Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction : la fin d’une chronique sociale, par Inio Asano

Le 6 janvier dernier est sorti le douzième et dernier tome du seinen Dead Dead Demon’s DeDeDe Destruction (alias DDDD) du mangaka Inio ASANO, connu à travers de nombreux titres comme La jeune fille de la plage, Errance ou encore  Bonne nuit Punpun. Commencée en 2014 chez Big Comic Spirits de Shôgakukan, la série a ensuite été éditée en France chez Kana, dans la collection Big Kana dès 2016. 

Selon un sondage réalisé par les éditions Kana, DDDD est la troisième série d’Asano la plus appréciée des français, mais en quoi est-elle si intrigante malgré le nombre et la complexité des sujets abordés ?

Après vous avoir présenté le titre à ses débuts, replongeons-nous, dix tomes plus tard, dans ce seinen entre science fiction et récit sociologique.

 

Dead Dead Demon’s DeDeDe Destruction

Ces “ envahisseurs” qui font lever les voix du monde entier

L’histoire de DDDD suit l’amitié de deux jeunes filles, Kadode et Ôran, vivant à Tokyo. Le 31 août, trois ans plus tôt, un vaisseau s’y est posé, causant de nombreux dégâts. Il semble annoncer la fin du monde. 

Très vite, une panique générale se propage autour de ce désastre : il est évident pour le monde entier que ce vaisseau et ses habitants souhaitent du mal aux Terriens… même sil les aliens n’apparaîtront en premier plan, finalement, que tard dans la série. 

Les politiciens (dont certains ressemblent beaucoup à des personnes existant réellement comme l’ancien président des États-Unis, Donald Trump) vont débattre sur la sécurité des concitoyens : une armée est levée, et une application est même créée pour éliminer ces “envahisseurs”. Le monde entier est impliqué. D’un côté, certains pays comme les États-Unis sont très critiques envers le gouvernement japonais et interviennent dès le départ pour larguer une bombe sur l’ovni…puis des équipes de secouristes françaises, allemandes, italiennes et sino-coréennes arrivent. 

L’auteur n’hésite pas à insérer des liens géopolitiques entre ces différents pays à travers les informations transmises par les médias. Cependant, Kadode, Ôran et leurs amies semblent faire de leur mieux pour mener une vie paisible, en dehors des conflits. Elles profitent de leur vie au lycée et de leurs débuts à l’université, tandis que beaucoup de tokyoïtes semblent vouloir déserter la capitale. Malgré cela, ces dernières sont présentées dès le départ comme les héroïnes de l’histoire puisque nous les suivons, elles et leurs amies, de très près… jusqu’à ce qu’elles rencontrent et se lient d’amitié avec un envahisseur. D’un autre côté, les informations transmises par la télévision, la radio et le téléphone sont rapidement omniprésentes..et oppressantes, quitte à avoir une réelle influence sur le comportement de la grande majorité des protagonistes. 

Ainsi, ce manga montre dès le début que la catastrophe du 31 août est un phénomène mondial. Cependant, non seulement nous suivons l’événement au cœur son épicentre, mais nous basculons régulièrement entre différents pays. Pour que le débat et ces témoignages reste intelligibles, les personnages s’expriment dans la langue du lecteur (en français pour nous, donc) mais leurs bulles sont différentes pour que le lecteur puisse comprendre qu’il s’agit d’une langue étrangère. À un moment, deux personnages français visitent Tokyo et  interagissent avec certains protagonistes japonais, bien qu’ils parlent leur langue natale : la version traduite insère alors des astérisques pour préciser qu’ils parlent français dans la version originale. 

Ce caractère international et ces astuces de typographie apportent un certain réalisme et, peut être, une volonté de la part d’Asano de rendre ces personnages étrangers crédibles :  lorsqu’ils se parlent français entre eux, ou que lorsqu’ils ne peuvent s’exprimer que dans leur langue natale par manque de connaissances en japonais. Mais l’auteur cherche aussi à multiplier les points de vue vis à vis de la catastrophe. 

