L’Attaque des Titans : dernière interview sur un manga phénomène

Impossible de passer à côté depuis de nombreux mois : l’Attaque des Titans connait une dernière ligne droite phénoménale, tant sur le fond que dans la forme, tant dans le manga que dans ses ventes, tant au Japon… qu’en France ! Après 8 ans de publication en France, et 12 dans l’archipel, il était temps de revenir avec les éditions Pika sur ce blockbuster au scénario (mais pas que !) incroyable et follement prenant.

Rendez-vous pris donc avec Mehdi Benrabah, éditeur Pika depuis 2015, pour une interview passionnante sur cette saga… Titanesque !

 

ISAYAMA, un mangaka déterminé

Medhi Benrabah

Mehdi Benrabah, directeur éditorial de Pika Édition

Bonjour Mehdi et merci de nous accorder de ton temps. Aujourd’hui nous allons donc parler de L’Attaque des Titans, du point de vue de la série mais aussi de l’aventure éditoriale, et de sa fin qui arrive dans un marché du manga qui a pas mal évolué par rapport à celui qu’il était quand la série a commencé.

Pour commencer : ce n’est pas la première fois que l’on se rencontre – cela se passait en 2013 quand tu es passé éditeur chez Kazé, après avoir commencé ta carrière en tant qu’assistant chez Casterman / Sakka en 2008. Mais, depuis fin 2015, tu es éditeur chez Pika Édition. Celà fait un petit bout de temps que tu es en place, même si L’Attaque des Titans était déjà publié depuis l’été 2013 en France, après un lancement en 2009 au Japon.

Voilà, le cadre est posé, passons aux questions !

Tout d’abord… qui est Hajime ISAYAMA, son auteur ? On ne l’a jamais vu en France et on le connaît assez mal. Est-ce que tu l’as déjà rencontré d’ailleurs ? Que retiens-tu de lui si c’est le cas, est ce qu’il y a quelque chose qui le distingue des autres mangaka ?

Mehdi Benrabah : Et bien non, je n’ai pas eu cette méga chance… Tu devines l’emploi du temps d’un mangaka aussi prisé, il y avait peu de probabilité que cela se fasse. Par contre là où j’ai beaucoup de chance ce fut, en 2017, de rencontrer son éditeur chez KODANSHA, son tantô comme on dit, Monsieur KAWAKUBO, qui est vraiment pour moi l’un des artisans de l’ombre de L’Attaque des Titans. Nous avons pu le rencontrer lors d’une visite dans les locaux du Bessatsu Shônen Magazine, le magazine où était prépublié L’Attaque des Titans, et nous avons pu nous entretenir un petit peu avec lui… pas très longtemps, mais quand même assez pour échanger avec le rédacteur en chef du magazine et Monsieur KAWAKUBO.

Et vous avez parlé de la série je suppose, de ISAYAMA peut-être ?

Nous avons parlé de pas mal de choses, évidemment de L’Attaque des Titans mais pas que, car nous avons aussi discuté de la ligne éditoriale du magazine. En fait, c’est vrai que c’est un titre qui a porté le Bessatsu, mais quand tu te trouves dans la rédaction de ce magazine, tu te dois aussi de “respecter” tous les autres artistes qui participent à la création de cette ligne éditoriale, et il aurait été malpoli de ne parler que de ISAYAMA et des Titans.

Mais, tout de même, ce que je retiens de notre conversation sur les Titans, c’est que Monsieur KAWAKUBO a très vite décelé, dès les débuts de la série, que cela pouvait être un méga-hit. Il y a cru tout de suite.

Il a senti que c’est quelque chose qui allait se démarquer du reste de la production. Il y avait une approche très particulière et, même s’il ne se doutait pas que cela deviendrait le phénomène que c’est devenu, il a senti que ça allait être une série marquante.

Il avait du nez !

C’est le moins que l’on puisse dire. C’est un peu un des Golden boy de chez cet éditeur parce ce qu’il touche devient de l’or, il est aussi dans les coulisses de Fragments d’elles, de The Quintessential Quintuplets ou de Sentai Daishikkaku par exemple (même si ça n’enlève rien au talent des mangakas respectifs, évidemment). C’est le genre d’éditeur qui sait donner le bon conseil au bon moment, qui a le bon recul.

Hajime ISAYAMAAlors, puisque vous n’avez pas parlé d’ISAYAMA à proprement parler, je te le demande à toi, son éditeur français : qu’est-ce qui le différencie des autres mangas, selon toi ?

Je pense que ce qu’il y a de plus intéressant et différenciant chez cet auteur, c’est qu’il ne fait pas de concession. Sur les Titans, il avait son projet en tête, il l’a menée comme il l’entendait jusqu’au bout.

