La rose de Versailles et le mouvement féministe japonais des années 70

Du printemps 1972 à l’automne 1973 fut publié dans l’hebdomadaire féminin Shûkan Margaret un manga qui reste encore de nos jours considéré comme un grand classique du genre : La rose de Versailles de Riyoko Ikeda. Ce dernier a suscité un tel engouement que les médias ont alors parlé de « boom Berubara » (contraction du titre japonais Berusayu no Bara) . À l’occasion de la sortie sur Netflix, ce 30 avril 2025, d’une nouvelle adaptation animée de cette œuvre fascinante, Journal du Japon vous propose une analyse socio-historique de ses liens avec le mouvement de libération des femmes et les études de genre.

Contexte de création

Vous n’arrêtez pas de dire que je suis une femme… Alors ?! Seriez-vous tous des lâches ! Ou est-ce juste une question d’orgueil mal placé !? Mais y en a-t-il parmi vous un qui soit meilleur que moi !?

Dans l’histoire du féminisme, les années 1970 représentent le début du « féminisme radical », qui apparaît dans la continuité du mouvement étudiant de la fin des années 1960 et de ceux contre la guerre du Vietnam. Considéré comme la seconde vague du féminisme, ce mouvement émerge notamment aux États-Unis, en Angleterre, en France, au Canada et… au Japon.


En effet, les jeunes femmes ayant pris part aux mouvements de mai 68 sont nées vers la fin de la Seconde Guerre mondiale et elles furent bercées par les idéaux d’égalité et de droits des peuples (idéaux qui servirent à vaincre le fascisme). Naturellement, les inégalités sexuelles présentes au sein d’un même peuple n’en ressortent que plus fortes à leurs yeux. Ainsi le MLF (Mouvement de Libération des Femmes) français naît en 1970 avec l’action du 26 août, durant laquelle des femmes déposèrent des fleurs sous l’Arc de triomphe en hommage à « la femme du soldat inconnu » qui est plus inconnue encore que lui… Pendant ce temps, aux États-Unis, elles font gréve pour célébrer le cinquantième anniversaire de leur droit de vote. La critique du patriarcat, les questions de genre, la vision du mariage comme moyen d’enchaîner la femme, la séparation entre sexualité et procréation, les revendications d’une égalité à l’emploi, la création de partis politiques féminins et l’affirmation que la femme n’est pas différente par nature de l’homme mais que c’est ce dernier qui pousse à la différence sont les principaux thèmes de cette nouvelle vague inspirée du marxisme.


Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que 1975 devienne l’année internationale de la femme. Au Japon, c’est à cette période qu’est apparu le mouvement ûman ribu (de l’anglais woman lib) ; les gender studies ou encore le Chûpiren, un mouvement né en réaction au projet de révision de la loi sur l’IVG. Le Japon est en effet un des premiers pays à légaliser l’avortement (avec la loi Eugenic Protection Law en 1948) ; par comparaison, la France ne le légalisera qu’en 1975. L’avortement fut en réalité encouragé par les Américains, qui jugeaient la surpopulation comme étant l’un des facteurs de l’expansionnisme. Mais dans les années 1970 le gouvernement considère que la baisse de natalité est trop forte et il souhaite réduire drastiquement le nombre d’avortements en supprimant la clause économique… Une décision qui finit de révolter les femmes, elles qui tentent depuis l’immédiat après-guerre de se libérer du joug masculin.

Ouvrage consacré à la revue Seitô et au féminisme japonais.


Les féministes s’appuyant alors sur leurs prédécesseurs pour forger leurs idées, c’est à cette période qu’est redécouverte et analysée la revue Seitô – Les bas bleus (1911-1916), première revue créée par et pour la gent féminine, dont les auteures représentaient les femmes nouvelles. En seulement cinq ans d’existence elle fut très riche en débats. Dans ses pages furent abordés tous les thèmes phares du féminisme de l’époque Taishô, qui restent pour la plupart encore d’actualité : prostitution, amour libre, avortement, virginité, contraception, etc.


