou courants esthétiques ont eu une influence marquante sur votre style ?
Les livres illustrés de mon enfance, mais aussi les grands maîtres de la peinture occidentale comme Léonard de Vinci ou Michel-Ange, m’ont beaucoup marquée. J’ai appris les bases du dessin en étudiant les œuvres de la Renaissance. Plus récemment, j’ai aussi été influencée par des artistes de comics comme Greg Capullo, dont j’admire le trait stylisé, les jeux d’encrage et la maîtrise des aplats de noir.
Votre art est reconnaissable entre mille, notamment grâce aux drapés, aux hachures et aux décors minutieux. Est-ce une technique que vous avez consciemment développée ?
C’est le résultat d’un apprentissage nourri par les arts classiques. J’ai toujours aimé les détails, peut-être aussi parce que je doute souvent de mes capacités. Quand il y a beaucoup de traits dans un dessin, c’est parfois une manière pour moi de compenser ce que je perçois comme des défauts. J’aimerais pouvoir dessiner avec des lignes plus simples, plus sûres, mais pour l’instant, c’est comme ça que je m’exprime.

Une artiste aux multiples influences
Vous avez travaillé comme cover artist pour les comics américains. Cette expérience a-t-elle influencé votre manière d’aborder le manga ?
Oui, beaucoup. Dans les comics, chaque illustration est perçue comme une œuvre d’art à part entière. On vend les originaux, on les expose. Au Japon, c’est encore vu comme un objet de divertissement. Cette différence de perception m’a influencée dans mon approche du manga.
Vous avez aussi étudié le design. Qu’est-ce qui vous attire dans cet espace de création ?
Je me suis tournée vers le design parce que je pensais y trouver plus facilement du travail. Mais en l’étudiant, j’ai fini par en aimer la philosophie. Le design interroge l’usage, la fonction des objets. Il y a une phrase que je n’oublierai jamais, entendue lors d’un cours d’éco-design : « Le design peut sauver ou détruire le monde. » Cette idée m’inspire encore aujourd’hui, même dans la création de L’Atelier des Sorciers.
Vous aimez l’idée de croiser art et industrie. Pourquoi ce mélange vous intéresse-t-il tant ?
Parce que derrière chaque objet industriel, il y a un rêve, une intention humaine. Même si on sacrifie parfois l’esthétique pour l’utilité, je trouve passionnant d’essayer de rendre ces objets beaux malgré tout. C’est là que l’art peut intervenir.
L’Atelier des Sorciers : un manga entre voyage et transmission
Vous avez voyagé dans de nombreux pays. Certains lieux ont-ils influencé vos décors ou votre narration ?
Oui, beaucoup. Par exemple, lors de la sortie du premier tome en France, j’ai visité le Mont-Saint-Michel. Ce lieu m’a profondément marquée et a influencé le design de l’académie dans L’Atelier des Sorciers. Mais la toute première ville étrangère que j’ai visitée, c’était Paris. La France occupe donc une place particulière dans mon cœur.
La magie dans L’Atelier des Sorciers semble profondément liée au dessin. D’où vous est venue cette idée ?
Comme j’ai étudié le dessin, c’est un domaine que je connais bien. Je sais combien il peut être encourageant, surtout pour les jeunes artistes. J’ai eu envie de transmettre ce message : dessiner peut être une forme de magie.
Vos sortilèges sont très graphiques, presque symboliques. Quelles sont vos inspirations ?
J’aime m’inspirer des signes mathématiques. Ce sont des symboles simples, qui transmettent un sens immédiat. Même les enfants peuvent les comprendre. Je voulais des symboles accessibles, faciles à imiter… même si, au final, ils sont parfois un peu complexes !
Peut-on voir dans cette magie une métaphore des inégalités et des injustices sociales ?
Oui, bien sûr. Je voulais parler d’inégalités, mais aussi montrer que tout ordre est fait de règles, et que ces règles doivent être pensées collectivement. Parfois, une règle semble injuste… mais elle peut aussi servir à protéger. Il faut trouver un équilibre, comme dans la vraie vie.
Pensez-vous que la fantasy est un bon outil pour évoquer ces réalités ?