Ce qu’il y a, c’est que le manga est une industrie ; il y a un certain cahier des charges à respecter, des cases à cocher, surtout quand tu es intégré dans un magazine de prépublication. C’est important d’être dans la ligne éditoriale de ce dernier. Bien sûr tu as ta touche en tant qu’auteur, mais il y a quand même des thématiques fortes, des graphismes un peu identifiés… Pour donner au public ce qu’il attend quand il achète le magazine, c’est quand même ça l’approche à la base. Pourtant, ISAYAMA a réussi à faire ce qu’il voulait, de A à Z.

Je pense qu’il a eu la chance, tout de même, de lancer sa série dans un magazine qui démarrait, où L’Attaque des Titans est devenu ensuite un fer de lance. Mais, au départ, la nouveauté du magazine joue dans le fait qu’il a été pris, en plus des qualités du titre évidemment. Le magazine avait besoin d’un titre de dark fantasy, et c’est L’Attaque des Titans qui a été choisi. Donc, quelque part, il a pu partir d’une page blanche dans ce magazine là.

Mais il y a une anecdote assez connue qui illustre un peu le fait qu’il a fait les choses comme il l’entend… Sur le projet des Titans, le storyboard qu’il a présenté pour convaincre le comité du magazine n’était pas, en fait, le vrai storyboard, mais quelque chose qui correspond aux chapitres 3 et 4… Mais il l’a présenté comme étant le début de sa série. Le storyboard qu’il a soumis et qui a été accepté in fine, ce n’est pas le storyboard qui est paru dans le magazine, et le changement s’est fait au dernier moment. Il a mis son tantô dans l’embarras en lui disant, en gros : “Tu vois le storyboard que j’ai fait valider ? Bah finalement, je vais partir sur un autre complètement différent.

Ah carrément !

En fait son intention c’était évidemment d’être accepté par le comité. Mais il savait que s’il présentait son vrai storyboard avec les vrais premiers chapitres, cela risquait de ne pas passer et il a décidé de présenter une autre approche, qui allait plus facilement séduire. Mais lui, dans sa tête, ce n’est pas comme ça qu’il voulait commencer L’Attaque des Titans. Voilà, ça montre aussi qu’il sait où il mettait les pieds.

C’est… couillu !

C’est complètement couillu, carrément, pour un mangaka qui débute dans une maison d’édition prestigieuse comme la KODANSHA… personne ne fait ça, en tout cas pas à ma connaissance ! Il faut avoir un certain statut avant de se permettre ce genre de liberté et du coup cette anecdote illustre bien sa détermination.

D’ailleurs dans l’édition collector du tome 34 on va proposer un livret qui fera 100 pages avec le storyboard de ces 2 chapitres qui ont été soumis à l’approbation en comité et qui, in fine, n’ont pas été ceux qui ont lancé la série.

Bessatsu Shônen Titans

Bessatsu Shônen Magazine

KAWAKUBO a dû transpirer à grosse goutte sur ce coup-là, tout de même…

C’est ça. Il s’est retrouvé complètement en porte-à-faux parce qu’il devait rendre des comptes au comité. Il fait partie de la rédaction et en même temps, il veut défendre son auteur. Mais il se trouve qu’ils étaient tous les deux un peu liés : monsieur KAWAKUBO n’avait pas trop d’expérience, lui et ISAYAMA débutaient un peu ensemble. Donc il faut aussi saluer la confiance de la rédaction du magazine à l’époque… Ils ont fait confiance à ces 2 jeunes, ils ont cru en ce futur.

Enfin il y a aussi une autre anecdote sur ISAYAMA, qui raconte qu’il a caché à ses parents qu’il faisait des études de mangaka. Pour ses parents, il avait intégré une école de design en vue de faire, je crois, du design industriel comme son père, ce genre de choses un peu convenues. En réalité, il était en train d’étudier le métier de mangaka et ils ne l’ont su que très tard.

Bien évidemment ISAYAMA c’est aussi beaucoup de talent, et une approche différente du manga, mais ce que je retiens, c’est cette détermination. En plus, quand tu le vois, quand tu l’entends s’exprimer, ce n’est pas quelque chose que tu décèles facilement. Sauf que dans les faits, il sait très bien ce qu’il veut.

C’est intéressant parce qu’il sait ce qu’il veut mais tout en comprenant très bien le monde qui l’entoure et ce que les autres veulent et attendent de lui. Et il fait la différence entre les deux et sait comment naviguer entre les deux, ce qui est difficile.