Une autre lutte réside dans les mouvements écologistes, puisqu’au rythme de l’industrialisation et de l’expansion des villes les catastrophes écologiques s’accumulent… Les mères craignent pour l’avenir de leurs enfants et font entendre leurs voix. Avec la haute croissance naît aussi un tiraillement entre leur volonté de s’émanciper et les désirs consuméristes. Tandis que les mouvements des années 1970 sont particulièrement politisés, proches des mouvements socialistes et communistes, les femmes se retrouvent de plus en plus enfermées par le capitalisme qu’elles sont censées combattre mais qui leur apporte le confort dans leur vie de femme au foyer (télévision, instruments ménagers électriques, etc.). On retrouve ce paradoxe avec le manga La rose de Versailles : malgré son engagement féministe, il fut adapté à la télévision et est rapidement devenu l’objet de divers produits dérivés, de publicités pour maquillages ou cartes bancaires…

Riyoko Ikeda et les « Fleurs de l’an 24 ».

La décennie 1970 représente également une période d’explosion du shōjo manga… Beaucoup de ces histoires se déroulent alors « aux États-Unis ou en France, là où peut-être les mœurs étaient réputées plus relâchées, les femmes plus libérées » nous dit Karyn Nishimura-Poupée dans son Histoire du manga. Neuf jeunes femmes mangaka (toutes nées vers 1949, autrement dit l’an 24 de l’ère Shôwa), écrivent et se regroupent sous le nom des « Fleurs de l’an 24 ». Elles n’avaient que peu de différence d’âge avec leurs lectrices et pouvaient ainsi exprimer à la perfection les sentiments et aspirations de la jeunesse d’alors. Avec elles, pour la première fois, le shōjo manga n’est plus présent uniquement pour divertir les jeunes filles et leur inculquer l’image de la fille kawaii qui vit pour combler et séduire les hommes ; mais plutôt pour les aider à se libérer par la lecture d’œuvres instructives et porteuses de sens.


Ces jeunes auteures ouvrent la porte à de nouveaux genres et chacune d’entre elles fut pionnière dans divers domaines du manga pour jeunes filles : historique, science fiction, fantastique, yaoi, etc. La rose de Versailles et Le clan des Poe de Moto Hagio furent leurs premiers succès et marquèrent le passage du manga classique à une forme de roman graphique.


« J’essayais d’agir sans arrière-pensées, en tant qu’être humain avant tout, puis en tant que femme, et d’avancer comme si la discrimination sexuelle n’existait pas. » confie Keiko Takemiya. Des propos transcrits dans Histoire(s) du manga moderne 1952-2020 de Matthieu Pinon et Laurent Lefebvre.
Riyoko Ikeda fait partie de ces Fleurs de l’an 24 et alors qu’elle souhaite faire publier La rose de Versailles, les éditeurs émettent des doutes sur le fait qu’un manga historique puisse intéresser les jeunes filles ! Comme si l’histoire et la culture générale était une affaire d’hommes… En réponse, ce manga deviendra le plus vendu et le plus indémodable des shōjo.

Couvertures des mangas La Rose de Versailles parus chez Kana

Née à Ôsaka le 18 décembre 1947, Riyoko Ikeda se passionne dès l’adolescence pour la musique classique, mais elle renonce à entrer au conservatoire et se tourne plutôt vers la philosophie. Entrée à la faculté de Tôkyô, elle s’y initia à la pensée communiste en étudiant Marx et Lénine et fit également partie à cette époque de la « Ligue de la jeunesse démocratique du Japon » (une des trois tendances du Zengakuren dans les années 1960).
Durant ses études, elle découvrira également l’histoire de France et Marie-Antoinette à travers les écrits de Stefan Zweig… Ce personnage agit comme un électrochoc, elle souhaite lui dédier un manga et en décide immédiatement le titre. Toujours selon Karyn Nishimura-Poupée « Riyoko Ikeda, japonaise agacée par la préséance accordée aux hommes sur les femmes dans la société nippone, vit en Marie-Antoinette un modèle d’insubordination qui rejoignait son penchant féministe ». Une autre œuvre qui l’inspira à l’époque fût Princesse Saphir (1953) d’Osamu Tezuka. Ce manga est parfois considéré comme le précurseur du shōjo manga: il met en scène une petite fille dotée de deux cœurs, un masculin et un féminin…


