Aux origines de l’association Fenêtres sur le Japon avec Dimitri Ianni
Fenêtres sur le Japon est une association animée par le sociologue Nicolas Pinet et le programmateur et chercheur indépendant spécialiste du cinéma japonais Dimitri Ianni1. Elle propose des projections-débats de documentaires japonais contemporains dans plusieurs institutions et salles partenaires en France métropolitaine et en Suisse (Genève), ainsi qu’un festival de cinéma documentaire japonais à Paris tous les deux ans depuis décembre 2021.
Interrogé2 sur son intérêt pour le documentaire japonais et sur son implication dans Fenêtres sur le Japon, Dimitri Ianni retrace le chemin qui l’a mené de l’activité de critique de cinéma amateur à la co-organisation et animation de l’association. Cet entretien, plus intime, vient compléter une précédente rencontre publiée le 29 novembre 2021 et menée par Elliot Tetedoie.

Une appétence pour la critique de cinéma
Dimitri Ianni : J’ai un parcours atypique. J’ai fait une école de commerce. Je n’ai jamais fait d’études de cinéma. Je suis donc autodidacte. J’ai commencé ma vie professionnelle en travaillant dans la vente, en tant que commercial. Dans ce cadre, j’ai eu une expérience de travail pour une société japonaise installée en France, ce qui m’a donné une première ouverture sur le Japon et sa culture. Je suis parti au Japon en 1999 pour la première fois et cette découverte a été déterminante dans mon intérêt pour ce pays. J’ai cofondé une startup (un portail consacré au Jazz, l’une de mes premières passions) à la fin des années 1990, au moment de la bulle internet. Je travaillais trop, et j’ai eu besoin de souffler, de me diriger vers une activité créative, détachée de l’obsession du chiffre d’affaires et du profit, inhérent au système économique dans lequel nous évoluons. Je suis d’une génération qui consommait des images via les vidéoclubs, j’ai donc vu beaucoup de cinéma de genre, de cinéma américain. J’ai aussi été influencé par un cinéphile qui animait un ciné-club lorsque j’étais au lycée, je voyais donc aussi les films de Fellini, Antonioni, Tarkovski, etc. Mais mon appétence m’a poussé, dans le contexte de l’époque où j’ai commencé à écrire, à m’intéresser aux cinémas d’Asie, notamment du Japon, mais aussi de Hong-Kong et de la Corée, dont on commençait à découvrir le cinéma contemporain.
Je me suis mis à écrire des critiques de films (c’est un bien grand mot – et j’aurais sans doute honte de les relire aujourd’hui) au début des années 2000, lorsque les premières revues de cinéma électronique sont apparues sur Internet (NDLR : notamment pour le site de critique Sancho does Asia, toujours accessible aujourd’hui). Je lisais beaucoup Midnight Eye, qui était le site de référence anglophone pour le cinéma japonais contemporain. J’ai même fini par y publier un entretien, juste avant que le site cesse ses activités3. Ce qui était bien, c’est que n’importe qui pouvait écrire. Il ne fallait pas de diplôme ou de légitimité particulière, ni de réseaux, comme pour écrire dans des revues du type Cahiers du cinéma ou Positif. Bref, j’ai envoyé une première critique par e-mail un jour, je crois qu’il s’agissait d’un film coréen, et à ma grande surprise, elle a été acceptée et publiée. C’était tout de même étonnant pour quelqu’un comme moi, qui n’a jamais été particulièrement doué en français, et se pensait incapable d’écrire. Tout est parti de là. J’ai continué bénévolement, tout en travaillant.