Voilà exactement, et tu as raison de le préciser, parce que ce ne sont pas des lubies d’artistes, ce n’est pas juste le gars qui dit : “non mais vous n’y connaissez rien, laissez-moi faire.” C’est juste qu’il a une approche, et qu’en même temps il sait écouter et remettre en question son travail. Par exemple, l’anime de L’Attaque des Titans et notamment le travail des doubleurs sur certains personnages ont influencé le travail de ISAYAMA. L’acteur qui doublait les paroles d’Eren l’a beaucoup inspiré pour la suite du développement de son personnage principal. Et ça, il le reconnaît en interview, il le dit très volontiers, “l’anime m’a aidé dans la réalisation des personnages”.

Il peut hésiter sur certaines choses mais il n’en reste pas moins déterminé, il est très sincère avec ses émotions et il s’en sert pour être le meilleur dans son travail. Son succès sur cette série n’a rien d’un hasard.

L’Attaque des Titans : des origines au succès

L’Attaque des Titans maintenant. Que sait-on de la genèse et des sources d’inspirations de cette série ?

Alors, il y en a pas mal. Il y a des séries, notamment des jeux vidéo qui ont inspiré l’univers des Titans. Notamment un jeu PS One, Muv Luv Alternative qui a aussi fait l’objet d’une adaptation animée. Dans ce dernier des aliens prennent le dessus sur les humains, c’est un vrai carnage, et c’est assez… sans espoir. On se demande comment les humains vont bien pouvoir l’emporter… Il y a beaucoup de violence dans la façon dont ces extraterrestres s’y prennent pour dépecer l’humanité. Ce sont des visions qui ont marqué ISAYAMA.

C’est une source qu’il cite souvent, mais pour le reste, évidemment, il y a des mangas en tout genre. Je sais qu’il y Arms de Ryôji MINAGAWA, qui était un peu le manga qui lui a donné envie de se lancer dans sa carrière de mangaka. Il y a d’autres sources qu’il cite bien volontiers mais ce qui est intéressant c’est qu’il voulait faire aussi quelque chose qui ne ressemble à rien de connu.

L'attaque des Titans ExtraitLe design des Titans par exemple, que je trouve vraiment fascinant : il n’a pas tenu à puiser dans des sources mythologiques, dans des légendes, dans un folklore connu des lecteurs. C’était vraiment une volonté de sa part de de proposer un creature design malaisant qui inspire une peur, un sentiment d’étrangeté qui va perdurer chez le lecteur. Pour créer ces espèces d’humanoïdes anthropophages au design bien chelou, il s’est inspiré de magazines photos avec des portraits, tout simplement en les feuilletant, comme ça. Quand une expression lui parlait, le marquait un peu, il se basait dessus pour en faire des Titans.

Pareil pour ce qui est du Colossal avec tous ses muscles très exposés, avec ce côté très chair humaine, il s’est basé sur un logiciel qui sert à dessiner les morphologies humaines. Ce logiciel met en scène des silhouettes sans peau, avec les muscles saillants, et il s’en est inspiré pour le Colossal.

Avec ces différentes inspirations ils voulaient créer un creature design à part, qui ne venait pas d’une autre œuvre ou d’une autre légende. Il voulait créer un univers avec des monstres dont on ne connaît pas l’origine dans un monde post-apocalyptique. Il avait envie de mettre en scène une humanité vraiment acculée, d’où tout le côté enfermé derrière les murs, avec cette humanité cloîtrée. Sur ce point il s’est un peu rendu compte que ce qui l’avait beaucoup inspiré c’était aussi, simplement, la région dont il est originaire, Ôyama, dans la préfecture d’Oita, au Japon, qui est très isolée, et entourée de montagnes.

Passons à son arrivée en France en 2013 (après des débuts en 2009 au Japon, pour rappel). Tu étais chez Kazé quand il est arrivé. Mais, avant même son arrivée en France, est-ce que la série fonctionnait déjà bien au Japon, avant l’animé ?

Oui le succès est arrivé quand même assez vite au Japon. Pour ma part, de chez Kazé, j’en entends surtout parler à partir du moment où la série gagne des prix au Japon, parmi lesquels le fameux Kono Manga Sugoi, une référence en la matière. C’est plus à partir de là que je remarque que ça n’a rien de commun avec ce qui se faisait à l’époque et que l’on est en droit de se demander si ça peut marcher en France, car les succès au Japon ne sont pas nécessairement des hits dans notre hexagone, et que ce titre là est clairement atypique.

Heureusement l’anime est passé par là, au mois d’avril 2013…

C’était effectivement un animé ambitieux qui a très vite mis le manga en valeur. Nombreux sont les mangas à être adaptés en anime, mais tous ne se valent pas niveau qualité. Parfois les animes sont avant tout des produits dérivés qui sont là pour aider à booster les ventes du manga papier et digital. Mais là, vraiment, c’était le projet d’avoir un anime qui allait se réapproprier un peu l’univers pour le transformer.