Après plusieurs autres manga historiques (comme Eroica (1987), ou La fenêtre d’Orphée (1975)) mettant en scène presque uniquement les relations féminines, des personnages androgynes, voir transgenres (Claudine (1978)) ; elle
écrit des articles sur la situation de la femme dans le journal Asahi Shimbun. Elle se détournera plus tard du manga pour se consacrer à une autre passion : le chant. Elle devient ainsi cantatrice et enregistre entre autres des airs écrits par Marie-Antoinette ! Le 11 mars 2008 elle reçoit la légion d’honneur pour sa contribution à l’intérêt des Japonais envers la France.

« Le premier rassemblement féministe coïncide avec les débuts de La rose de Versailles (…) où s’entremêlent cette révolution et celle de 1789 » est-il écrit dans l’Histoire(s) du manga moderne 1952-2020.

Paru à partir de 1972 au Japon, La rose de Versailles est sorti pour la première fois en France en 2002 chez Kana. L’histoire de ce manga se déroule dans la France de la deuxième moitié du dix huitième siècle. L’auteure y narre la vie complète de Marie-Antoinette, de son enfance au palais de Schönbrunn, jusqu’à sa condamnation à la guillotine en France le 16 octobre 1793. Avec ses livres d’histoire à l’appui, elle y fait défiler de nombreux personnages historiques comme Louis XV et Louis XVI, la comtesse Du Barry, Hans Axel de Fersen, Elisabeth Vigée-Lebrun, Jean Jacques Rousseau, etc. La toile de fond est aussi l’Histoire avec un grand H, de l’affaire du collier à la fuite de Varennes en passant par la prise de la Bastille…

Riyoko Ikeda ajoute des encadrés explicatifs dans certaines cases (entre autre sur « Le jeu de paume » ou « La nouvelle Héloïse » de Jean-Jacques Rousseau). Mais elle crée également des personnages inventés, dont Oscar François de Jarjayes et André Grandier qui deviennent des personnages principaux. Oscar est la sixième fille du général de Jarjayes, qui attendait depuis longtemps un héritier… Il décide donc à sa naissance de passer outre son sexe biologique et de l’élever comme un garçon, au point de lui faire oublier un temps qu’elle est née fille

La rose de Versailles, succès et adaptations

La rose de Versailles reste au Japon le plus vendu des shōjo avec par exemple 150 millions d’exemplaires écoulés au cours de l’année 2009. Tandis que sa parution s’achève en 1973, l’année suivante la compagnie Takarazuka décide de l’adapter au théâtre. Pour cette troupe composée uniquement de femmes, l’œuvre de Riyoko Ikeda semble parfaite : le caractère androgyne que la mangaka, par ses traits de plumes a apposé aux personnages, colle à merveille aux actrices.
La première représentation connaît un immense succès qui perdura jusqu’à nos jours ; de nombreuses comédiennes incarnèrent ainsi au fil des années une Oscar drapée de costumes de plus en plus modernes…


Dès ses débuts, les produits dérivés à l’effigie de Marie-Antoinette et d’Oscar se multiplient : des tasses, bouteilles de vin, crayons de maquillage, thermos, vêtements, bentô; voir même une carte bleue à l’effigie des héroïnes !
Entre 1979 et 1980, la NTV diffuse au Japon l’anime « Berusayu no bara » adapté du manga éponyme. Puis dès 1986 ce dernier est traduit et diffusé en France parmi les premiers dessins animés japonais (sur Récré A2) sous le titre de Lady Oscar. Ce dessin animé marqua une génération entière de Françaises et Français (car son aspect historique permit de séduire les deux sexes) qui n’oublient pas « Lady, Lady Oscar/ (celle qui) est habillée comme un garçon ».

