160 années d’échanges entre l’Alsace et le Japon

Le Centre Européen d’Etudes Japonaises d’Alsace et le Consulat du Japon de Strasbourg organisent depuis la fin de l’année 2022 l’anniversaire de 160 années d’échanges fructueux entre l’Alsace et le Japon. C’est l’occasion pour Journal du Japon de vous présenter l’étendue de ces relations.

En octobre dernier une délégation de 120 membres de l’association Kitamaebune, dont des représentants de la compagnie Aérienne ANA et de l’office national du tourisme du Japon (JNTO) a visité l’Alsace. Plusieurs accords de coopération sont conclus : citons celui entre les potiers de Bizen (du département d’Okayama) et ceux d’Alsace. Cette visite a préfiguré le lancement en novembre 2022 des évènementiels pour la célébration de l’anniversaire. Ce sont 160 années d’échanges économiques et culturels que nous vous proposons de (re)découvrir.

©CEEJA-Sookyung

Le commencement : ouverture du Japon et premières influences culturelles en Alsace

Au milieu du 19e siècle, le Japon attire l’intérêt des occidentaux. Le pays est presque entièrement fermé depuis près de deux siècles. En effet, seule la compagnie hollandaise VOC est autorisée à commercer depuis Deshima. Quelques marchandises arrivent au compte goutte en France via la Hollande suscitant la convoitise des premiers collectionneurs.

Suite à l’intervention américaine du Commodore Perry en février 1854 et la signature du traité de Kanagawa, le Japon ouvre ses frontières au monde extérieur. La France, par l’intermédiaire du baron Gros, signe un traité à Edo le 9 octobre 1858. Des commerces japonais proposent aux exportateurs français et européens de nombreux objets (porcelaines, laques, estampes, tsuba, etc.). Ces biens sont considérés dans un premier temps comme étant des « japoniaiseries ».

De grandes collections d’objets d’art vont se constituer. Le gouvernement japonais organise de superbes expositions lors des expositions universelles de 1867, 1873 et 1878. Des érudits français – Emile Guimet, Edmond de Goncourt, Georges Clémenceau pour en citer quelques-uns – collectionnent ces objets. Ils sont à l’origine du mouvement culturel français dénommé « japonisme » qui va influencer l’art européen. Dans l’Est de la France, des collections d’art japonais vont se constituer – voir notre article « La collection d’art japonais Cartier-Bresson : une collection d’exception »).

Les premiers échanges commerciaux entre l’Alsace et le Japon vont participer à l’essor du japonisme en France.

L’industrie textile mulhousienne et la culture japonaise

Le Japon s’ouvre au monde, il prend rapidement la décision de rattraper son retard sur les grandes nations mondiales. Sa crainte de devenir une colonie d’un pays occidental est forte. A cette fin, il doit quitter son modèle féodal (ère Edo, 1600-1868) et faire sa révolution industrielle (ère Meiji, 1868-1912). Le pays choisit d’importer les biens qui lui sont nécessaires le temps de se développer.

Dans le domaine du textile, le Japon est producteur de soie et de tissage de coton, il ne travaille pas la laine. Les commerçants d’Osaka s’intéressent à l’industrie du textile de Mulhouse qui est reconnue au niveau mondial. Les fabricants du Haut-Rhin sont parmi les premiers à disposer de machines permettant d’imprimer en 12 ou 16 couleurs. En 1863, les premières commandes sont conclues avec des manufactures réputées comme celle des frères Auguste et Charles Thierry-Mieg. Les Japonais fournissent des objets d’art dont les motifs sont imprimés par les Alsaciens sur des étoffes de laine, qui sont importées au Japon pour confectionner des kimonos et des vêtements chauds pour l’hiver.

Impression motifs japonais
Echantillon de tissu avec motifs japonais © Musée Etoffes Mulhouse

Ces échanges commerciaux durent plusieurs années.

Les motifs imprimés vont fasciner les occidentaux. Ils sont source d’inspiration pour les artistes et les écoles des beaux-arts. La représentation japonaise des paysages, des plantes et des animaux, inspirée du shintô, influence les arts décoratifs en Alsace.

Des étoffes de laine au papier peint alsacien

L’industrie du papier peint est présente en Alsace, à Rixheim près de Mulhouse. La généralisation de l’usage du papier en continu permet de mécaniser la fabrication. Dès les années 1860, la production s’accroît de manière considérable engendrant une diminution des coûts de production et un développement de la pose du papier peint dans les intérieurs modestes français.

Dans les années 1870, l’industrie alsacienne du papier peint va s’inspirer de la culture japonaise.

L’art japonais fournit des motifs nouveaux de modèles et de formes. Les plantes et les animaux à priori modestes occupent la même place que les autres êtres (influence shintô) : la nature est partout. La représentation et la composition des motifs sont une source de nouveauté et d’exotisme pour les Français.

Le Musée du papier peint de Rixheim présente dans ses collections des exemples d’impressions inspirées de la culture japonaise. Certains exemplaires sont été mis en valeur lors de l’exposition « Hokusai – L’illustrateur du mont Fuji – un pédagogue » du 18 novembre 2022 au 12 mars 2023.

Les premiers échanges commerciaux avec le Japon facilitent en Alsace l’appropriation de la culture japonaise dans le domaine de l’impression sur étoffes et sur papier. Et dans le domaine de l’art, une femme alsacienne va jouer un rôle important pour le rendre accessible au public alsacien : il s’agit de Florine Langweil.