Ce n’est plus seulement un produit dérivé là, ça devient une œuvre à part entière

Exact, et c’est devenu la porte d’entrée de beaucoup de futurs lecteurs du manga. Parce que moi-même, depuis Kazé, j’avais lu quelques chapitres sans pour autant me plonger dedans. Mais l’anime est arrivé en simulcast, et Wakanim a eu la bonne idée de proposer gratuitement les épisodes pendant un temps donné. Ça a été déterminant pour l’exposition du titre.

C’est aussi à ce moment-là que Pika Édition a su bien jouer le coup. Vu le challenge que le titre représentait en tant que manga, vraiment à rebours de tout ce qui pouvait se faire, ils ont attendu que l’anime soit diffusé et qu’il fasse le buzz avant de commencer leur publication. Cet anime est arrivé en avril et le manga est sorti en juin. C’était bien joué parce que, forcément, le public dont je faisais partie a surtout découvert et apprécié les Titans à travers l’anime. Donc quand le manga est sorti, l’anime était déjà dans toutes les têtes.

Le manga avait les qualités pour fonctionner tout seul, comme ça a été le cas au Japon mais, en France, ça a été un plus pour que, dès le départ, cela fonctionne bien. Ensuite ce qui a été encore plus déterminant, c’est le long break entre les deux saisons 1 et 2 de l’anime. La première raison était qu’il y avait une certaine exigence de qualité dans la production de l’anime, mais avec 4 ans entre les deux saisons, les gens qui avaient vu l’anime voulaient la suite et n’avaient d’autre choix que de lire le manga. Et ça, ça a été un vrai levier pour le lancement réussi de la série.

Continuons notre histoire… Deux ans plus tard, en 2015, tu arrives en tant qu’éditeur chez Pika. Que représentait la série en interne, comment on te l’a présentée ?

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Couverture de Birth of Livaï tome 1 © Pika Édition

On est fin 2015, puisque j’arrive en octobre, à un moment où la série est encore publiée à un rythme soutenu en France, un opus tous les 2 mois de souvenir, et nous en sommes autour du tome 15. La série, elle, est bien installée. Quand j’arrive c’est le seinen numéro un du catalogue, mais c’est aussi le seinen numéro un sur le marché. Le marché du manga redémarrait assez fort, de nouveaux hits arrivaient et lui permettaient de se renouveler. Au milieu de ce marché Pika Édition a de beaux faits d’armes avec Fairy Tail, Seven Deadly Sins, Love Mission, et conforte sa crédibilité en seinen donc, avec L’Attaque des Titans.

Sur les Titans, il y a eu pas mal de choses de faites : il fallait développer la saga autour des spin-off comme Birth of Livai ou Before the fall… et 2015 c’était aussi le lancement de l’édition colossale, le mois de mon arrivée.

Une initiative assez bien vue que cette édition…

En effet, à ce moment-là, l’édition colossale est vraiment intéressante. Elle nous vient des États Unis. KODANSHA US proposait cette édition en énorme omnibus de six tomes…

Six !!!

Oui, ils adorent ces gros pavés là bas. En France c’était beaucoup trop, et Pika Édition les a regroupés par 3 tomes et a donc publié ce format en parallèle, alors que la série était encore en cours là où, habituellement, ces éditions un peu Deluxe arrivent après la fin de la série, ou pour du manga patrimonial.

L'attaque des Titans édition colossaleMais ce grand format, avec en plus une couverture d’un artiste américain de comics, Phil Balsman, avait pour volonté d’aller chercher un autre public, plus friand de roman graphique ou même de Comics – nous sommes à une époque où le comics de The Walking Dead marche très bien. C’est une façon de dire : “voilà, c’est du manga mais regardez, voilà une nouvelle édition qui va vous permettre de l’apprécier davantage.

Et donc j’arrive à ce moment-là, avec des choses très intéressantes à faire sur cette série. Par exemple, pour l’édition Colossale qui regroupe 3 tomes au lieu de 6, il a fallu demander à l’artiste américain plus de couvertures, etc. L’autre défi était que la parution française avait rattrapé le Japon et que nous devions passer progressivement de 6 tomes par an à 3. Donc ma mission était de faire de chaque nouveau tome des Titans un événement.

Nous avons essayé de faire ça intelligemment pour ne pas non plus gaver les lecteurs, mais nous avons pu proposer plusieurs éditions limitées avec des jaquettes réversibles et puis surtout des goodies : du marque-page, en passant par les cartes postales, les sous-verres, les mini-calendriers… c’était important de créer l’événement en magasin, sans que ce soit vraiment facile d’ailleurs, car il y avait assez peu de visuel couleurs des Titans.