En même temps que la sortie du dessin animé, Jacques Demy réalise avec des acteurs anglais et en collaboration franco-japonaise un film de commande pour adapter une fois de plus le manga de Riyoko Ikeda. Il sort en 1979 au Japon sous le titre Lady Oscar. Michel Vovelle, dans son texte intitulé « Cachez ces nippons…ou Marie-Antoinette au pays du manga » (2012) souligne également que la réalisatrice américaine Sofia Coppola semble s’être inspirée de La rose de Versailles pour son film Marie-Antoinette (2006) qui reprend les mêmes anachronismes que le manga.


Pendant ce temps, les japonaises affluent à Versailles afin de voir de leurs propres yeux les décors historiques, et se mettent à apprendre des rudiments de français avec des répliques de leur héroïne… Au Japon, il existe même une méthode intitulée « Apprendre le français avec La rose de Versailles« . Cela a fortement contribué à ce que Riyoko Ikeda reçoive la Légion d’honneur en 2008.

Pour donner un autre exemple de l’empreinte qu’a laissé ce manga, le 8 octobre 2019 s’est déroulé à l’Opéra comique de Paris un Nô moderne sur Marie-Antoinette. On peut lire sur la page du site que ce « Nô moderne, Marie Antoinette est écrit par le scénariste-metteur en scène Shinji Ueda, particulièrement en vue depuis le succès phénoménal de La Rose de Versailles (donné par la Revue Takarazuka avec le nombre record de plus de 5 millions de spectateurs). ». L’intermède composé d’un Kyôgen fut justement interprété par une actrice de la troupe Takarazuka !

Méthode japonaise pour apprendre le français


Mais qu’est ce qui a tant séduit les jeunes japonaises à la lecture de ce manga ?
La première raison réside d’abord dans le fait que Riyoko Ikeda met en scène des héroïnes qui contiennent les aspirations et réalisent certains rêves des japonaises de l’époque. On y retrouve certaines bêtes noires du féminisme ; comme par exemple la question du mariage. Ce manga dénonce le mariage forcé (Marie-Antoinette, Charlotte…) et encourage le mariage d’amour (Rosalie et Bernard) voire l’union libre (Oscar et André). Face à cette question la jeune Charlotte choisit le suicide comme seul moyen de résistance au mariage avec un homme âgé, alors qu’elle n’a que 11 ans.

J’ai décidé de vous marier bientôt avec le duc de Guiche. Charlotte, grâce à moi vous allez devenir duchesse !
Me… marier… Non, c’est impossible… Mère… J’ai 11 ans à peine.
Le duc de Guiche aime les jeunes filles. Je ne tolérerai pas de caprice de votre part !

Elle apparaît comme la martyre des jeux d’alliance qui régissent la Cour et transforment les femme en marchandises. Cette enfant lance un signal aux mères pour qu’elles ne rentrent plus dans le jeu des hommes en demandant à leurs filles de se marier pour le pouvoir. Oscar se retrouve également confrontée à cette situation. Alors que son père l’a élevé comme un garçon durant une vingtaine d’années, il lui demande soudainement « de redevenir une femme », qu’elle se marie à un bon parti et… enfante un garçon !

Je ne suis pas une poupée ! J’ai vécu de longues années ni vraiment homme ni vraiment femme en suivant la carrière qu’on m’avait tracée… Et maintenant je dois mettre au monde un héritier ! On me demande de redevenir une femme !! Père a-t-il oublié que j’avais un cœur moi aussi ? Je suis un être humain !!!

Ces phrases sonnent comme un cri féministe revendiquant l’égalité en tant qu’être humain. Oscar parvient à s’opposer au patriarcat et à affirmer ses idées. Elle conclut face à celui qu’elle aime et avec qui le mariage est impossible pour raisons sociales (elle est noble et non lui) : « André… Je… Je ne me marierai… Jamais… »
Dans la dénonciation de l’objetisation de la femme par l’auteure, Marie-Antoinette lui apparaît comme une victime : enfant séparée de sa famille, qui doit partir à l’étranger pour se marier à un inconnu et devenir reine de ce pays. Aucun choix ne lui est laissé, tout est décidé pour elle.

