Sakuga, le meilleur de l’animation japonaise – 3e partie : les prouesses de la WebGen

Si vous suivez les publications du Journal du Japon depuis un certain temps le terme « Sakuga » ne devrait pas vous être inconnu. Un article en deux parties a été rédigé à ce sujet faisant office d’introduction en la matière il y a maintenant de cela quelques années. Mais ce qu’il y a de bien avec la Japanimation c’est qu’aussi bien ses œuvres que ses créateurs ne cessent de surprendre ceux qui sont sensibles à son médium. Ainsi cette dernière décennie a vu de lentes mais significatives évolutions au sein de l’industrie de la Japanimation qui ont permis l’émergence d’une nouvelle génération d’animateur, la « WebGen », que nous allons découvrir à travers cet article.

WebGen

Opus

Un contexte propice à l’émergence d’une nouvelle génération

Si vous êtes passionnés d’anime vous l’avez peut-être entendu ou lu ici et là ces dernières années : l’industrie de la japanimation se porte bien, même très très bien. 

En 2020 est sorti le rapport annuel de l’AJA (Association of Japanese Animations) qui statue sur la constante augmentation de la valeur du marché de la japanimation dans le monde au cours des 10 dernières années. Un chiffre qui englobe les revenus qu’engendre la japanimation au Japon comme à l’étranger, comprenant aussi bien le visionnage et l’achat d’anime que le « merchandising » qui va avec.

Graphique 1 : évolution de la valeur du marché de la japanimation, en milliard de yen
Graphique 2 : comparaison de l’évolution du marché domestique (ligne continue) et du marché international (ligne en pointillé), en centaine de million de yen
© The Association of Japanese Animations (AJA)

Une légère baisse dans les chiffres que l’on attribue à la pandémie vient légèrement nuancer ce tableau début 2020 mais peu importe, cette perte est jugée négligeable par les actionnaires pour une industrie en plein boom. L’atmosphère est à l’optimisme et il en faudrait plus pour atténuer les désirs d’investissements de ceux qui voient à présent dans l’animation japonaise l’eldorado du streaming de demain comme d’aujourd’hui.

Les investisseurs sont enthousiastes et les partenariats à l’extérieur comme à l’intérieur du japon se multiplient. On peut citer comme exemple de cet engouement le récent rachat de Crunchyroll par Sony pour la somme impressionnante de 1,145 milliard de dollar. Ou encore l’empressement de la plateforme Netflix à grossir son catalogue japonais à grand coup d’anime estampillés « Netflix original » qui, dans la grande majorité des cas, n’ont d’original que le nom, la plateforme de streaming américaine s’étant contenté d’en acheter les droits de diffusion à l’international sans prendre part à aucune étape de la production.

C’est vous dire à quel point proposer de l’animation japonaise ça fait bien.

Quoi qu’il en soit tout ce beau monde aura été bien inspiré car sortait début 2022 le rapport de l’AJA concernant l’année 2021 qui indique un chiffre record pour la valeur marchande de l’industrie de la japanimation de pas moins de 2,7422 milliards de yens de recettes. Une prouesse jamais enregistrée depuis que l’AJA a débuté la publication de ses rapports en 2002. 

Cependant ce succès a un prix et ceux qui vont le payer ce sont ceux qui font vivre cette industrie à savoir les studios et leur main d’œuvre, les animateurs. En réponse à cette demande énorme pour la production d’anime les studios vont s’imposer un rythme de travail effréné, les plus importants d’entre eux tels que MAPPA ou A1 Pictures acceptant suffisamment de commande pour remplir à l’avance leur planning de production sur une année complète, dans le but d’être certains de pouvoir rémunérer leurs employés.

Fort de ces nouveaux investissements et d’une visibilité accrue le budget alloué à la création d’anime ne cesse alors de grimper. Une bonne nouvelle si l’on ne considère pas que cela se fait en partie pour couvrir des coûts de production toujours plus importants que réclame la cinquantaine de projet d’animes mis en chantier chaque saison. Aussi pour des raisons de rentabilité, mais pas seulement, l’on préfère les animes de 12 épisodes à ceux de 24. En effet un tel format permet de mobiliser un budget et des talents sur une plus courte période de temps assurant, idéalement, une meilleure cohérence au projet d’un point de vue qualitatif, outre que cela permet de limiter les pertes potentielles d’argent en cas d’échec. 

Seulement voilà, avec un salaire souvent peu attrayant et des conditions de travail qui peuvent être harassantes, cette demande de production sans précédent, qui en soi constitue une chance pour l’industrie, ne s’accompagne pas forcément d’une augmentation significative du nombre d’animateurs au pays du soleil levant.

C’est au cœur de ce contexte propice au renouveau d’un milieu quelque peu rigide que va apparaître, cape au vent, la webgen.

La WebGen kezako ?