Donc nous avons dû être assez inventifs, mais nous avons eu le soutien des éditeurs japonais, donc nous avons pu faire pas mal de choses : l’édition colossale, les spin-off, les éditions limitées, des agendas scolaires aussi. Tout ça, ça a été un travail en parallèle pour alimenter le Buzz autour de la série.

Les qualités de l’Attaque des Titans

Parfaite transition pour ma prochaine question… Entre les deux saisons de l’anime il s’est donc passé quatre années. Vous avez fait le maximum pour faire vivre la série, mais si son succès a su durer, sans le soutien d’un nouvel anime, c’est aussi par ses qualités propres. Justement, selon toi, quelles sont les qualités de L’Attaque des Titans ?

Clairement il y a la qualité du scénario, des rebondissements et des révélations, le traitement des personnages… Tout ça est extrêmement bien maîtrisé par ISAYAMA. C’est surtout ça, en fait, qui permet à la série de briller autant et de capter durablement les fans, car si les ventes s’érodent naturellement d’un tome à l’autre, c’est assez peu comparé aux autres séries du genre. Les lecteurs sont toujours au rendez-vous car ISAYAMA sait les surprendre… Franchement parfois, on finit sur le cul !

Forcément il y a aussi des passages un peu plus calmes mais le fil rouge est tellement dense, riche et saisissant, que ça captive assez unanimement les lecteurs. D’ailleurs il suffit de voir le nombre de débats qu’il peut y avoir autours des éléments du scénario de la série, c’est aussi la preuve qu’il ne laisse pas indifférent.

Et comme ce scénario est prenant, quand nous avons voulu mettre en place du simulpub en mars 2015, la première série a été L’Attaque des Titans. Le but global était de proposer une offre légale au chapitre, mais c’était aussi parfait pour cette série, publiée mensuellement au Japon, avec des cliffhangers de fou, des nœuds scénaristiques incroyables… je compare souvent ce manga aux séries télé : quand on finit un épisode palpitant, on veut savoir la suite, VRAIMENT ! En attendant le tome relié, cela permettait aux lecteurs d’être au moins en phase avec le Japon. Cela valait vraiment le coup, vu la qualité du scénario.

Je pense que la qualité du scénario de L’Attaque des Titans fait que c’est aussi une série qui devrait pouvoir durer après sa fin, devenir un classique. Comme en plus le graphisme est un peu à part (on en reparlera de ça, d’ailleurs), qu’il se dédouane des codes du manga, la série pourra toujours aussi bien se lire dans 15 ans vu la qualité de son récit. Comme un bon roman, dont on se moque un peu de la date de publication initiale.

D’ailleurs, au bout de 8 ans de publication en France, est-ce que vous recrutez toujours de nouveaux lecteurs ?

Titans promoOui, énormément. Rien qu’en 2021, nous recrutons 5 000 nouveaux lecteurs par semaine. Le tome 1 se vend vraiment très bien. En plus, nous avons fait en sorte d’avoir des opérations commerciales avec des packs découvertes, avec les tomes 1 & 2 pour le prix d’un.

Mais ce qui recrute aussi énormément, je pense, c’est l’approche de son climax, de la fin de la série. Elle s’est terminée en avril au Japon, et il y a eu un retentissement incroyable. Je pense que ça a donné envie à beaucoup de personnes, qui ne connaissaient la série que de nom, de s’y mettre.

Beaucoup attendent souvent la fin d’une série pour la lire, ou la mettent en pause parce qu’ils ont X tomes de retard. Donc avec l’approche de la fin, la nouvelle saison de l’anime qui était annoncée et qui a été diffusée en plus sur des plateformes de streaming comme Netflix ou Wakanim, le fait que les gens parlent beaucoup de cette fin… tout ça a beaucoup entretenu l’envie.

Et comme tu le dis, c’est vrai que cette série est un futur classique. On va la garder sur notre étagère. Il y a vraiment pour moi, un avant et un après L’Attaque des Titans. C’est une série que l’on peut lire et relire. En fait, en ce qui me concerne, c’est l’une des premières fois où j’ai lu et relu un tome parce que je m’étais pris à ce point une claque.

Bien évidemment, en tant qu’éditeur, je lisais la série au fur et à mesure de la parution et je l’ai relu intégralement ne serait-ce que pour bien en parler. Mais quand je suis tombé sur le tome 31…Je l’ai relu plusieurs fois parce qu’il était tellement important ! C’est tellement un tome charnière qu’une ou deux lectures n’avaient pas suffi. Il y a tellement de couches, d’épaisseur dans le scénario…

Je pense qu’avant de lire le dernier tome, je n’y couperai pas non plus, et que je reprendrai quelques tomes en arrière pour pleinement profiter de la fin…Voir tout au début.

