[Gastronomie] Le Japon de Philippe Aubron

Riquewihr est un village viticole et touristique réputé sur la route des vins en Alsace. C’est ici que Philippe Aubron s’est installé il y a quelques années en ouvrant son restaurant Le Trotthus. Il est un chef cuisinier « atypique » dirons-nous, car au pays de la choucroute et des produits de terroirs renommés, il propose une cuisine japonaise délicate et savoureuse. C’est qu’il a de l’expérience Monsieur Aubron, ses années passées au Japon y sont certainement pour quelque chose.

Philippe Aubron nous a accueillis dans son restaurant pendant ses congés du mois de janvier 2022 : il fait frais dans la maison alsacienne typique (ancien pressoir à vin), un café et un chauffage d’appoint nous apportent le réconfort nécessaire.

L'art de la cuisine par Philippe Aubron

Philippe Aubron en cuisine

Journal du Japon : Avant d’évoquer votre carrière de chef au Japon, il faut préciser que vous êtes d’origine bretonne, issu d’une famille de bouchers et maquignons sur 5 générations. Au lieu de poursuivre la tradition familiale, vous faites des études de cuisine, pourquoi ?

Philippe Aubron : C’est du fait de mon père (rire). Comme j’étais un bon à rien à l’école, il m’a dit de choisir entre l’armée et la cuisine. J’ai pris la cuisine et ça m’a intéressé. Il est difficile à 17 ans de découvrir sa passion mais j’y ai trouvé de l’intérêt. Quand j’ai fini mon école à Saint-Nazaire, mon père m’a trouvé une place dans un restaurant de Morzine en Haute-Savoie : le Gargantua. J’ai cuisiné de nombreux plats, on faisait notamment de la choucroute. On organisait souvent des fêtes et des soirées avec les stars de l’époque, Dick Rivers, les Charlots, etc. Pour une soirée « mandarine impériale », le chef Paul Bocuse était annoncé, mais au final c’est le chef Roger Vergé qui est venu. Je me souviens, on avait préparé à l’avance des paquets de crêpes ! Le lendemain, M. Vergé est venu déjeuner et a commandé un tartare de bœuf. C’est moi qui ai préparé le plat. À la fin du repas, il m’a fait appeler, m’a félicité pour le plat et m’a donné une enveloppe. Je croyais que c’était de l’argent que j’allais pouvoir dépenser en discothèque : en réalité, c’était un « bon pour trois semaines de stage » dans son restaurant Le Moulin de Mougins (3 étoiles Michelin). Quelle chance !

Philippe Aubron et les crustacés

Philippe Aubron au Trotthus

Quand je suis arrivé au mois de mai dans la cuisine du restaurant, il y avait toutes ses odeurs de menthe, de chocolat chaud, de fruits rouges et 36 mecs en cuisine ! Le choc ! J’ai passé trois semaines formidables, je me suis bien entendu avec le chef et le chef pâtissier, mais il n’y avait pas de poste pour moi. Je suis donc reparti à Saint-Nazaire chez mes parents : ma mère travaillait dans un centre Leclerc et mon père à l’abattoir.
Un samedi matin, je décroche le téléphone, c’était M. Vergé qui me dit : « petit, j’ai un boulot pour toi, rendez-vous lundi matin à 9h ». Après un voyage rocambolesque (j’ai abandonné ma voiture en panne pour être à l’heure), je suis arrivé avec ma mallette de couteaux et quelques fringues. J’ai commencé à l’Amandier 1 étoile au Michelin à l’époque. Mon premier service a consisté à préparer des coquilles Saint-Jacques et à les passer au chef. Ce dernier m’a demandé pourquoi j’étais là et m’a donné une semaine pour m’améliorer. Il avait peut-être vu du potentiel en moi, c’est devenu un très bon ami. Plus tard, j’ai pris le poste de garde-manger [NDLR : le responsable de la cuisine froide, il pare et détaille les viandes et poissons, réceptionne les marchandises, gère les stocks et les chambres froides]. On a tous bien travaillé et on a eu la deuxième étoile au Michelin.

Boeuf Wagyu

Philippe Aubron cuisine le bœuf Wagyu

J’ai rejoins ensuite le Moulin de Mougins. Lorsque M. Vergé m’a donné mon certificat, il avait écrit dessus : « très bon élément que je recommande chaleureusement ». Ça ouvre des portes un certificat comme ça ! J’ai ensuite tourné en France, j’étais chez Jacques Chibois, Louis Outhier, dans les Relais & Châteaux, à La Marée à Paris où les conditions de travail étaient difficiles. J’ai fini au Petit Laurent à Varennes où j’étais le chef. Comme ma propriétaire vendait, j’ai été licencié. Le groupe japonais Prince Hotels m’a alors contacté : il cherchait des chefs français. Nous étions plusieurs centaines de candidats, deux heureux élus ont été retenus, dont moi.

 

Et donc après une dizaine d’années passées en France, vous commencez votre carrière non pas à Tokyo, comme beaucoup de chefs étrangers, mais à Kyoto ?