Pendant un certain nombre d’années, cette activité de critique était motivée et déterminée par ce que j’appellerai un « principe de plaisir ». Plus trivialement, il s’agissait, avec mes collègues de la revue pour laquelle j’écrivais, de partager nos coups de cœur, de faire découvrir des films rares (parce qu’ils étaient rares – la vanité n’est jamais loin) à nos lecteurs, à une époque où Internet n’était pas encore aussi développé, de passer du bon temps en festivals, tout en espérant une forme de reconnaissance sociale dans ce milieu mondain, à travers mon activité d’écriture. Être accrédité dans un festival en tant que critique ou journaliste, c’est déjà une forme de participation à la vie mondaine, celui du petit monde des gens qui comptent. On s’emballait beaucoup pour le cinéma excentrique et barré de Takashi Miike, on fréquentait assidûment l’Étrange Festival et le Festival du film asiatique de Deauville en espérant découvrir la nouvelle sensation du moment. Il y avait une forme de fétichisme dans la vénération que nous développions pour tel ou tel réalisateur, qui de mon point de vue, m’apparaît aujourd’hui comme objectivement irrationnelle, puérile et frivole, mais qui correspondait aussi à l’immaturité due à mon âge et à ma formation.
Une évolution progressive du goût cinématographique
Dimitri Ianni : À cette époque, je ne m’intéressais qu’à la fiction, et même dans ce cadre étroit, ce n’étaient jamais des esthétiques très réalistes, ce qui rétrospectivement m’apparaît comme une forme d’escapisme. Mais ce cheminement était nécessaire. L’une des grandes leçons hégéliennes, bien assimilée par Marx et Engels est que « les résultats ne sont rien sans l’évolution qui y a conduit ». Sans cette évolution, le résultat nu est « un cadavre qui a laissé la tendance derrière lui », dit Hegel. Bref, sans vouloir parler de manière trop abstraite, je constate simplement cette évolution dans mes centres d’intérêts, dans mon parcours, dans mon rapport au cinéma et au monde en général. Je crois que cela participe d’une conscientisation et d’une politisation qui me poussent à m’intéresser au sérieux plutôt qu’au frivole, à ce qui se trouve sous les surfaces plutôt qu’à ce qui se reflète sur celles-ci. D’une manière générale je m’interroge à un niveau philosophique au rapport entre esthétique et politique. Ou pour reprendre le vœu de Thomas Mann4, comment réconcilier Marx et Hölderlin.
C’est pour cela que j’ai commencé à m’intéresser de manière plus sérieuse aux sciences sociales, à la philosophie, à l’histoire. Il s’agit d’une démarche personnelle. Une prise de conscience de mes lacunes, de l’ignorance dans laquelle je baignais, de la nécessité de me (re)former. L’éducation nationale ayant fait de moi un « citoyen consommateur » et non un sujet politique. Ma conviction est que l’esthétique seule ne suffit pas. L’esthétisation des arts ne mène à rien, si ce n’est à un formalisme stérile ou à un signifiant vide. Un signifiant déconnecté de son référent, qui n’est autre que signe de reconnaissance mondain. Il suffit de regarder ce qu’est devenu l’art contemporain, qui n’est plus qu’une sociologie5. Je crois aussi que les événements politiques nationaux, telle que le mouvement des Gilets jaunes, et les bouleversements géopolitiques internationaux, avec la perspective d’un monde multipolaire, discréditant la thèse de la « fin de l’histoire », me poussent à approfondir toutes ces questions.
C’est un peu comme cette jeune maman interviewée par Haruka Komori dans son documentaire Écouter le ciel (Sora ni kiku, 2018), qui affirme ne plus pouvoir lire de fictions depuis la catastrophe de Fukushima. Même si je n’ai pas vécu un traumatisme comparable, je me suis tourné davantage vers le documentaire, car celui-ci permet un accès plus immédiat, plus direct au réel.