Honnêtement, je pense que c’est aussi cette complexité et cette densité qui entretiennent le succès de la série. Tu as envie de la relire pour pouvoir tout remettre dans la bonne perspective et parce que l’auteur sait parfaitement glisser des détails auxquels on n’a pas nécessairement prêté attention… Mais ils prennent une autre dimension une fois que l’on connaît l’histoire. Voilà aussi ce qui a accroché les lecteurs, et qui explique le peu d’érosion d’un tome à l’autre, et a permis de re-capter un public à partir du moment où le Buzz de la fin a éclaté.

Je reviens sur un point évoqué plus haut, le graphisme. Je vais être un peu provocateur, mais qu’est-ce que tu répondais, ou qu’est-ce que tu réponds aujourd’hui à ceux qui trouvaient que “L’Attaque des Titans ? Mais c’est moche ce truc !!” (Rires)

C’est vrai que ça a de quoi dérouter quand on lit du manga, parce que ça ne ressemble en rien aux codes graphiques. Mais plutôt que de dire que ça manque de maîtrise, je répondrai que c’est un style. D’ailleurs, ISAYAMA est conscient, dès le départ, de l’étrangeté de son trait. Pour autant c’est aussi ça qui, et il le savait, va lui permettre de ne pas faire comme tout le monde. Et du coup, c’est vrai, tu le distingues.

Bon, par la suite il a aussi reconnu qu’avec le succès, il était mieux vendu que certains mangaka qui dessinaient vraiment très bien, donc il se sentait un peu honteux et il a pris conscience des faiblesses de son style. Mais, là, on parle des premiers tomes surtout car par la suite son style monte en puissance et son graphisme ne pose plus tellement de problème. Le trait s’affine et devient vraiment solide, assez vite dans la série.

L'attaque des Titans Extrait

Et puis, une fois que l’on a mis le doigt dans l’engrenage du scénario, on n’y prête plus attention. Je compare souvent ce visuel avec celui des titres d’Osamu TEZUKA. C’est un style qui est daté, mais la puissance du scénario fait que l’on oublie et que l’on finit même par y trouver son charme et son intérêt. C’est un style assez rond, naïf par moment, au service de thèmes parfois très durs. Pour L’Attaque des Titans, idem, on occulte le graphisme dès lors que l’on plonge dans le scénario et c’est un graphisme particulièrement bien au service de son propos.

Je parlais du creature design et je reviens sur ce titan malaisant qui vous marque dès le début et que vous n’oublierez pas. Son style graphique, finalement, est le meilleur pour procurer cette sensation unique.

Les émotions extrêmes aussi, les hurlements… C’est vrai que son style singularise la série et pas forcément en mal, qu’il est au service de la série et qu’il le fait bien.

Finalement, son style graphique est vraiment idéal pour incarner toutes ces émotions. Et pour revenir à ta question, j’ajouterai que son graphisme est des plus efficaces sur les phases d’action. Parce que l’on parle beaucoup du scénario mais pas assez des combats de L’Attaque des Titans. L’action, il la maîtrise quand même vraiment bien et son style apporte énormément de dynamisme aux affrontements.

Titans tome 11En effet, l’arrivée du cuirassé m’a marqué, je me souviens de cette couverture du tome 11 et du combat contre Eren, c’était vraiment très réussi, avec beaucoup de puissance et une excellente chorégraphie… Je me suis dit “ah oui, ça a de la gueule quand même !

C’est exactement ça et c’est pour moi aussi un des ingrédients du succès. On a souvent des œuvres qui se démarquent sur un tableau comme le scénario, la mise en scène, les personnages… Mais côté action, c’est un peu faible. ISAYAMA est capable de jouer sur plein de tableaux différents, avec un scénario très bien ficelé et en plus des phases d’action hyper maîtrisées.

Moi, ça me parle d’autant plus que je suis passionné de Free Fight et de mix-martial arts, et que c’est aussi le cas de ISAYAMA, qui est très client des compétitions UFC. Il s’en inspire pour ses chorégraphies. Parmi les combats entre Eren et le Cuirassé – il y en a deux – le second des tomes 18-19 est l’un des plus marquants parce qu’ils se battent vraiment comme des athlètes de Free Fight avec des coups très précis.

Nous sommes dans un manga de fantasy avec quelque chose de complètement imaginaire et, pourtant, les combats, ISAYAMA a toujours tenu à en faire quelque chose de très réaliste, avec des vrais coups portés, des vraies phases de combat, et ça aussi, c’est très bien maîtrisé. Ça a contribué au succès.

L’univers, le scénario, les personnages, les combats…Est-ce qu’il a un défaut, ce titre finalement ?