Euh… J’ai lu dans un livre que quand une femme aime un homme elle se marie avec lui. Pourquoi dois-je me marier avec le dauphin dont je ne connais même pas le visage ? J’ai envie de connaître l’amour…

C’est pour cela que Riyoko Ikeda victimise la reine, en héroïsant malgré tout la révolution française. Elle apparaît comme une enfant qui a été brisée par ce mariage politique, alors qu’elle n’aspirait qu’à une vie « banale »…
Tombant par la suite réellement amoureuse de Fersen, elle ne pourra qu’enfouir son chagrin sous les diamants et les jeux en dilapidant l’argent public… Riyoko Ikeda tente de légitimer ses travers par son triste destin de femme objet.
La force de ce manga réside en partie dans le fait que la révolution sociale qui a cours dans le Japon de l’époque se reflète dans son histoire (pourtant située dans un cadre totalement différent).
Les lectrices sont ainsi proches des personnages et ont le sentiment d’être en accord avec des héroïnes idéalisées. Riyoko Ikeda écrit dans la postface :

Oscar est une héroïne qui pourrait illustrer les temps actuels : choisir entre son destin et son devoir, entre sa condition et le pouvoir, entre ses choix personnels et sa fonction, ou plus encore, de nos jours surtout, entre la famille et le travail.

Cela explique également que cette œuvre soit encore aujourd’hui considérée comme un classique, et elle le restera dans le futur, tant que les êtres humains continueront de créer entre eux des différences de genre, sociales ou ethniques.

Affiche du film, de la pièce de théâtre et dessin de Riyoko Ikeda

Oscar : une allégorie de la féministe japonaise

Même si le manga suit avant tout la vie de Marie-Antoinette, Oscar est certainement le personnage qui marque le plus les esprits…« La plupart des propos tenus par Oscar et les messages véhiculés dans les dialogues reflètent mon propre point de vue » affirme Riyoko Ikeda, toujours dans la postface. Et Oscar ne se prive pas pour affirmer ses idées ! Le journaliste Julien Norbert souligne dans son article intitulé « Riyoko Ikeda La rose de Versailles » dans le numéro 20 de Planète Japon :

La révolution sociale en marche, voilà ce qui intéresse Riyoko Ikeda (…) En tant que femme, le sort d’Oscar se serait résumé au 18e siècle à être mariée jeune et procréer (mais elle est élevée comme un garçon). Pour Riyoko Ikeda, le statut des femmes au Japon en était à peu près au même point lorsque paraît son histoire.


Dès sa naissance, Oscar subit la tyrannie de son père qui nie son sexe biologique et l’élève en garçon pour obtenir un héritier. La mère d’Oscar semble donc n’être, pour le général de Jarjayes, qu’un objet servant à enfanter et perpétuer la lignée.


Elle grandit guidée par la figure paternelle qui lui fait oublier un temps son sexe biologique et lui ordonne de protéger la future reine de France tout au long sa vie. Elle prend son rôle à cœur, et devient pour Marie-Antoinette un appui indispensable : garde du corps, confidente, conseillère… Néanmoins, elle affirme toujours son point de vue et n’hésite pas à s’opposer à la reine lorsqu’elle juge cela nécessaire. Lucide, elle adopte rapidement sa propre manière de penser : elle se rend compte du fossé qui existe entre le monde de la Cour où elle est née, et le Paris miséreux dans lequel elle rencontre la jeune Rosalie prête à vendre son corps pour soigner sa mère.


— Je… Je veux bien être à vous pour une nuit… Mais il faudra vous montrer très généreux (…)

— Comment t’appelles-tu ? Pourquoi as-tu fais une idiotie pareille ?


