Kamishibai : le petit théâtre de papier japonais et ses multiples usages

Le kamishibai est un art narratif japonais qui prend la forme d’un petit théâtre de papier, dans lequel on place des illustrations. Le conteur use de sa voix et de ses talents d’acteur pour donner vie aux histoires, pour le bonheur des petits et des grands. Des premières performances au sein de temples bouddhistes à son expansion dans les rues de Tokyo, avant un usage politique précédant son déclin dû à l’apparition de la télévision, la discipline possède une longue histoire et elle compte toujours des adeptes en 2025. On revient sur ce qui fait la force de cette forme de théâtre particulière, qui pourrait vous charmer.

Enfants autour d’un kamishibai – Photo de specgroup sur Flickr (CC BY-NC-ND 2.0)

Le kamishibai, un conte en voix et en images

Littéralement, Kamishibai (紙芝居) signifie pièce de théâtre sur papier. C’est le nom de la discipline artistique pour laquelle on utilise un butai (舞台), un petit théâtre ambulant de bois qu’on peut éventuellement déplier ou replier et au sein duquel on insère des planches d’illustrations qui servent à narrer l’histoire. Le recto de ces planches comprend des images et il est tourné vers les spectateurs. Sur le verso, on trouve un texte associé à chaque scène, que le conteur lit en agrémentant sa lecture d’intonations, de gestes et de mimiques. Le narrateur n’est pas forcément visible, mais quand il l’est, sa performance est importante pour dynamiser la représentation.

Placé derrière le butai, le conteur, qui a préalablement classé les cartes illustratives dans le bon ordre – elles sont numérotées -, lit le texte correspondant à la scène avant de retirer la planche pour faire apparaître la scène suivante. Il peut jouer sur la vitesse de défilement, pour créer un suspens en la retirant lentement, ou à l’inverse, l’enlever d’un geste vif pour un effet de surprise garanti. En plus de connaître l’histoire sur le bout des doigts, l’artiste doit maîtriser cette rythmique pour captiver son audience. Traditionnellement, on compte de 10 à 20 planches pour une histoire complète, racontée en quelques dizaines de minutes.

Représentation de Kamishibai
Représentation de kamishibai – Photo de NelC sur Flickr (CC BY-NC-ND 2.0)

Pour annoncer le début de la représentation, le narrateur claque deux bâtons de bois l’un contre l’autre, en accélérant le rythme en vue d’obtenir l’attention des spectateurs. C’est ainsi que les enfants étaient prévenus de la tenue d’un spectacle de rue au début du 20e siècle et qu’ils se précipitaient pour y assister. Quand le récit touche à sa fin, avec la dernière planche, l’acteur conclut le spectacle sans la retirer, pour ne pas dévoiler à nouveau la première planche !

Le kamishibai s’apparente à nos spectacles de marionnettes sur plusieurs points, mais il s’agit d’un art narratif unique qui fait appel à l’imagination des spectateurs. Portés par la voix du conteur, les petits et les grands se laissent aisément emporter par le récit et s’échappent du réel, le temps d’une histoire. Suite à l’arrivée de la télévision dans les années 60 au Japon, la discipline a vu son aura baisser fortement, mais cet art compte encore de nombreux adeptes à travers le monde. Cependant, c’est bien au cours de la première moitié du 20e siècle que le kamishibai a connu son âge d’or. Intéressons-nous à ses origines lointaines, pour mieux appréhender ce que certains considèrent comme l’un des ancêtres du manga et de la télévision.  

Planche de Kamishibai au japon
Une planche de kamishibai – Photo de specgroup sur Flickr (CC BY-NC-ND 2.0)

Un art aux origines multiples

Les historiens qui s’intéressent au sujet donnent plusieurs origines au kamishibai. La plus ancienne, apparue dès le 10e siècle, est l’e-toki, une pratique bouddhiste à caractère prosélytique au cours de laquelle des moines itinérants expliquaient des peintures religieuses pour diffuser leur message. D’autres suggèrent que l’e-maki, avec ses rouleaux de papier illustrés dans le style yamato-e, qu’on retrouve notamment sur les paravents et les parois coulissantes de demeures nobles dès la période Heian (8e – 9e siècles), pourrait être un de ses précurseurs. Cependant, l’acceptation la plus courante veut que le kamishibai dérive des lanternes magiques utsushi-e, introduites dans l’archipel nippon par les Hollandais durant la période Edo (1600 – 1868).

planches recto verso de Kamishibai
Hinawashi no haha, Takazawa Keiichi (artiste), Hatta Naoyuki (auteur), 20 novembre 1942, Kamishibai Collection, Hoover Institution Archives (2018C32.06)

Une lanterne magique comme support

Pour ces spectacles, des lampes alimentées par du kérosène ou des bougies sont placées derrière une toile. Le narrateur agite des sortes de diapositives de verre ou des silhouettes cartonnées devant celle-ci, pour donner vie à son histoire via un subtil jeu d’ombres projetées sur un mur.