Mais même si cette dernière devrait dépasser le Japon vu son ampleur mondiale, le vaisseau se situe dans la capitale japonaise et l’on retrouve un principe de réalité qui vaut que plus c’est loin, moins c’est grave, moins c’est “réel” : des touristes français au Japon ne prennent pas au sérieux l’attaque du vaisseau et prennent cela comme une “production de divertissements”. En ne parlant que français (et même dans la version originale) à des lycéens dans le tome 4, ces derniers ne comprennent pas ce qu’ils disent et ont l’impression que ces touristes voient le Japon comme un “pays formidable”. 

Enfin, ce vaisseau et ses envahisseurs vont être au cœur de conflits internationaux mêlant théories de complots, personnes “pour “ et “contre” les extra-terrestres : d’un côté les Tako, les partisans de la destruction du vaisseau mère, de l’autre les Ika qui désirent protéger les envahisseurs, rappelant ainsi les manifestations qui peuvent se dérouler dans de nombreux pays et opposant plusieurs partis politiques. Ainsi, Asano fait avec ce manga une critique sociale au-delà des frontières du Japon, ce qui reste rare puisque la majorité du temps, les Japonais, tout comme les bandes dessinées françaises, se centrent souvent sur de l’auto-critique à l’échelle nationale. Inio ASANO en fait énormément dans ses précédents mangas, mais jusqu’ici en se focalisant sur l’archipel nippon. Ici, il élargit son psectre, même si l’auteur ne semble pas être plus critique envers les étrangers qu’envers les Japonais, en présentant les travers de chacun, en particulier les politiciens et leurs décisions : le Président américain Padron est représenté comme un homme vénal, «  le plus grand fanatique du monde », tandis que le Premier Ministre japonais, Monsieur Ogino, fan d’une jeune  idol, semble dépassé par les événements. Finalement, ces critiques de politiciens mais aussi des médias pourraient s’être inspirés de caricatures et de points de vue de différents journalistes, dans le monde entier. 

Lors de sa masterclass réalisée au Festival International de la bande dessinée d’Angoulême en 2020, Asano explique que le point de départ pour l’écriture du scénario, notamment pour décrire les différentes réactions est la catastrophe de Fukushima survenue le 11 mars 2011 qui a beaucoup impacté le Japon et le monde entier. Ici, les Japonais, et même les politiciens, n’hésitent pas à donner leur point de vue et leur questionnement  sur cette potentielle radiation. 

DEAD DEAD DEMON’S DEDEDEDE DESTRUCTION ©2014 Inio ASANO/SHOGAKUKAN

Une science-fiction pas si fiction

Il existait déjà des mangas traitant sur le sujet, notamment sur le point de vue de lycéennes japonaises comme Daisy, lycéennes à Fukushima de Reiko MOMOSHI, publié en France par les éditions Akata en 2013, et écrit d’après Pierrot de Teruhiro KOBAYASHI, Darai LUSANAGI et Tomojo NOBUTA. Ce récit, basé à partir de témoignages de lycéens et lycéennes, montrait différentes réactions et points de vue de Japonais résidant à Fukushima et ayant vécu le 11 mars 2011. 

Nous retrouvons donc certaines similitudes avec DDDD puisque, des deux côtés, les héroïnes ne veulent pas quitter l’endroit où elles ont grandi et cherchent à continuer leur vie d’avant, à s’entraider et à imaginer leur futur. Une des protagonistes dans DDDD quitte même la campagne pour s’installer sur les lieux du drame, alors que beaucoup d’entre eux, en particulier des adultes, font tout pour quitter la capitale. La mère de Kadode, une des deux héroïnes, est décrite comme hypocondriaque, et accepte à contrecœur que sa fille puisse rester à Tokyo. Elle se protège au maximum des radiations, quitte à  porter gants, masques, lunettes et à déménager loin de la capitale, tandis que d’autres, comme Kadode, préfèrent rester vivre sur place et continuer leur vie là où ils ont toujours vécu. Cela peut démontrer une opposition de génération, entre les lycéens et étudiants qui ont de l’espoir, et surtout une envie de réaliser leurs rêves malgré les contraintes, et les adultes qui soit cherchent à tout prix à se rendre utiles à la société après la catastrophe, tout comme la mère d’Ôran, soit cherchent à fuir pour se protéger, eux et leurs enfants et espérer un avenir meilleur.  