Oui, j’ai été pris comme chef du restaurant Otsu Prince Hotels au bord du lac Biwa, près de Kyoto. La mayonnaise a bien pris, j’ai apprécié de travailler pour le groupe. Je faisais le meilleur chiffre d’affaires de la compagnie en cuisine française. J’avais un bel appartement au bord du lac Biwa, je finissais le service à 21 heures ce qui me laissait du temps libre notamment pour pêcher.

 

Vous alliez aussi chercher des champignons dans les forêts des montagnes environnantes à la surprise de vos cuisiniers japonais ?

Oui. Au Prince Hotels j’avais besoin de matsutake : ce sont des champignons qui valent très cher, autant que la truffe. Le père de ma femme japonaise était adorable, il m’a appris à trouver des matsutake dans les forêts. La première fois j’ai ramené 25 kilos de champignons et j’ai dit à mes collaborateurs qu’il y en avait plein autour du restaurant, ils n’en revenaient pas. Au bout de 2 ans, j’ai quitté la compagnie pour des raisons salariales. Je suis retourné un an en France chez Louis Outhier, et M. Vergé m’a alors proposé de gérer ses affaires à Tokyo avec le groupe Seibu, j’ai immédiatement accepté. Plus tard, j’ai décidé de lancer ma propre affaire, je suis revenu à Otsu et j’ai ouvert Le Bistrot Philippe Aubron dans une petite baraque (22 couverts) au bord de la nationale.

 

Vous êtes alors devenu une célébrité à Kyoto puis dans tout le Japon !

Mon affaire a très bien marché, j’ai fait un gros chiffre d’affaires. Je faisais tout moi-même, y compris le pain. L’ambiance était géniale ! Il n’y avait pas de chef français à Kyoto à l’époque, j’étais le seul. J’étais le « gaijin » [NDLR : « personne de l’extérieur » en japonais]. J’ai ouvert mon deuxième bistrot plus tard, celui-ci de type provençal. Mes serveuses étaient vêtues en provençales ! Puis un troisième restaurant italien cette fois, où j’ai créé une petite fabrique pour faire le pain, la pâtisserie et le chocolat pour les trois restaurants. Enfin j’ai ouvert mon quatrième restaurant à Kyoto, dans le quartier de Gion. Le Restaurant Philippe Aubron.

 

Vous avez été le premier chef étranger autorisé à ouvrir un restaurant à Gion !

Pendant 7 siècles aucun chef étranger n’avait pu ouvrir un restaurant dans le quartier des geishas à Gion ! Il est vrai que j’étais une célébrité à l’époque. J’étais un « yumejin » (夢人), une célébrité comme on dit en japonais. À chaque fois que je me déplaçais à moto, les gens m’appelaient « Aubron-san » !

Les producteurs de l’émission populaire « Iron Chief » vous ont alors contacté pour organiser un duel de cuisine ?

Les producteurs m’ont contacté pour faire une interview et m’ont proposé de faire un duel contre le chef SAKAI autour de 5 aliments dont l’écrevisse. Pour ma part, je voulais faire un duel contre un chef japonais annoncé, mais ils ont refusé. J’ai fait l’émission et l’épisode passait le vendredi soir à 20h30 à la télévision japonaise. Cela représentait 45% de l’audience sur 125 millions d’habitants, c’était énorme ! Et j’ai continué ensuite à faire des émissions de télévision, notamment tous les lundis, c’était une super expérience.

C’est aussi à cette époque qu’on vous a appelé le « Magicien des herbes »  ?

C’est dans l’émission Iron Chief qu’ils m’ont donné ce surnom. En fait, lorsque j’ai ouvert mes bistrots à Kyoto, mon beau-père avait de grands jardins et je lui ai demandé l’autorisation de cultiver mes herbes. Ils ne connaissaient que le thym, alors j’ai commandé en France des graines de qualité, et aussi des pommes de terre de Noirmoutier, je faisais tout pousser !

 

Après 17 ans passés à Kyoto et un divorce, vous quittez le Japon. Qu’avez-vous appris au Japon ?

J’ai appris à me calmer. En France, tu fais ce qu’on te dit de faire, tu appliques ce que te dit ton chef qui est souvent caractériel. Au Japon, tu apprends à réfléchir car il faut s’adapter : par exemple, il faut apprendre à doser le sel dans les plats car les Japonais n’aiment pas les plats trop salés voire trop sucrés, en tout cas à l’époque. Il faut aussi être délicat et respectueux. Ça ne sert à rien d’être agressif avec ses collaborateurs, il suffit d’expliquer. Si au bout de dix fois, il n’a toujours pas compris, alors là il va voir ailleurs. Mais il est inutile de crier ni de jeter des casseroles.
La cuisine japonaise n’est pas compliquée, il n’y a pas que les sushis, il y a aussi de nombreux plats. Il suffit d’aller dans un izakaya [NDLR : sorte de bistrot populaire où l’on boit et on mange des petits plats très variés] pour s’en rendre compte. Et la cuisine japonaise n’est pas médiocre, on n’est jamais déçu. On peut très bien manger pour dix balles ! Enfin, les Japonais sont très travailleurs. Ils ont le sens de la culture et de la nourriture que nous n’avons pas en France. Ils ont aussi beaucoup moins de contraintes et de normes que nous. Le gouvernement japonais laisse la possibilité de faire beaucoup de choses en matière de restauration. Par contre, si tu as un restaurant étranger au Japon, il faut savoir que le Japonais n’est pas fidèle, il vient parce qu’il t’a vu à la télévision. Mais ce n’est pas grave, avec 125 millions d’habitants il y en a des clients ! C’est pourquoi je faisais en sorte de répondre à toutes les demandes de reportages et de passer à la télévision régulièrement, pour être connu. Les Japonais sont comme cela, il faut l’accepter.