L’auteur aborde ici le sujet qui a fait couler beaucoup d’encre le siècle précédant, notamment lors du débat dans la revue Seitô autour du texte de Ikuta Hanayo Manger et rester chaste (1914). Doit-on accepter la vente de son corps pour pouvoir manger et aider les êtres qui nous sont chers ? Oscar est outrée de voir que des jeunes filles de Paris en sont réduites à cela, et elle accueillera par la suite Rosalie chez elle, allant jusqu’à la considérer comme un membre de sa famille.

Au détour des faubourgs, Oscar surprend également un enfant et une mère agenouillés qui demandent pardon à un noble, car le petit garçon qui n’a pas mangé depuis deux jours lui avait volé sa bourse… Le noble semble accepter les excuses, mais tandis que l’enfant repart en courant, il lui tire dans le dos avant de rentrer dans sa calèche un sourire au lèvres… Oscar est hors d’elle. Lorsqu’elle revoit cet homme peu de temps après, lors d’une réunion en présence de la reine, une altercation a lieu entre eux.


— (…) être colonel quand on n’est qu’une femme… Laissez-moi rire ! Hahaha…

— Mais voyons… Qu’un homme capable de tirer dans le dos d’un enfant qui ignore la différence
entre le bien et le mal après lui avoir menti… Qu’un tel homme soit duc. Laissez-moi rire à mon
tour… Hahaha…

Elle n’hésite pas à s’opposer à lui, à lui parler d’égal à égal, et à accepter le duel qu’il exige. S’intéressant de plus en plus aux conditions de vie du peuple parisien, elle demande à la reine (sans l’assentiment de son père) à être mutée des gardes royales vers les gardes françaises afin de côtoyer des gens du peuple. A son arrivée, elle est totalement rejetée par eux, ils ne peuvent accepter d’obéir à une femme.

Mais Oscar va s’obstiner, se battre en duel contre l’un d’eux, les écouter, leur expliquer son refus de les sanctionner « Je ne peux pas écraser vos cœurs ! Car le cœur est libre ! (…) Un être humain ne peut être l’esclave d’un autre homme… car il possède un cœur libre dont il est le seul maître ! » Elle affirme plusieurs fois la liberté inhérente au cœur de chaque humain, expliquant par là que toute domination est illégitime, car chaque être humain est par nature libre de son propre corps.


Les gardes françaises finissent par se rendre compte qu’elle n’est pas comme les autres nobles, et que le fait d’être née femme ne l’empêche nullement de penser et de se battre aussi bien qu’eux. Ils lui voueront à la fin une admiration et un respect hors du commun, jusqu’à la suivre durant la prise de la Bastille…
Oscar alimente ses idées par la lecture de Rousseau, de Voltaire, et autres penseurs des Lumières… Auteurs bien évidemment absents de la bibliothèque familiale ! Outré par sa fille qu’il pensait avoir modelé de toute pièce, Mr. de Jarjayes s’emporte… Mais Oscar tient bon, car « C’est une personne remarquable capable de donner sa vie pour ses idées ».


— Oscar !!! Qu’est ce que ça veut dire !? Vous agissez sans consulter votre père…(…)

Les œuvres remarquables trouvent un écho chez tous les hommes sans distinction de classes
sociales… N’est-il pas dans la nature de l’homme de souhaiter lire des livres intelligents ?


Sans distinction de classe… ni de sexe ! Oscar porte donc un véritable engagement politique, elle illustre aux lectrices le fait que les femmes peuvent aussi bien que les hommes agir dans le monde politique. Inquiet pour le destin de sa fille soldat pendant cette période de troubles, toujours obnubilé par l’idée d’avoir un héritier et désireux de maintenir sa fille sous sa coupe, le général de Jarjayes décide subitement de la marier. Ébranlée par cette décision tyrannique, elle s’indigne « Père a-t-il oublié que j’avais un cœur moi aussi ? Je suis un être humain ! » ; avant de prendre son père totalement à contre pied en le remerciant de lui avoir donné un autre destin que celui des filles de l’époque, lui signifiant qu’elle perpétuera cette destinée quoi qu’il en dise.