La « Web Generation », simplifié en « webgen », est un terme devenu populaire sur internet au sein du milieu des adeptes de sakuga pour décrire les jeunes animateurs qui se sont récemment fait une place dans l’industrie de la japanimation après s’être faits repérer en postant leurs créations sur le web. Souvent autodidactes et habitués de l’animation digitale – comprendre à l’aide d’une tablette et d’un logiciel par opposition à l’animation papier présentée dans la première partie de cette série d’articles – les animateurs webgen ont un parcours au moins aussi atypique que la place qu’ils occupent aujourd’hui dans l’industrie de la japanimation. 

En effet, dans une industrie qui demande en général de nombreuses années de travail en tant qu’intervalliste avant d’espérer pouvoir prendre du galon, ces jeunes animateurs apportent avec eux des changements stylistiques et un espoir qui ne sont pas à minimiser. Près de 10 ans, c’est ainsi par exemple le temps qu’aura passé le célèbre animateur Takeshi KOIKE , père de Redline, à faire des dessins intermédiaires avant que l’on ne lui offre la possibilité de faire ses preuves sur un projet plus ambitieux.

Bahi JD : le prodige

Bahi JD, l’un des premiers représentants de la webgen, n’aura pas eu ce problème. Remarqué en 2008 pour son court-métrage shithead action posté sur des forums tel que Anipages, l’animateur autrichien, après avoir quelque peu gonflé son portfolio, prend contact en 2011 avec une certaine Cindy YAMAUCHI directrice de l’animation et animatrice clé sur déjà nombres d’animes. Cette prise de contact l’amènera loin puisque un an après Bahi JD sera contacté pour participer à l’animation de Kids on the Slope (Sakamichi no Apollon) projet du célébrissime Shinichiro WATANABE au côté de madame YAMAUCHI.

Shithead action – Premier court-métrage public par Bahi JD – 1651 dessins

Bahi JD l’avait fait ! À 21 ans, sans être japonais ni parler la langue, sans avoir investi un centime dans une école d’animation et sans même quitter son logement à Vienne, il venait d’entrer dans le royaume de la japanimation par la grande porte. Remarqué dès ses débuts pour son style d’animation très porté sur l’action, qui propose des angles de caméra extrêmement dynamiques, des poses particulièrement énergiques et une compréhension de la physique des corps digne d’éloges, Bahi JD ne tardera pas à se voir offrir la chance de briller sur d’autres projets.

Il a depuis travaillé en tant qu’animateur clé sur Pokémon Twilight Wings, FLCL Progressive, Space Dandy ou encore SSSS.GRIDMAN et a récemment été directeur de l’animation sur l’opening de l’anime Atom : the beginning.

On constate alors le grand éclectisme dont Bahi JD fait preuve dans ses animations qui lui permet aussi bien d’animer des scènes marquées d’un certain réalisme dans le mouvement que des scènes bien plus chaotiques qui font la part belle aux smears et aux effets dans un style très rebondissant, aussi bien pour la caméra que pour l’animation des personnages, qui lui a valu le surnom de « wibbly-wobbly » (branlant-tremblotant).

Shingo Yamashita : l’expérimental

Un autre animateur webgen qui aura fait couler beaucoup d’encre mais pour des raisons bien différentes se trouve être Shingo YAMASHITA. En effet lorsque l’on parle de la webgen une critique revient souvent. Celle que ses animateurs au style des plus singuliers ont de par leur parcours en dehors des normes fait l’impasse sur certains fondamentaux d’animation qu’ils auraient dû acquérir en travaillant en tant qu’intervalliste. Shingo YAMASHITA, qui sera l’un des premiers animateurs webgen japonais, est l’épouvantail que l’on agite souvent pour appuyer ce type de critiques. Son style donnerait raison à ces remontrances et certaines de ses animations encourageraient aujourd’hui encore à considérer l’animation webgen comme manquant de « polissage ».

Comme c’est souvent le cas avec les animateurs japonais son parcours est plus confidentiel. On sait tout de même de lui qu’il fut remarqué par ses pairs après avoir posté de multiple gif sur internet en utilisant le programme d’animation flash qu’il emploie jusqu’à tardivement dans sa carrière.

Artbook de la production de Testuwan Birdy Decode

L’animateur est invité en 2009 à participer à l’animation du climax de la seconde saison de Testuwan Birdy Decode et c’est en tant qu’animateur clé sur le combat qui oppose Birdy à Nataru que YAMASHITA va s’illustrer. Dans ce qui deviendra sa marque de fabrique, il accorde une importance capitale à la fluidité et à l’animation de background en 2D pour traduire l’intensité et la fulgurance de l’affrontement de façon peu conventionnelle. Il abandonne à l’occasion totalement les lignes de contours de ses personnages, les réduit parfois à l’état de tache informe pour traduire la vitesse, diminue grandement le nombre d’images intermédiaires entre deux mouvements clés pour en accentuer la vivacité et n’hésite pas à s’éloigner drastiquement du modèle de ses sujets humains pour y introduire une gamme d’expression surprenante.

