L’Œuf de l’ange de Mamoru Oshii : l’incubation d’un chef d’œuvre
Quarante ans pile après sa première diffusion au Japon, L’Œuf de l’ange est ressorti au cinéma le 3 décembre, dans une fabuleuse version restaurée, et distribuée en France par Eurozoom. L’occasion d’enfin voir, en 4K et en salles, l’un des films les plus fascinants de l’animation japonaise. Un chef-d’œuvre signé Mamoru Oshii, et à découvrir de toute urgence.

Au commencement était l’OVA

En 1985, quand L’Œuf de l’ange sort au Japon, Mamoru Oshii n’est pas encore le réalisateur de Ghost in the Shell. Quant à Yoshitaka Amano, à qui l’on doit la direction artistique du film, même s’il jouit déjà d’une renommée locale Japon, il n’est pas encore l’illustrateur de Final Fantasy. En Occident, Rambo 2 et Retour vers le futur squattent le box-office. Madonna chante Like a Virgin, et le saxo de Careless Whisper est sur toutes les radios. Au Japon, Dr Slump touche à sa fin, et Dragon Ball commence doucement. Un certain Hayao Miyazaki vient tout juste de sortir Nausicaä de la vallée du vent, qui, après l’échec de son premier film, Le Château de Cagliostro, fait enfin de lui un jeune réalisateur prometteur et à suivre. Bref, 1985, vu depuis 2025, c’est une autre époque, presque un autre monde. Internet n’est encore qu’une vague idée, et, pour ce qui est de l’animation, tout passe encore par les magazines. Ce sont eux qui soufflent le chaud et le froid, à commencer par le mensuel Animage dont l’un des éditeurs, Toshio Suzuki est aussi le producteur derrière Nausicaä. Porté par le succès de ce dernier et bien décidés à profiter du boom des OVA [NDLR : abréviation de « Original video animation », soit des animés produits directement pour la sortie en VHS sans passer par le cinéma] lancé par un certain Mamoru Oshii et le succès de son Dallos en 1983, Animage et Suzuki sont à la recherche « d’auteurs » dans la veine de Miyazaki, capable de porter des films, visions et idées originales.
C’est donc dans ce contexte que Suzuki, qui produiraL’Œuf de l’ange, s’intéresse à Mamoru Oshii. Ce dernier vient alors de réaliser deux films pour le cinéma pour la franchise Urusei Yatsura et prévoit une adaptation de Lupin, avec Yoshitaka Amano au chara design. Cette dernière tombe à l’eau, et, des ruines de cet échec nait donc L’Œuf de l’ange, directement sorti en VHS mais pensé pour le cinéma, et qui aura malgré tout le droit a une petite distribution en salle. Sur cette histoire originale qui se nourrit des idées abandonnées avec l’adaptation de Lupin, à commencer par l’idée d’un ange fossilisé, Amano n’est plus uniquement character designer. Il assume la totalité de la direction artistique du projet, et, sous son impulsion, le film qu’Oshii avait imaginé comme une comédie devient celui qui nous parviendra en 2025, taiseux, austère même, mais aussi et surtout terriblement puissant. Une dernière fois, donc. Nous sommes en 1985, le renouveau de la SF en animation n’a pas encore eu lieu. Akira sortira dans trois ans, Ghost in the Shell dans dix ans et Perfect Blue dans douze ans. L’Œuf de l’ange, premier film original de son auteur sort directement en VHS, et, dans ses soixante et onze minutes, quelque chose souffle qui a tout l’air d’être le futur de l’animation.
L’Apocalypse selon Mamoru Oshii