C’est une série qui a pu s’illustrer dans plusieurs domaines, c’est vrai. On peut lui trouver un défaut, mais là ça sera propre au goût de chacun. Peut-être que des révélations, ou comment elles sont amenées, en auront peut-être déçu mais pour prendre l’exemple de la fin, on peut dire en tout cas qu’elle n’aura laissé personne indifférent. Je pense que l’on peut dire, en tout cas, que la série aura apporté un certain renouveau au manga, et personnellement c’est une grande fierté d’avoir été son éditeur, même si je ne suis arrivé qu’au tome 15. C’est et ça restera une série marquante dans mon parcours d’éditeur.

Et en tant que lecteur, est-ce que tu as un tome ou un passage de la série qui t’a particulièrement marqué ?

Alors ils sont nombreux. Je te parlais du volume 31 tout à l’heure, du second combat entre le Cuirassé et Eren… J’ajouterai que mon primordial préféré, c’est le Titan marteau et que le moment où il apparaît dans le tome 25,26… Je n’en dirais pas plus mais c’est là aussi un de mes moments préférés. Il m’a mis une bonne claque.

Attaque des titans - page titre - chapitre 75

Page intercalaire du 75e chapitre

L’Attaque des Titans : le succès, et après…

On s’approche de la fin de notre chronologie… Depuis quelque mois, à chaque point presse, Clarisse (Clarisse Langlet, responsable presse chez Pika Édition) me parle de la « Folie des Titans ». Tu l’évoquais un peu plus haut mais est-ce que tu peux nous expliquer plus en détail ce qui s’est passé autour des Titans depuis un an ?

C’est vraiment ce que l’on appelle la montée en puissance du climax, plus que la publication du dernier chapitre à proprement parler. Tout a commencé à s’emballer vers la fin 2020, ou disons plutôt à partir de la fin de l’été – début de l’automne. L’auteur s’est mis à communiquer de plus en plus sur la fin imminente du titre, à chaque nouveau chapitre, chaque mois dans le mensuel du Bessatsu : “j’en suis à tant de % du scénario” ; “La fin arrive”; “plus que quelques chapitres” et, du coup, à chaque chapitre, à chaque nouvelle révélation, à chaque pas… les gens se sont mis à discuter, à en débattre, mais il restait tout autant de révélations et à chacune la tension est montée d’un cran, ce qui nourrissait d’autant plus les spéculations sur la fin.

De plus, en mars 2020, nous avons eu le confinement. Mais, pour les auteurs de mangas, il a parfois été une opportunité. Beaucoup de nos séries en ont profité, et en tête L’Attaque des Titans. Le climax venait d’être annoncé et c’était donc le moment idéal pour s’y mettre, que ce soit à l’anime ou au manga. Comme la production s’était arrêtée et qu’il n’y avait plus de nouveauté, les gens ont pu se lancer sur la série papier ou regarder l’anime qui lui était disponible sur les plateformes de streaming. Quand on a pu à nouveau se procurer des livres, L’Attaque des Titans a été parmi les séries les plus demandées, et c’est ainsi que ça a commencé.

Puis, en avril 2021 la série s’est achevée au Japon et c’est encore monté d’un cran. Nous avons d’ailleurs constaté beaucoup d’attention des grands médias en France, notamment avec la nouvelle saison de l’anime, et tout ça a été vraiment très bien orchestré à chaque fois par les Japonais. Toute proportion gardée, c’est un peu comme un Game of Thrones : on n’a jamais autant parlé de Game of Thrones que lors de la dernière saison de la série. C’est vraiment cette montée en puissance très bien orchestrée, à tous les niveaux, à qui l’on doit cette envolée des ventes.

Pour contextualiser un peu ces ventes, est-ce que tout a marché après la sortie du confinement ou est-ce que les Titans sont plus un cas à part, pour les raisons que tu viens de citer ?

En fait, les nouvelles séries que nous avons lancé sur le marché à cette période, contrairement à d’habitude, sont peut-être celles qui ont été le plus pénalisées… Parce que les gens ne les connaissaient pas où n’en avaient pas entendu parler, c’était aussi plus dur de se faire une idée parce que les magasins étaient fermés. C’était peut être plus complexe.

Par contre, effectivement, nous avons constaté une appétence des lecteurs lorsque nous sommes sortis du confinement, pour rattraper leur retard et aussi se tourner vers des valeurs sûres, où des séries qui faisaient le buzz.

On a parlé du passé, du présent, tournons-nous pour finir vers le futur… Après une telle œuvre, comment imaginer le futur pour ISAYAMA ? Là je suppose qu’il prend des vacances bien méritées, non ? Mais après ?