À propos des libertés prise avec le modèle de ses personnages il faut noter que YAMASHITA réitérera l’expérience à une toute autre échelle en 2010 car il est à l’origine de l’animation du combat phénoménal mais aussi particulièrement controversé qui oppose Naruto à Pain dans l’épisode 167 de Naruto Shippuden. Un combat historique qui affiche toutes les techniques d’animation signature de YAMASHITA et donnent l’avantage à une mobilité et une expressivité totalement débridées. Un combat qui de par son parti pris stylistique anime encore aujourd’hui les débats des aficionados de sakuga.

Qu’on aime ou non le style de YAMASHITA, il ne fait aucun doute que celui-ci est un animateur de grand talent qui se caractérise aussi par sa progression exceptionnelle au sein de l’industrie de la japanimation.

Il participera par la suite à l’anime Yozakura quartet : Hana no Uta, un projet d’animation ambitieux mis sur pied par un autre animateur webgen japonais du nom de Ryo-chimo, pionnier du mouvement webgen au Japon. Celui-ci va rassembler autour de lui une team d’animateurs qui lui ressemblent, afin de laisser l’opportunité à ces derniers d’exprimer pleinement leur style. À cette occasion YAMASHITA animera notamment un passage dantesque de l’affrontement qui oppose Kotoha à Zakuro qui embrasse une démesure dans l’action toujours renouvelée, que l’on sentait déjà présente sur ses précédentes animations de combat.

Kotoha vs Zakuro : un duel à l’échelle titanesque qui n’en oublie pas d’être inventif

À ce jour YAMASHITA est encore très actif au sein de l’industrie. Responsable du storyboard pour les openings 1 et 2 de Jujustu Kaisen ainsi que de celui du deuxième opening d’Ōsama Ranking, il est cependant moins sollicité en tant qu’animateur clé que par le passé. Une de ses plus récentes et remarquables contributions en tant que tel étant à chercher du côté de l’épisode 11 de Mushoku Tensei.

Dorian Coulon et la consécration d’une mouvance

Dernier exemple d’animateur webgen : l’animateur français Dorian Coulon. On a beau être de l’autre côté de la mer, la genèse de ce troisième parcours est sensiblement la même que celle des créateurs présentés plus haut. Elle a aussi été la plus rapide. Et pour cela on peut à nouveau remercier la magie d’internet.

Dorian Coulon, animateur autodidacte, publie en 2021 sur Twitter le layout d’une séquence animée durant son temps libre. Il est par la suite contacté par mail par rien de moins que les studios Pierrot et MAPPA qui lui proposent tour à tour de travailler sur Black Clover puis par la suite sur la saison finale de Shingeki no Kyojin. Il accepte et en l’espace de quelques mois les demandes de projets s’enchaînent jusqu’à une certaine forme de consécration en avril 2022, où il anime un passage du déjà culte épisode 1015 de One Piece qui constitue à lui seul une merveille de la japanimation.

One Piece 1015 : un épisode de légende

À 22 ans à peine, et avec encore une belle carrière devant lui, Coulon est un des exemples les plus parlants de ce rapport d’inter-influence arrivé à maturité qu’entretient de nos jours l’industrie de la japanimation avec la génération d’animateurs qui fait l’objet de cet écrit. 

Vous l’aurez compris à la lecture de cet article, les animateurs webgen n’appartiennent pas à une même génération mais arrivent plutôt par vagues. Et ces vagues d’animateurs changent l’industrie petit à petit, année après année, depuis maintenant une décennie. Chacun de ceux qui ont été présentés dans ces lignes ayant à la fois contribué à – et profité de – la situation dans laquelle se trouve la japanimation telle que présentée au début de cet article. Chacun d’entre eux incarne par son parcours, son style ou ses déboires des éléments qui sont devenus caractéristiques de la webgen.

En octobre 2022, Ryu NAKAMA, animateur webgen japonais, est choisi comme directeur de l’anime Chainsaw Man qui engendre à juste titre des attentes énormes. Le résultat en termes d’animation laissera bouche bée les fans comme les créateurs tout autour du monde. Les générations d’animateurs se succèdent et se renforcent de nouvelles prouesses en leur qualité de faiseurs de merveilles.

Si vous souhaitez garder un œil sur tout ça ou approfondir le sujet de cet article par vous-mêmes, nous ne saurions que trop vous conseiller de vous intéresser à l’épisode 65 de Boruto, ainsi qu’aux épisodes 22 et 23 de Fate Apocrypha. Trois instances de festival de sakuga des plus baroques servies par une team fondée sur la réunion de multiples animateurs webgen. Le site Sakugabooru qui archive et catégorise les différentes scènes de sakuga ainsi que les sites Sakuga Blog et Washi’s Blog pourront aussi constituer de précieuses sources d’information.

Ainsi s’achève cette troisième partie dédiée au sakuga.

Sakuga Banzai !

Références qui ont aidé à la rédaction de cet article :

1 réponse

  1. Chinese Fountain dit :

    Je suit cet auteur depuis un moment déjà, ses critiques et sa voix se distinguent du lot. Il fait des analyses complexes, sensibles et originales, (en plus d’être renseignées par un immense répertoire de connaissances sur les mangas et l’animation japonaise). Tellement plaisant à lire. Merci! J’espère revoir des articles par ce maitre du underground.

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