Pour un film jugé cryptique et difficile d’accès, L’Œuf de l’ange est assez simple dans son exposition. Dans un monde en ruines, une fillette anonyme rencontre un jeune homme anonyme. Elle porte un œuf, lui une croix. Les mains bandées du second ne laissent presque aucun doute quant à son identité, et la manière dont Oshii filme la première évoque parfois Marie Madeleine. Quant au monde qu’ils habitent, il est divisé, de ce que l’on en voit, en trois espaces : une grotte, une ville, et, entre les deux, une forêt. Si Oshii ne s’embarrasse pas de détails dans son intrigue ni d’une armée de personnages secondaires, c’est parce qu’il sait que la force de son film est ailleurs. Dans son univers auquel, malgré la ruine, il apporte un soin tout particulier, et dans sa portée symbolique.
L’œuf que porte la fillette – c’est dans le titre – serait celui d’un ange. L’homme, pour sa part, est en quête d’un oiseau, et, pour elle comme pour lui se pose, à demi-mots, la question de la renaissance ou non du monde. Il faut dire que L’Œuf de l’ange emprunte à la Bible, plus précisément, au passage consacré au Déluge, que l’homme cite textuellement. Et, de fait, la dernière partie du film montre bien la submersion du monde sous une pluie incessante. On trouve aussi une arche échouée au sommet d’une colline, ainsi qu’un immense vaisseau-œil – constellé de statues figées dans un geste de prière – et dont l’apparition est accompagnée de sirènes évoquant l’Apocalypse. Si l’imaginaire du film est donc résolument chrétien, L’Œuf de l’ange n’est pas non plus une Bible illustrée. Plutôt, c’est le tableau – et non le récit – de la fin d’un monde. Un monde mourant, spectral, hanté. Un monde qui attend son apocalypse, c’est-à-dire, pour revenir au sens étymologique du mot : que le voile soit levé sur le monde qui le suivra.
Sermon sur la chute de Rome
C’est donc sans surprise qu’Oshii accorde à ces mondes, celui qui touche à sa fin et celui qui vient, toute la place. Ce qui frappe le plus dans cette version restaurée, c’est l’attention toute particulière accordée aux couleurs (que l’on doit à la coloriste Michido Yasuda, cheffe coloriste du Studio Ghibli). Certains paysages, avec leurs ciels écarlates, leurs collines hachurées et leurs villes crénelées évoquent la peinture expressionniste et les paysages de peintres comme Munch. À l’inverse, les scènes urbaines, toutes en tonalités de gris et de bleu, la palette principale du film, évoquent quant à elle les tableaux les plus sombres de Van Gogh, à commencer par La Ronde des prisonniers. De manière générale, L’Œuf de l’ange est un film d’échelle, de cadre, et, surtout, d’ambiance. En plus de ses couleurs, le film multiplie les idées de mise en scène pour faire sentir le gigantisme d’un monde dans lequel ses personnages ne sont souvent que des silhouettes distantes reléguées à une toute petite partie du cadre. Si ces jeux d’échelles et de composition révèlent la virtuosité d’un auteur qui pense chaque plan comme un tableau, ils disent aussi plus que la simple image à l’écran. En filmant sa protagoniste depuis les fenêtres de maisons abandonnées, en multipliant les plongées et contre-plongées pour susciter un sentiment d’inquiétude, en faisant dériver sa caméra depuis des intérieurs obscurs et à travers les rues labyrinthiques d’une ville qui semble mélanger tous les styles architecturaux européens, des clochers gothiques aux immeubles Art Déco, Oshii ne fait pas qu’exposer le monde que la jeune fille traverse. Il invite, aussi, à imaginer ce que cette ville a pu être avant sa ruine. Et c’est l’une des grandes forces de L’Œuf de l’ange. Ses environnements sont toujours riches de questions, d’un temps fossilisé qui affleure à leur surface, à l’image de ces ombres de cœlacanthes glissant sur les murs abandonnés de la ville, traces d’un passé enchâssé dans les traces d’un passé plus vieux encore, et traquées par des pêcheurs désincarnés aux airs de fantômes.