Cette forme d’art, alors populaire à travers le monde et annonciatrice du cinéma, trouve une résonance particulière au Japon grâce à l’apparition des lanternes portables Furo, qui rendent plus aisées les représentations itinérantes. La source lumineuse est insérée dans une boîte que le conteur place sur son épaule, ce qui lui laisse les mains libres pour faire défiler les images. Le seul souci ? Le danger constant que représentaient ces lanternes inflammables, dans des villes majoritairement composées de maisons en bois et déjà régulièrement sujettes à de violents incendies.

L’évolution tachi-e

Le kamishibai va alors connaître plusieurs évolutions qui le mèneront à sa forme finale. D’abord, au début du 19e siècle, quand un dénommé Hagiwara Shinzaburô invente une nouvelle méthode d’animation des personnages assez proche de la marionnette. Une image double-face, fixée sur le haut d’un bâton, dépeint un des héros du récit dans une certaine position, et il en change quand on la retourne. Le fond de l’image est noir, comme le rideau devant lequel on la manipule, pour une mise en relief du personnage sans la nécessité d’une source lumineuse. De la sorte, ce petit théâtre peut être installé dans la rue et c’est ainsi qu’il gagne en popularité, sous le nom de tachi-e, que l’on peut traduire par « les images qui se tiennent debout ».

Les récits présentés durant les spectacles proviennent d’histoire de yokaï, de légendes locales ou de faits historiques à sensation, comme dans le théâtre kabuki, et ils misent sur un format qu’on connaît bien aujourd’hui : les épisodes. Afin de créer du suspens et de susciter une attente pour la prochaine représentation, les conteurs scindent l’histoire en plusieurs parties. Ce sera par la suite une manière pour les sociétés qui louent le matériel nécessaire au spectacle – et qui se développent avec l’essor de la discipline – de contrôler la distribution et la circulation des images faites-main sans devoir en créer un nombre trop important.   

Le kamishibai et les images illustrées

Au début des années 30, le Japon connaît une crise économique. Et l’accès à l’emploi est alors difficile, ce qui pousse de nombreux hommes à se tourner vers cet art de rue, qui a compté alors plus de 30 000 performeurs à travers tout le pays. Cela soulève plusieurs problèmes : des attroupements qui inquiètent le gouvernement, et la légèreté ou la relative violence des sujets traités, comme la stimulation visuelle générées par les images, qui préoccupent les parents. Les artistes sont régulièrement empêchés de performer et c’est ainsi que naît la forme actuelle du kamishibai, à l’automne 1930.

Kamishibai au Kyomizudera
Kamishibai au Kiyomizu-dera (Kyoto) le 2 avril 2009 – Photo de Moroboshi (CC BY-SA 3.0)

Pour contourner les interdictions, les conteurs s’inspirent d’un art naissant, le cinéma muet, en utilisant désormais des cartes illustrées qu’ils insèrent dans un petit théâtre de bois tout en ponctuant la performance de bruitages vocaux. Dans le même temps, les artistes, qu’on appelle gaitō kamishibaiya, proposaient des sucreries qu’ils vendaient aux jeunes spectateurs pour pouvoir vivre de leurs représentations et rembourser le matériel loué. Les enfants qui en achetaient pouvaient se placer devant, quand les autres assistaient à la pièce derrière eux.

L’audience visée est plus jeune, le format épisodique est conservé et on trouve des histoires de héros adolescents devant mener des quêtes pour vaincre le mal… comme dans les shônen actuels ! La série la plus populaire à l’époque se nomme Ōgon batto (La chauve-souris dorée) et son personnage principal, un squelette arborant une cape rouge, est parfois considéré comme le premier super-héros. D’autres séries auront leurs heures de gloire, comme Prince of Gamma ou Tiger-boy, et elles trouvent leur place à côté des contes folkloriques japonais, des histoires de ninja ou de samouraï, et même d’aventures populaires en Occident (Peter Pan) servant de base aux récits en images.