Absolument. Raconter la réalité de manière réaliste peut parfois choquer ou être rejeté. La fantasy permet de prendre du recul, d’aborder des sujets sensibles avec une certaine distance. C’est un genre puissant pour faire passer des messages.

Des personnages comme reflets de notre propre monde
Les sorciers de votre manga ne sont pas tous « doués » de naissance, comme c’est le cas de Coco. Ce sont avant tout des créateurs. Était-ce important pour vous ?
Oui, car je crois que tout le monde peut être un artiste, à sa manière. Un cuisinier, un costumier, un artisan… Tous peuvent créer. L’Atelier des Sorciers reflète aussi cette conviction : on peut apprendre, progresser, créer, même sans « don » initial.
Comment avez-vous construit la dynamique entre Coco, Agathe, Tetia et Trice ?
Chaque apprentie représente une facette de ma propre personnalité. Elles expriment toutes une émotion ou une sensibilité que je ressens. C’est une manière pour moi de partager mes états d’âme à travers elles.
Coco est une héroïne curieuse, parfois imprudente. Est-elle une rebelle ou une victime des règles établies ?
Elle est surtout une étrangère dans ce monde. Contrairement aux autres apprenties, elle n’a pas grandi avec les règles magiques. Elle se questionne, ne les accepte pas aveuglément. Elle est un miroir de notre propre position face aux normes de notre société.
La cuisine occupe une place importante dans votre manga. Pourquoi ce choix ?
Parce que je suis une grande gourmande ! (Rires) Ce n’est pas un choix conscient au départ, mais j’aime représenter la nourriture. Et dans mon univers, les sorciers « trichent » un peu avec la magie pour faire sécher ou affiner les aliments. J’imagine bien un jambon fumé magique !
Quelle a été votre plus belle découverte culinaire en France ?
Tout était délicieux ! Mais ce qui m’a le plus marquée, c’est la qualité des produits : fromages, charcuteries, pâtisseries… Un vrai bonheur.
On perçoit dans votre œuvre une volonté forte de représenter les minorités. Pourquoi est-ce si important pour vous ?
Parce que c’est normal. Malheureusement, ce n’est pas encore assez représenté. Internet a permis une plus grande ouverture, et je pense que les œuvres peuvent vraiment encourager les jeunes qui se sentent isolés ou différents.
Vous avez cité Dana Terrace (The Owl House) et Moto Hagio comme inspirations. En quoi leur travail vous touche-t-il ?
J’ai un immense respect pour elles. Elles cherchent, comme beaucoup d’artistes, à transmettre des messages d’encouragement et d’ouverture. Je me sens très proche de cette démarche.
Votre manga est publié dans le magazine Monthly Morning Two. Quelle relation entretenez-vous avec votre tanto et vos collègues artistes ?
Ma tanto ne s’occupe pas de la création, mais plutôt de la gestion du planning et des projets dérivés. Je suis aussi amie avec plusieurs artistes du magazine, comme HEBIZO (Heaven’s Design Team) ou Yûna Hirasawa (Luca, Vétérinaire Draconique). J’ai d’ailleurs pris des photos d’Angoulême pour lui envoyer, elle était ravie !
Enfin, peut-on espérer en apprendre plus un jour sur les origines des sorciers et de la magie dans votre univers ?
Si un jour je révèle tout cela, c’est que l’histoire sera proche de sa fin. Mais pour l’instant… je garde le mystère !
Après avoir rencontré Kamome Shirahama, on ne peut être convaincu que d’une chose. La mangaka n’est pas simplement une illustratrice de génie, elle est également une conteuse des temps modernes et une architecte de mondes. À travers son manga, elle offre finalement des clés afin que chaque lecteur puisse comprendre le monde qu’il l’entoure, s’interroger sur les normes. Elle lui offre également le plus beau des cadeaux : celui de croire en sa propre capacité à créer, car, quelque part, nous sommes tous un peu comme Coco.
Remerciements à Kamome Shirahama pour son temps ainsi qu’au FIBD et aux éditions Pika pour la mise en place de cette rencontre.
Propos recueillis en table ronde par Journal du Japon et nos confrères de Animeland, Manga News, ComixStrip, Japan Live et Manga Sanctuary.