Quarante jours et quarante nuits
Cela tombe bien, ce sont les fossiles qui sont au cœur du film, ces vestiges d’une époque depuis longtemps révolue qui sont partout dans la grotte qu’habite la jeune fille. Comparé aux productions de l’époque, L’Œuf de l’ange comporte à peu près trois fois moins de coupe. Pour le dire autrement, il est trois fois plus lent, et se permet même le luxe d’un plan fixe de plus de deux minutes. Un temps long qui fait écho à celui de la fossilisation, et, plus généralement, de tout ce qui le filme montre. La fillette ainsi, s’est fait une mission de remplir d’eau (symbole de renaissance dans le christianisme comme chez Oshii) des flasques. Des flasques qui, par leur nombre, vraisemblablement infini, suggèrent elles aussi un geste ou une mission qui semble durer depuis une éternité. Au pied des fossiles, entreposées sur les marches d’un escalier en spiral se jetant dans l’obscurité, ces minuscules flasques entretiennent l’idée d’un temps monolithique, qui ne passe plus et s’est lui-même fossilisé. Et le destin du jeune homme n’est pas tellement différent. En quête d’un oiseau qui lui échappe, il a lui aussi perdu toute notion du temps. Du passage de la Bible qu’il raconte, c’est d’ailleurs ce qu’il retient. L’attente éternelle – d’une colombe depuis longtemps oubliée, seul acte qui reste après que tout ait été englouti par le temps. Le temps long du récit qu’il fait emporte tout et contamine jusqu’à sa propre quête, figée dans une durée qu’il échoue à quantifier et qui en dilue le sens. Comme un symbole de cette perte de sens, il est un personnage en contradiction permanente. Un protecteur autant qu’un destructeur. Un avatar du Christ qui est aussi un homme cédant face à la tentation et dont il est difficile de dire s’il désire ou regrette une apocalypse dont il semble être le héraut.
Leurs enfants après eux
Dans tous les cas, la démesure du film, son gigantisme spatial et temporel, lui donne une dimension mythologique, de conte qui, par son foisonnement, invite à la rêverie et à la réflexion, à voir plus loin que son histoire. À l’image du jeune homme qui peut être tout et son contraire, le film déborde de symboles, de couches temporelles, et, surtout, de couches sémantiques. Depuis quarante ans qu’il circule à travers le monde, il a suscité toutes les interprétations. Certain·e·s y voient une fable anti-impérialiste, d’autres une métaphore du potentiel de l’animation. D’autres, encore, y voient le récit de la lutte entre la foi et le scepticisme, ou une première illustration du doute existentiel qui deviendra ensuite la colonne vertébrale du cinéma d’Oshii. Certain·e·s, enfin, se refusent à l’interprétation et voient dans L’Œuf de l’ange une expérience sensorielle portée par des images dont la puissance évocatrice n’aurait pas besoin d’être expliquée.

Ce qui est certain, en tout cas, c’est que si le film échappe aux interprétations figées et croise les motifs sans imposer une lecture, toute son histoire gravite autour de ce qu’il y a ou non à l’intérieur de l’œuf éponyme. Une image centrale adaptée pour un film qui marque la naissance d’un auteur, Mamoru Oshii, dont on ne peut exagérer toute l’importance qu’il aura dans le paysage culturel du 21e siècle. Des sœurs Wachowski (Matrix) à Kentaro Miura (Bersker) en passant par Hidetaka Miyazaki (Dark Souls), le travail d’Oshii a nourri et continue de nourrir la création contemporaine. À ce titre, quarante après, il est difficile de ne pas voir rétrospectivement un présage dans l’une des plus belles scènes du film. Une myriade d’œufs flottants à la surface d’une eau noire. Autant d’enfants que L’Œuf de l’ange, quoi qu’il ait contenu, laisse après lui ; à charge pour eux de continuer à esquisser le monde d’après.
Prophétique de ce que deviendra le cinéma de Mamoru Oshii, L’Œuf de l’ange, alors même qu’il est un premier film original, a des atours d’œuvre-somme et de film-monde, qu’habite une vie qui précède et dépasse l’histoire qu’il raconte. C’est un monument de l’animation japonaise, et, surtout, une œuvre visionnaire qui, en montrant le crépuscule d’un monde, laisse entrevoir ce que sera le futur de l’animation.