Enfin, les réseaux sociaux et, même plus généralement internet et la télévision, sont omniprésents. La grande majorité de la population est bloquée devant les médias et les discours des hommes politiques, d’autres se permettent de dire ce qu’ils pensent. Et ce n’est pas par hasard : Asano a déclaré lors de sa masterclass à Angoulême ( citée plus haut) qu’au moment de la catastrophe de Fukushima, il a pu voir des commentaires sur internet de Japonais qui s’expriment en disant ce qu’ils pensaient réellement. Ce dernier les a donc introduit dans son manga tout en créant des personnes optimistes et drôles, tout en critiquant les médias. On retrouve par exemple Ruimaki, très actif sur les réseaux au début du manga et rapidement persuadé de connaître les intentions des envahisseurs, mais aussi Hiroshi, le frère d’Ôran et hikikomori, qui passe la majorité du temps à surveiller le net, et se moquer des différents commentaires qu’il juge futiles, envahissant leurs murs et blogs de “photos creepy”. 

DEAD DEAD DEMON’S DEDEDEDE DESTRUCTION ©2014 Inio ASANO/SHOGAKUKAN

Un manga aussi complexe que son titre

Dead Dead Demon’s DeDeDe Destruction est un titre à rallonge qui pourrait à première vue faire référence au genre de la série, à savoir la science-fiction. Il existe des significations quant au “Demon” et “DeDeDeDe”: Dead Dead pourrait renvoyer aux nombreux morts survenus pendant et après le 31 août, mais aussi à la peur des radiations et aux questionnements quant à la survie de chacun. 

Demon est le surnom de Kadode, donné par ses camarades en primaire. Cette dernière étant harcelée, elle est appelée “démon” car elle lisait “ daymon” au lieu de “monday”. Asano a écrit de nombreuses fois des mangas traitant des relations sociales, notamment entre adolescents et jeunes adultes. Ici, le surnom de Kadode accentue le thème du harcèlement scolaire, ce qui a par ailleurs une réelle importance dans la série. Quant à “DeDeDe”, cela renvoie à des sons émis par les envahisseurs. Enfin, “destruction” pourrait renvoyer à la fin du monde imminente et à la fin de l’humanité. Ce titre paraît donc anodin à première vue, mais il montre dès le départ l’aspect dystopique, et l’appuie lorsque les “DeDeDeDe” et “ démon” sont évoqués.

Finalement, le manga est, à l’image de son titre, superposé de plusieurs couches, où des personnages ne vont jamais se croiser (comme par exemple le Ministre et les héroïnes, ou encore le président des États -Unis qui ne se déplace pas au Japon)  mais ils sont tous préoccupés de près ou de loin par l’invasion des extra-terrestres. 

Enfin, tout comme la plupart de ses œuvres, la majorité des personnages ont de nombreux défauts et sont parfois perdus, ou possèdent des traumatismes qu’ils ont du mal à résoudre. Le personnage de Hiroshi est particulièrement intéressant puisqu’il dépeint bon nombre de jeunes Japonais qui, comme lui, vivent reclus de la société malgré de grandes études, ont du mal à s’adapter et restent enfermés de nombreux jours voire des semaines chez eux: les hikikomori.  

Et pour finir par la fin : le dernier tome montre de nouveaux points de vue vis-à-vis de la catastrophe: celui de personnes qui ne sont pas au courant des événements, et de celles vivant en dehors de Tokyo, et se cachant dans des lieux abandonnés. Cette conclusion montre, tout comme les précédents tomes, un monde certes envahi par des extra-terrestres, ce qui a engendré des radiations mortelles pour les humains, mais qui nous rappelle encore une fois la catastrophe de Fukushima à travers les  » astérisques ». qui sont des particules de lumières qui tombent sur le sol comme de la pluie et extrêmement dangereuses : si elles nous touchent, la partie de notre corps qui a été en contact s’évapore. D’un autre côté, les conflits deviennent de plus en plus violents puisque les groupes ont pu obtenir des soutiens financiers, se sont armés et se retrouvent dans des QG.

Que faut-il retenir de cette lecture ? Même sil s’agit bien de SF, la série a donc une approche aussi journalistique que sociale, se contentant d’observer la société de manière objective. Mais ce manga ne se contente pas d’énoncer les différents points de vue à la suite d’une catastrophe mondiale mais d’en démontrer les conséquences, à savoir les conflits internationaux, la peur qui est aussi amplifiée dans les médias  et la guerre civile qui en découle mais d’y intégrer des personnages principaux optimistes. 