Si… Si j’avais été élevée comme une femme… M’auriez-vous mariée à 15 ans comme mes sœurs !? (…) J’aurais joué du clavecin et chanté des airs… et le soir j’aurais paradé et souri dans le beau monde !? (…) Soie, velours, parfum de rose, maquillage, poudre, mouche… J’aurais mis au monde des enfants et les aurais élevés ?

Oscar !

Répondez-moi !!

— Oui c’est ça. Si tu avais été élevée comme une femme…

Père je vous remercie… Je vous remercie de m’avoir donné un autre destin… Même en étant femme j’ai pu vivre plus librement que beaucoup d’entre elles… J’ai pu vivre comme un être humain et connaître leur bêtise (…) Je n’ai aucun regret.


À travers ce passage elle dénonce la condition liberticide des femmes, qui sont traitées comme des objets d’alliance, comme un moyen d’obtenir des héritiers (masculins évidement), dont on attend qu’elles soient jolies, dociles et douces… Oscar affirme que cette condition n’est pas digne d’un être humain. Elle finira par se libérer totalement de l’emprise paternelle en se rangeant du côté du peuple et en dirigeant ses armes contre la Bastille, tandis que son père jure de rester fidèle à la royauté jusqu’à sa mort.


« A ce moment même je renonce à mon titre de comtesse ainsi qu’à tous les privilèges accompagnant ce titre. »
Elle renie totalement l’ancien monde de la noblesse et du patriarcat, afin de se battre pleinement pour l’égalité des classes et des sexes. Touchée mortellement par les balles qui pleuvent de la Bastille, elle murmure en regardant le drapeau blanc s’agiter en haut de la tour : « Liberté… Égalité… Fraternité… J’espère que cet idéal sublime sera pour toujours le fondement de l’humanité… »


Riyoko Ikeda porte l’espoir que la devise de la Révolution Française s’ancre aussi dans l’esprit des jeunes Japonaises et devienne une réalité dans leur vie quotidienne. En mettant en scène une femme qui parvient à vivre à l’égal d’un homme uniquement parce qu’elle a reçu la même éducation qu’eux, l’auteure démontre que la différence des sexes n’est pas fondée par nature mais crée par la culture : c’est l’éducation que l’on reçoit qui engendre la différence.
Cela rejoint la célèbre citation de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme on le devient. » (Le deuxième sexe, 1949).

Au-delà de l’hétéronormativité

Je vous comprends Charlotte… Moi aussi je suis amoureuse d’Oscar, et j’en souffre.

Oscar et Rosalie

Habillée comme un homme, Oscar possède une physionomie mi-féminine et mi-masculine (yeux de taille moyenne, plus grande que les femmes mais plus petite que les hommes, etc.) qui fait battre autant les cœurs des femmes que ceux des hommes. Selon Nathalie Nabaud-Albertini (dans « Les fanfictions sur Lady Oscar : un débat numérique sur la féminité« ), le fait qu’Oscar soit traitée selon le sexe qu’elle affiche (la plupart des personnes utilisent pour elle des pronoms masculins) et non par son sexe biologique, fait d’elle la représentante d’« une forme de protestation contre l’oppression sociale des femmes » comme par exemple l’accès difficile à certains postes.

Elle représenterait ainsi la « protestation virile » théorisée par Simone de Beauvoir qui consiste à ressembler aux hommes pour devenir leurs égaux. Cela incite par ailleurs à l’acceptation de toute personne transgenre selon le sexe désiré. Se trouver à la frontière des deux genres (tant sur le plan physique que comportemental) lui permet également d’être éloignée de fait du rôle féminin traditionnel ; rôle que rejetaient beaucoup
de jeunes filles à l’époque. C’est par exemple, l’assimilation de la féminité à la maternité, fonction que remplit Marie-Antoinette. En dépassant les genres, elle dépasse aussi l’attribution patriarcale des femmes à certains rôles jugés comme adéquats à leur physionomie (ex. l’idée selon laquelle les femmes étant affaiblies par les périodes de menstruation, elles ne peuvent être assignées à des tâches trop difficiles physiquement).