Imai Yone, pionnière du kamishibai éducatif

Autour de 1931, une missionnaire catholique japonaise, Imai Yone, rentre au pays après un voyage d’études de plusieurs années aux États-Unis. Elle donne des cours du dimanche aux enfants du quartier et remarque leur réaction enthousiaste face au bruit de claquements annonçant un spectacle de kamishibai. Bien vite, elle perçoit les vertus pédagogiques de l’activité et décide d’utiliser cet art pour transmettre la foi chrétienne aux plus jeunes. Véritable pionnière, Imai Yone a ouvert la voie à une utilisation éducative du kamishibai, toujours d’actualité.

Imai Yone, pionnière du kamishibai éducatif
Imai Yone durant une performance de kamishibai à Tokyo en 1933

Elle va encourager d’autres personnes à créer leurs propres histoires et spectacles, en vantant la facilité d’accès aux matériaux nécessaires et les bienfaits concrets de sa méthode. Le kamishibai est un art à destination des plus pauvres et des moins éduqués, parfois encore méfiants envers les méthodes éducatives scolaires. De fait, elle va lui apporter quelques modifications afin de le rendre accessible au plus grand nombre. En premier lieu, elle doublera la taille des planches d’illustration qui passent de 12,7 x 17,8 cm à 26,7 x 38 cm, afin que de plus de monde puisse profiter d’une représentation. Imai Yone augmente aussi la durée de la performance, en passant à un format à 20 planches, contre 10 auparavant. Enfin, elle s’assure de la gratuité de ses spectacles dans l’optique de n’exclure personne.

D’autres innovations destinées à faire de ce média un outil de diffusion de savoir sont sorties de l’esprit de cette missionnaire investie : des planches de kamishibai sous forme de journaux imprimés, qui peuvent aisément être déployés dans des zones plus rurales, découpés puis assemblés facilement ; des enregistrements vocaux, inspirés par le succès de la radio et du cinéma de l’époque, que les artistes pouvaient se procurer pour agrémenter leur spectacle. 

En 1933, Imai Yone crée sa propre maison d’édition avec laquelle elle diffuse plus de 50 histoires au total avec l’appui d’illustrateurs qu’elle engage. Elle parvient à réduire les coûts de fabrication en utilisant la technique de la lithographie, un procédé d’impression permettant une production importante, à bas prix. Dans les années qui suivent, elle publie plusieurs ouvrages de référence sur cet art en abordant notamment son utilité pour l’éducation religieuse des plus jeunes, ainsi que plusieurs histoires bibliques ayant Noé, Jésus ou Moïse pour héros, qui inspireront les promoteurs du bouddhisme pour reproduire l’initiative avec leur propre foi.

Un outil de propagande puissant

Les dernières évolutions du kamishibai intéressent le gouvernement, qui voit dans ces planches illustrées un fantastique outil de propagande. À l’orée de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’en 1945, les médias sont contrôlés par le gouvernement militaire et les histoires relayées par le kamishibai doivent suivre une ligne directrice stricte et promouvoir le Japon impérialiste. La censure est omniprésente et la liberté de création disparaît au profit de textes fournis par les autorités, exploités lors de représentations que les spectateurs doivent écouter en silence, sous peine d’être considérés comme hostile à la patrie en cas de réaction.

planche kamishibai tirée de Shimizu Teamon died at his post
Shimizu Teamon died at his post 1942 (domaine public)

Les maisons d’édition fleurissent et avec elles, les histoires évoquant le passé glorieux du pays et les actions héroïques, souvent sous forme de tragédie, des soldats nippons. Le gouvernement réalise, à juste titre, que ces planches illustrées, moins chères à produire qu’un spot radio ou un film de propagande, touchent facilement le peuple et qu’elles sont plus efficaces que de simples encarts publiés dans les journaux. L’aspect pratique n’est pas négligé, puisque le théâtre de papier est un moyen de sensibiliser les citoyens à certains gestes essentiels, comme le comportement à adopter en cas de raid aérien, comment éteindre un feu ou la fabrication d’un abri anti-bombe.

À cette période, le kamishibai n’est plus réservé aux enfants. Il devient un outil de diffusion de savoir pour toutes les strates de la société, aussi bien en ville que dans les campagnes.