Fenêtres sur le Japon : naissance et objectifs
Dimitri Ianni : Ma contribution à Fenêtres sur le Japon est née de ma rencontre avec un sociologue, Nicolas Pinet, chercheur associé au Centre de recherches sur le Japon (CRJ) de l’EHESS (l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) ; et dont j’ai suivi une année le séminaire « Sociologie des classes populaires dans le Japon contemporain ». Depuis longtemps, je voulais montrer un documentaire mythique, Yama – Coup pour coup (Yamatani – Yararetara yarikaese, 1985) de Mitsuo Satō et Kyōichi Yamaoka, sur la lutte de travailleurs journaliers à Tokyo dans les années 1980 et à cause duquel les deux réalisateurs ont été assassinés par la mafia locale. Un cas unique dans l’histoire du cinéma. Ça a intéressé Nicolas, qui connaissait le film, et qui travaille beaucoup sur les classes populaires et les habitats précaires au Japon. Il m’a proposé de rejoindre l’initiative Fenêtres sur le Japon qu’il portait notamment avec Mary Picone et Jean-Michel Butel de l’INALCO (l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales) mais dont l’emploi du temps était déjà très chargé. Nous avons donc commencé à porter et organiser les activités de l’association ensemble.
L’idée de l’association est de faire dialoguer sciences sociales et cinéma à travers le prisme du Japon. Il s’agit donc de projeter des documentaires qui, d’une manière ou d’une autre, interrogent la question sociale à travers leurs sujets, et qui, bien que décrivant une réalité japonaise contemporaine, peuvent également résonner ailleurs. Ceci dans la mesure où le capitalisme mondialisé et mondialisant surdétermine la base économique, donc les rapports sociaux, au-delà des différences culturelles qui peuvent exister entre des pays aussi différents que la France et le Japon.

Dans nos choix, nous sommes attentifs aussi bien à la dimension esthétique que politique des films. Seulement, certains films vont pencher davantage d’un côté ou de l’autre. Par exemple, Une fourmi contre-attaque (Ari jigoku tengoku, de Tokachi Tsuchiya, 2019), qui a été primé lors de la première édition du festival, penche plus du côté politique. C’est un film militant, filmé du point de vue du salarié en lutte, dont la forme est assez didactique, avec parfois certaines maladresses ; tandis que dans le documentaire Écouter le ciel de Haruka Komori, également primé lors de la même édition, la réflexion porte sur la manière de mettre en forme le matériau documentaire qu’elle capte, celui de la parole des réfugiés du tsunami du 11 mars 2011 et de la transformation du paysage. Comme elle se montre très soucieuse de préserver la qualité de la relation qu’elle a établie avec ses sujets, on sent une certaine distance avec le réel. Aussi, la dimension politique est reléguée en arrière-plan dans son cinéma, voire évacuée. Pourtant, il y a du politique dans la démarche même de la réalisatrice de donner la parole aux réfugiés, qui sont invisibilisés dans les grands médias japonais. Le réel est toujours complexe, les choses moins tranchées qu’elles ne paraissent, et méritent nuances. C’est ce qui contribue aussi à la richesse des échanges que nous organisons à l’issue de chaque projection en invitant des chercheurs spécialistes des thèmes abordés dans les films pour dialoguer avec le public.
Un autre objectif, plus général, est de donner de la visibilité au documentaire japonais, genre le moins diffusé en salles en France. Là encore, c’est un travail de longue haleine. Regardez le temps qu’il a fallu pour qu’un film de Kazuhiro Sōda, le documentariste contemporain le plus reconnu hors du Japon, soit enfin distribué en salles chez nous. Un peu à l’image de ce que fait le Festival du film japonais contemporain Kinotayo, nous essayons à notre modeste niveau de créer un réseau de lieux et d’institutions partenaires, pour faire circuler les films primés du festival que nous sous-titrons, et d’autres que nous souhaitons soutenir. Récemment nous avons choisi de faire découvrir un documentaire sur un peintre des mines dont l’œuvre est entrée au registre international Mémoire du monde de l’Unesco intitulé Creuser le Japon avec Yamamoto Sakubei (Sakubēsan to nihon o horu, 2018) de Hiroko Kumagai. Il n’était pas sélectionné dans le festival, mais nous l’avons sous-titré afin de pouvoir le diffuser. C’est aussi le cas d’un autre film que nous avons projeté pour la première fois en France cette année : Bienvenue, au revoir (Bem-vindos de novo, 2021), de Marcos Yoshi et qui traite du mouvement migratoire des Nippo-Brésiliens.