Le deuxième point important réside dans le fait que Riyoko Ikeda profite du caractère androgyne d’Oscar pour aborder de manière sous-jacente la question de l’homosexualité. En effet, tout au long de l’histoire, de nombreuses femmes tombent amoureuses d’Oscar alors qu’elles savent que celle-ci n’a de masculin que son apparence. Ainsi, Rosalie souffre pendant longtemps de son amour impossible pour la belle Oscar qui s’est occupée d’elle et l’a sortie de la misère dans laquelle elle vivait. Cette jeune fille apparaît comme un personnage bisexuel, qui voue un amour inconditionnel à Oscar, mais peut également aimer un homme (Bernard). Elle découvre peu à peu son attirance pour la belle capitaine de la garde royale, et passe par divers questionnements pour l’accepter. « Je suis bizarre » dit-elle.

Oscar a conscience de cet amour et s’inquiète pour l’adorable Rosalie, elle voudrait répondre à ses sentiments… Mais cela lui est impossible, car sous ses atours masculins, son cœur ne bat que pour… les hommes. Elle ne parvient pas à voir Rosalie autrement que comme une jeune sœur. Tandis que Rosalie se questionne « Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous née femme, Oscar !? », Oscar lui avoue plus loin « Si j’avais été un homme je t’aurai prise pour épouse sans hésiter. » . Même si leur amour est impossible, leur relation reste poignante et magnifique.

Durant le bal que son père organise pour lui trouver un prétendant, Oscar s’y présente sous des atours masculins, danse avec les jeunes femmes et va jusqu’à embrasser certaines d’entre elles. Pour Oscar, cela est surtout une manière de montrer à son père jusqu’où mène sa tyrannie… Mais en jouant avec les genres, Riyoko Ikeda montre à ses lectrices qu’il n’existe pas qu’une seule forme d’amour, et qu’aimer quelqu’un du même sexe n’est pas une anormalité honteuse. Elle libère leur réflexion sur ce sujet encore tabou dans la majorité des familles.

À ce propos, la spécialiste des études sur l’homosexualité Mizoguchi Akiko voit à travers le couple formé par Oscar et André « un couple presque homosexuel » du fait que tous les deux sont graphiquement à la frontière des genres, et elle déclare que la lecture de ce manga l’a aidé à accepter son orientation sexuelle. Riyoko Ikeda s’inscrit ainsi dans le mouvement des Fleurs de l’an 24 dont beaucoup d’écrivaines étaient spécialisées dans les histoires d’amours gays et lesbiennes (ex. Moto Hagio ou Keiko Takemiya). Puisque la libération de la femme signifie l’acceptation de leur liberté, le respect de l’orientation sexuelle est également un droit fondamental.


Avec La rose de Versailles, Riyoko Ikeda a signé une œuvre résolument féminine et féministe. Oscar est une « fille enfermée dans une boite », pour reprendre l’expression de Toshiko Kishida (1863-1901), que son père éduque uniquement dans le but de la façonner à sa manière. Mais elle parvient à se libérer de l’étau et apparaît alors comme le porte drapeau des espoirs socialistes révolutionnaires du Japon d’après guerre, et un soutien moral pour toutes les jeunes filles de l’époque qui rêvent de voir leur condition s’améliorer. C’est peut-être là la recette du succès de cette œuvre qui continue de faire battre le cœur des Japonaises (et pas que) plus de cinquante ans après sa publication.

Et pour découvrir le film en entier : https://www.netflix.com/fr/title/81177638

Nina Le Flohic

Traductrice japonais-français et grande lectrice passionnée par le Japon depuis ma plus tendre enfance, j'ai eu notamment l'occasion d'effectuer, au cours de mes études, des recherches dans le domaine de la littérature japonaise. Je suis très heureuse de pouvoir partager avec vous mes coups de cœur et expériences à travers divers articles, que ce soit dans les rubriques littérature, tourisme ou musique ! N'hésitez surtout pas à me laisser vos questions ou avis en commentaire... J'y répondrais toujours avec grand plaisir.

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