Dans l’après-guerre, le gouvernement et les alliés vainqueurs, particulièrement les Américains présents dans l’archipel, doivent faire face à une recrudescence des performances de rue pour les mêmes raisons ayant mené à sa première éclosion : pauvreté, manque de travail, besoin de se changer les idées après les horreurs récentes. Le nombre de gaitō kamishibaiya grimpe à environ 50 000 dans les années qui suivent la guerre et les thèmes abordés puisent dans l’histoire récente (on verra notamment Golden Bat combattre les Nazis), dans les légendes japonaises (Momotarô), mais aussi dans des genres plus américanisés, comme le western.

Désormais, les héros prônent la paix dans les rues et le kamishibai sert de support éducatif à l’école, avec des récits traitant d’histoire, de morale ou de démocratie. Il est présent dans les salles de classe de l’archipel jusqu’en 1967, avant de peu à peu céder sa place à des ouvrages scolaires illustrés. 

La pratique décline au cours des années 60, avec l’arrivée d’un concurrent de poids : la télévision. Les classes moyennes commencent à acheter ce nouvel appareil, qui, pendant un temps, est appelé Denki Kamishibai, soit le kamishibai électrique. Un cadre de bois, des images qui défilent : on peut tout à fait y voir une évolution du théâtre de papier ! Rapidement, les enfants désertent les rues et le kamishibai est relégué au rang d’art ancien, associé à une période de l’histoire que les Japonais souhaitent laisser derrière eux au plus vite. Certains illustrateurs spécialisés en planches de kamishibai se tournent alors vers un art naissant, le manga, pour mettre leur talent au service des aventures de nouveaux héros pour enfants.

golden bat héro kamishibai
Golden Bat – Photo de NelC sur Flickr (CC BY-NC-ND 2.0)

Le kamishibai au 21e siècle, une discipline toujours vivace ?

Avec l’avènement de la télévision, on aurait pu craindre une disparition totale du kamishibai. Fort heureusement, il n’en est rien, et cet art narratif japonais continue à être utilisé comme outil éducatif. Au Japon, des représentations sont organisées dans les crèches et les maternelles, mais aussi dans les maisons de retraite pour égayer le quotidien des séniors, ainsi que durant certains festivals. 

Toutefois, son expansion se poursuit en dehors des frontières du Japon, où le kamishibai rencontre un franc succès. L’association IKAJA (The International Kamishibai association of Japan) compte plus de 900 membres issus de 30 pays à travers le monde et elle se charge de la diffusion de cet art en proposant des planches illustrées et des supports en diverses langues pour promouvoir la discipline. De nombreux passionnés offrent, de leur côté, des tutoriels permettant de fabriquer son propre théâtre de papier, ses cartes et ses histoires, ce que pourraient séduire les plus curieux d’entre vous.

Les vertus pédagogiques du kamishibai sont toujours louées de nos jours et certains enseignants s’en servent afin de susciter l’intérêt des plus jeunes pour la lecture et la littérature, souvent dans des pays défavorisés où le taux d’illettrisme peut être élevé. C’est également un support intéressant pour éveiller le jeune auditoire à certaines problématiques, grâce à un canal qui leur est accessible et qui a fait ses preuves quand il s’agit de capter l’attention des enfants. D’autres y voient un moyen de diffusion de la culture nippone à l’étranger, en piochant dans les contes japonais pour raconter les histoires et mythes populaires dans l’archipel, comme peuvent le faire les pratiquants de théâtre de marionnettes (bunraku) ou de théâtre d’ombres.

Autant pour ses vertus pédagogiques que pour son importance dans l’histoire du Japon, le kamishibai est un art narratif qui mérite de perdurer. Accessible à tous, il constitue une excellente méthode d’éveil à certaines disciplines, un bel outil pour découvrir le folklore nippon et un spectacle divertissant. Créez votre propre théâtre de papier et laissez-vous emporter par votre imagination !   

Sources :

Mickael Lesage

J’ai découvert le Japon par le biais d’un tome de Dragon Ball il y a fort longtemps et depuis, ce pays n’a jamais quitté mon cœur…ni mon estomac ! Aussi changeant qu’un Tanuki, je m’intéresse au passé, au présent et au futur du Japon et j’essaie, à travers mes articles, de distiller un peu de cette culture admirable.

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