Nous ne souhaitons pas nous limiter au seul cercle académique. Il faut que les films puissent être vus en dehors de l’INALCO ou de l’Université Paris Cité, où a lieu tous les deux ans le festival. Un film comme Yama – Coup pour coup, qui a été pensé et conçu comme un outil de lutte et de conscientisation à destination des travailleurs journaliers, n’a pas vocation à être projeté dans une université. D’ailleurs, nous l’avons projeté à La Clef, durant la période d’occupation du cinéma6. Il faudrait plutôt le montrer à un public directement concerné, à la Bourse du travail, ou dans des lieux alternatifs militants. On a commencé à construire un maillage avec des lieux et des universités, comme l’Université de Genève, qui projette nos films au Cinéma du Grütli et au Cinéma Bio à Carouge grâce au travail de Claire Akiko-Brisset, responsable de l’Unité d’études japonaises ; ou encore à l’Université d’Orléans grâce à Aline Henninger. À ce propos, cette année nous initions un projet de sous-titrage en français de moyens métrages documentaires japonais avec les étudiants de Master Traduction et Communication Multilingues de l’Université d’Orléans, grâce à Mayumi Shimosakai.

Les choses se font souvent grâce aux bonnes volontés de personnes qui soutiennent notre démarche et apprécient notre travail. On espère, malgré nos emplois du temps bien chargés, continuer à développer les activités de diffusion de Fenêtres sur le Japon à travers ce genre d’initiatives et permettre à des films moins visibles de trouver un chemin vers un public le plus large possible. À titre personnel, ce qui m’importe à travers cette activité, c’est aussi le travail de transmission du savoir. La médiation du cinéma le permet. C’est comme avec l’écriture. Je n’ai jamais eu de prétention en tant qu’« auteur », ce qui m’intéresse c’est d’être dans la transmission.
Un grand merci à Dimitri Ianni pour le temps qu’il a consacré à ce retour d’expérience, qui nous invite à réfléchir sur la cinéphilie et le rapport entre cinéma et politique. Le festival Fenêtres sur le Japon tiendra cette année sa troisième édition, les 21 et 22 novembre 2025. Pour rester informé.e de sa programmation, consultez le site de l’association.
- Les deux organisateurs fondateurs de l’association sont Mary Picone et Nicolas Pinet, tous deux affiliés au Centre de recherches sur le Japon de l’EHESS. ↩︎
- Entretien non directif mené par Lucie Rydzek le jeudi 27 juin 2024 par visio-conférence entre Nancy et Paris. ↩︎
- Entretien avec la réalisatrice Ayumi Sakamoto (18 août 2014) : http://www.midnighteye.com/interviews/ayumi-sakamoto/ ↩︎
- Dans un essai intitulé Kultur und Sozialismus (1928), l’auteur déclarait que la situation ne serait bonne en Allemagne que « lorsque Karl Marx aurait lu Friedrich Hölderlin ». ↩︎
- Voir Nathalie Heinich, « L’art contemporain est-il une sociologie ? », dans Grand Dictionnaire de la philosophie, sous la dir. de Michel Blay, Paris, Éditions Larousse – CNRS Éditions, 2003, p. 63. ↩︎
- La Clef est un cinéma art et essai situé dans le 5e arrondissement de Paris. En 2018, sa fermeture définitive est annoncée et en 2019, suivant l’échec d’une reprise du cinéma par d’anciens salariés, l’un d’eux lance une opération d’occupation illégale des locaux et crée l’association Home Cinema de défense du cinéma associatif et indépendant. Après plusieurs années de mobilisation, La Clef est finalement rachetée par le collectif La Clef Revival, dont le projet et les revendications portées sont différents de l’association initialement impliquée. Le site La Clef Survival propose une chronologie de ces événements : https://laclefsurvival.com/chronologie/ ↩︎