Trotthus restaurant

Restaurant Le Trotthus

Où êtes-vous allé après le Japon ?

Je suis parti du Japon en 2004. Walter Wagner, un ami, m’a demandé de faire une démonstration de cuisine avec Alain Llorca et Thierry Marx en Australie. Ma cuisine leur a plu, j’ai alors ouvert un concept à Melbourne après plusieurs mois de réflexion. Comme les Australiens ont l’habitude de manger de la viande grillée dans des barbecues grands comme des 747, j’ai ouvert un restaurant décoré façon « boucherie parisienne » dans lequel je servais des tapas, différentes viandes, des saucisses de canard, des merguez, etc. Ça a bien marché : j’ai été désigné le « Best French Restaurant » en 2006. Après 2 ans en Australie, je suis parti à Singapour, puis revenu en France, et grâce à un copain au Pérou, je suis parti à la Barbade dans les Caraïbes. J’y ai croisé beaucoup de stars dont Paul McCartney, Mick Jager et Duran Duran entre autres.

 

Vous vous êtes aujourd’hui installé à Riquewihr en Alsace. Pourquoi le choix de l’Alsace, vous auriez pu vous installer à Paris ou sur la riviera ?

Mes amis à Paris avaient investi ici dans cet ancien pressoir à Riquewihr. Ils m’ont dit que l’Alsace me plairait, j’ai toujours voulu vivre à la campagne et dans un endroit où il y a du monde. Ici, il y a près de deux millions de touristes qui passent, cela me convient. Au bout de deux ans et demi, j’ai racheté le fonds de commerce. Je n’ai pas de regrets, j’aime le challenge. Au début, j’ai proposé une cuisine franco-japonaise pour tâter le terrain et me sentir à l’aise. Mais avec la crise sanitaire et les clients allemands qui se font rares, j’ai dit à ma deuxième femme japonaise que je ne ferai plus que de la cuisine japonaise désormais. Nous faisons la cuisine avec ma femme et mon commis, je sers les plats en salle cela permet de rencontrer les gens. Je limite exprès le nombre de couverts. Je suis content. Et puis ma femme et mes enfants retournent au Japon en juin, donc on va continuer à deux avec mon commis.

 

Vous avez aussi créé une nouvelle société d’import de bœuf Wagyu !

J’ai créé Wagyu King avec Kazuhiro NISHIDA, un ami de ma femme qui a des boucheries et des restaurants spécialisés dans le bœuf Wagyu. J’aimerais d’ailleurs ouvrir un jour avec lui des restaurants yakiniku (bœuf mariné cuisiné sur du charbon de bois ou des plaques chauffantes).

Visite de bœufs wagyu

Philippe Aubron et des bœuf Wagyu

Grâce à l’autorisation donnée par l’abattoir de Kyoto, j’importe aujourd’hui du Wagyu en France. Je travaille avec le Luxembourg et la Belgique, les Caraïbes et la Réunion entre autres. Je fournis de la viande aux grossistes, à des bouchers et aux supermarchés qui ont des caves de maturation (les Match, 50 centres Leclerc, des Super U). Cela marche bien car il y a une clientèle qui a l’argent pour acheter du Wagyu. D’ailleurs, j’ai passé trois nouveaux partenariats avec des éleveurs japonais car il faut que j’augmente les quantités pour répondre à la demande. Je prends également des contacts pour importer du bœuf Hanu coréen, qui est proche du Wagyu, ainsi que de l’Angus américain. Cela reste encore un projet car il faut vérifier si on peut importer du bœuf de Corée : avec les normes européennes, l’affaire est compliquée.

 

Au final, vous n’êtes pas prêt de vous arrêter ?

Pour le moment, je continue le restaurant et je vais développer mon activité avec Wagyu King. Et comme j’aime les challenges, ce n’est pas demain que je vais arrêter !

Philippe Aubron Wagyu

Philippe Aubron importe du Wagyu grâce à sa société Wagyu King

Journal du Japon remercie Philippe Aubron pour son accueil et sa sympathie. Vous trouverez ci-après les liens vers ses sites internet et son Instagram :

Wagyu King (vente de bœuf Wagyu) : https://www.wagyu-king.com/

Restaurant le Trotthus : https://trotthus.com

Instagram : @philippe_aubron

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