Ainsi, pourquoi ce manga est-il l’une des séries préférées du lectorat ? Malgré la complexité du scénario, DDDD nous permet de montrer l’humanité sous différents aspects, et n’hésite pas à présenter des comportements et personnalités assez extrêmes. Comme ses précédentes œuvres, DDDD n’est pas particulièrement joyeuse et accentue les pires côtés de l’être humain, mais sans pour autant entrer dans le jugement. Nous pouvons prendre plaisir à se demander lors de notre lecture: et si nous étions dans leur situation, comment réagirions-nous? Quel rôle pourrions-nous y jouer ? DDDD est certes une fiction, mais nous ne pouvons pas être indifférents avec les personnages et cette catastrophe, ni, à sa lecture et au-delà, ne pas remettre en question notre société actuelle.

5 réponses

  1. Kitano dit :

    DDDD est aussi une formidable histoire sur l’amitié entre deux filles, qui malgré l’incertitude de l’avenir, les engueulades, les problèmes mais aussi les moments de joie, le plaisir de vivre, elles restent amies, et elles font tout pour vivre de la manière la plus heureuse possible.
    Et surtout, elles font aussi des choix, même si elles se plantent, elles assument leurs responsabilité.
    Kadode et Oran sont justes magnifiques.

    Après, oui, sous couvert de SF, le manga traite de nombreux sujets : critiques des médias, réseaux sociaux et politiciens.
    Ca pourrait même marcher en retirant le vaisseau et en le remplaçant par la covid19 ; on y retrouve les mêmes idées du complot, la guerre sanitaire entre les pays, le besoin de se protéger etc..

    Ce que j’ai adoré dans le dernier tome, est que le vaisseau s’incline dangereusement, mais au final, les gens s’en foutent royalement, juste certains se posent la question de savoir si cela est normal, mais après tant d’années vécues avec ce vaisseau, ils n’y font plus attention, le risque est devenu acceptable, on a pris l’habitude, puis il y a d’autres problèmes.

    • Noémie Sirat dit :

      Bonjour, Je vous remercie d’avoir pris le temps de lire cet article ainsi que votre commentaire!
      Vous avez raison en effet, l’amitié est un thème très important dans cette série, je l’ai un peu développé dans mon propos mais je vous invite à voir le précédent article sur DDDD du journal du Japon qui traite le moe plus en profondeur. Je suis d’accord avec vous dans le dernier tome, le problème du vaisseau est vite écarté étant donné qu’ils s’y sont habitués et ne prêtent plus attention aux conséquences que cela peut causer, et nous sommes plus au cœur de guerre civile et violence entre humains et envahisseurs. Je trouve ce dernier tome très bien amené et très réaliste sur les actes et pensées des personnages qui s’en tiennent toujours à leurs idéaux et à leurs propres visions du monde…et qui veulent protéger ceux qui leur sont chers!

  2. Antoine775 dit :

    Bonjour , je suis au tome 6 pour le moment je me Régale avec cette oeuvre , et oui l’histoire des deux fille franchement l’un des meilleur « duo » manga ! Juste ma question si il est classer 3eme des manga preferer d’asano quel sont les deux premier ? Je decouvre cette auteur et honnêtement cje le trouve genial

    • Noémie Sirat dit :

      Bonjour Antoine!
      Merci beaucoup pour ton commentaire et ravie que cette série vous plaise! J’espère qu’elle vous fera le même effet les six tomes qui suivront, n’hésitez pas à nous donner votre avis à la fin de ta lecture et, si tu souhaites continuer dans ta lancée, je vous souhaite une bonne découverte pour ses autres titres également! 🙂

      Pour répondre à votre question, d’après le sondage réalisé par les éditions Kana, la première oeuvre préférée de l’équipe et des lecteurs est  » Bonne nuit Punpun » et le deuxième  » Solanin », deux titres que je vous conseille fortement bien entendu, même si à titre personnel j’ai surtout une préférence pour « Bonne nuit Punpun ».

      • Antoine dit :

        Merci pour votre réponse 😉 je vais me lancer dans pun-pun et solanin mais aussi le champs de l’arc en ciel qui apparament est tres tres bien et je pense la fille de la plage qui m’intéresse

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