Écoute, comme tu le dis, je pense qu’il souffle enfin ! (Rires) Il faut dire que cette fin, cela n’a pas été simple non plus. Il savait où il voulait aller mais aussi ce que l’on attendait de lui, à savoir que la forme devrait plaire au plus grand nombre. Avec l’avènement des réseaux sociaux, Twitter et autres, tout le monde donne son avis, bon ou mauvais d’ailleurs, dans l’immédiateté et pas toujours avec objectivité. Et du coup je pense que ça a été compliqué pour lui parce qu’il voulait être bon jusqu’au bout, qu’il savait l’attente qu’il générait – et il l’alimentait, comme nous l’avons évoqué plus haut. Donc il ne voulait pas se planter. Et là, vraiment, je pense qu’il a fait le job.

Entre la prépublication et le tome 34 relié, il est d’ailleurs revenu sur quelques petits détails et il a pris son temps pour le peaufiner jusqu’au bout. Dans le tome 34, il y aura des pages inédites par rapport à ce qui a été prépublié donc je pense que cela montre à quel point il a été investi et que ça été intense jusqu’au bout. Donc voilà, il a mérité de se reposer un peu.

 Titans tome 34  Titans tome 34 limitée 

Pour l’avenir… On ne sait pas grand chose à l’heure actuelle. Il va y avoir encore des choses autour des Titans, je fais confiance aux éditeurs japonais pour ça.

En fait, clairement, il vient de finir le manga d’une vie. Je veux dire, il pourrait s’arrêter là, ce serait frustrant mais on pourrait le comprendre. Car c’est toujours très difficile de rebondir derrière, après un tel succès. Quelques-uns s’en sortent assez bien, comme Takehiko INOUE par exemple, mais ils sont rares et beaucoup d’auteurs sont assez critiqués sur l’œuvre qu’ils sortent après ce succès. Il y a des échecs commerciaux au Japon comme KISHIMOTO avec Samurai 8. Je ne dis pas que c’est à raison, car le public est toujours très dur dans ce cas de figure… Mais voilà, il va faire face à un moment compliqué, non ?

C’est vrai qu’il faudra être dans sa tête pour savoir comment il envisage la suite… Je ne sais pas comment il vit la chose. Toujours est-il que ce n’est quand même que sa première série. Elle a eu une telle envergure que, en effet, on se demande comment il va vivre la suite, comment son travail sera accueilli.

Je pense ça peut faire éventuellement la boucle avec ce que l’on disait au tout début là de de notre entretien : ISAYAMA a toujours vraiment su ce qu’il voulait, dès le début de sa carrière, et a bien montré à quel point il n’a pas fait de concession pour proposer L’Attaque des Titans comme il entendait. Puis il a donné le meilleur de lui pour améliorer la série, avec l’anime notamment. Du coup j’ai envie de lui faire confiance et de dire que, moi, je souhaite vraiment qu’il revienne, même si c’est pas avec une série qui aura l’envergure des Titans.

J’ai envie de lui faire confiance, qu’il nous emmène encore dans son univers, que ce soit pour carrément autre chose ou dans quelque chose avec des similitudes peu importe. Que sa carrière se résume à cette seule série, même si comme tu dis ça peut être la série d’une vie, ce serait vraiment trop dommage. En tant que lecteur, j’ai vraiment envie de voir où cette créativité tellement à part pourrait encore nous emmener. Ce sera forcément intéressant.

On parlait de sa capacité à comprendre ce qu’on attend de lui et quand même aller là où il veut…Ce passage d’une série à l’autre nous permettra de voir comment il gère ça à la sauce ISAYAMA.

Il va négocier ce passage comme un chef, j’en suis certain. J’ajouterai que, en plus de lui faire confiance, j’ai aussi envie de faire confiance à l’intelligence des lecteurs. Je pense que c’est un auteur qui mérite toute l’indulgence du monde après ce monument qu’il nous a proposé.

On ne manquera pas de ressortir cette interview quand son nouveau titre arrivera chez nous, pour rappeler au lecteur de garder l’esprit ouvert…

…Et de le lire avec bienveillance.

Exactement ! Merci à toi pour ton temps, et longue vie à L’Attaque des Titans !

Retrouvez le tome 34 aujourd’hui en librairie et toutes les informations sur la série sur le site de Pika Édition ou sur leurs réseaux sociaux Facebook, Instagram et Twitter.

Remerciement à Mehdi Benrabah pour son temps et sa bonne humeur, mais aussi à Clarisse Langlet pour la mise en place de cette interview !

Paul OZOUF

Rédacteur en chef de Journal du Japon depuis fin 2012 et fondateur de Paoru.fr, je m'intéresse au Japon depuis toujours et en plus de deux décennies je suis très loin d'en avoir fait le tour, bien au contraire. Avec la passion pour ce pays, sa culture mais aussi pour l'exercice journalistique en bandoulière, je continue mon chemin... Qui est aussi une aventure humaine avec la plus chouette des équipes !

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