Florine Langweil et l’art japonais

Florine Ebstein est née en 1861 à Wintzenheim dans le Haut-Rhin. Orpheline, elle rejoint une cousine à Paris et rencontre son futur mari, Charles Langweil. Criblé de dettes, il l’abandonne avec ses filles en 1893. Florine Langweil reprend le magasin de son mari et décide de se spécialiser dans l’importation directe d’objets du Japon, de Chine et de Corée.

Photo Florine Langweil
Florine Langweil et ses filles 1905 © Musée Unterlinden Colmar

Son sens des affaires et son intérêt pour l’art lui permettent d’acquérir une solide réputation auprès des grands collectionneurs français (Georges Clémenceau). Son expertise en art japonais est reconnue : le Pape Pie XI la consulte d’ailleurs à plusieurs reprises pour expertiser des objets japonais.

Si Florine Langweil est une actrice importante de l’essor de l’art extrême oriental à Paris, elle n’oublie pas pour autant son Alsace natale. Quelques mois avant la Première Guerre mondiale, elle fait un don de caisses d’objets japonais et chinois au Musée Unterlinden de Colmar. Le musée bénéficie de nombreux objets tels que des tsuba du 15e siècle, un sabre du 18e siècle, des kodzuka (couteaux à glisser dans les tsuba des sabres), des inrô (boîtes à médicaments), 14 netsuke, etc.

Garde de sabre japonaise
Garde de sabre (tsuba) – Collection Langweil © Musée Unterlinden Colmar

Florine Langweil décède en 1958 à l’âge de 98 ans. Une partie de sa collection se trouve toujours au Musée Unterlinden. Ce dernier permet au public alsacien de se familiariser à l’art japonais, et organise des expositions.

L’Alsace séduit en retour le Japon par son identité

A la fin du 19e siècle, le Japon s’intéresse à la France dirigée par l’empereur Napoléon III et à l’empire germanique.

L’influence germanique

Au début de l’ère Meiji, les relations entre l’Allemagne et le Japon s’intensifient et les collaborations sont nombreuses. Des experts allemands travaillent au Japon dans le domaine de la médecine, du droit et des questions militaires. De nombreux étudiants japonais fréquentent les universités allemandes. Le goût pour le travail de qualité et les traditions sont appréciées pour leur similitude avec celles du Japon.

Les autorités japonaises accueillent favorablement l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1871. Plusieurs exemples illustrent cette appréciation. L’Empereur Meiji fait un don de deux ginkgos biloba lors de la création par les Allemands du quartier de la Neustadt à Strasbourg. Ces arbres sont plantés sur la place actuelle de la République de Strasbourg. Le futur empereur Hirohito visite Strasbourg en 1921 lors de son unique voyage en Europe de 6 mois. La ville alsacienne est la seule ville de province d’Europe qu’il visite.

Ginko à Strasbourg
Un des ginko biloba offerts par l’empereur Meiji – Place de la République © Ville de Strasbourg

L’Alsace conserve cette image positive au cours du 20e siècle. A partir de 1982 et de la mise en œuvre de la décentralisation de l’État français, les échanges entre l’Alsace et le Japon prennent un nouvel élan.

L’installation d’entreprises japonaises en Alsace

Le vote des lois de décentralisation au début des années 1980 permet aux administrations locales (communes, départements, régions) d’agir économiquement.

En Alsace, les départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin décident d’attirer de nouvelles entreprises sur le territoire. Le Bas-Rhin cherche à séduire les Américains tandis que le Haut-Rhin opte lui pour les entreprises japonaises. Le choix du Japon n’est pas anodin : le pays en forte croissance économique est connu dans le sud de l’Alsace. Le Japon est à la pointe de la technologie dans l’électronique (caméscope, lecteurs de CD, photocopieurs, etc.).

Une délégation alsacienne se rend à Tokyo pour établir des premiers contacts économiques. André Klein est le directeur du comité d’action du Haut-Rhin. Il rencontre le Japonais Mayasuki TOMINAGA. A partir d’octobre 1982, ce dernier dirige le bureau de l’Alsace à Tokyo, dans le quartier de Shinjuku. Son rôle est de contacter les entreprises japonaises pour les convaincre d’ouvrir de nouvelles usines en Alsace.

La dynamique est lancée. Sony est le premier groupe qui ouvre une usine à Ribeauvillé en 1986. La société emploie jusqu’à 1 600 salariés en 1990. D’autres entreprises japonaises s’installent : Ricoh à Wettolsheim en 1987, Sharp, Yamaha, Mitsui chemicals, Menicon, THK, Tokyo Electric Industry, etc. Les entreprises nippones créent ainsi plus de 4 000 emplois. Certains groupes, comme Sony et Yamaha, ont depuis quitté le territoire alsacien. D’autres demeurent : Ricoh notamment. Et de nouveaux s’implantent comme Cyfuse Biomedical KK à Strasbourg en 2022.

Photo inauguration Ricoh 1987
Inauguration de l’entreprise Ricoh en 1987 – Élus alsaciens et représentants de Ricoh – André Klein en 3e position à partir de la gauche – © CEEJA

La nécessité de développer des relations culturelles

Suite à l’implantation d’usines en Alsace, de nombreuses familles japonaises expatriées s’installent dans la région. Mayasuki TOMINAGA convainc les élus alsaciens de développer des relations culturelles entre Alsaciens et Japonais.

Voici un panorama des actions mises en œuvre :

Tournage du drama Sous le ciel bleu d’Alsace à Niedermorschwihr en 1985

Par son travail de lobbying, Mayasuki TOMINAGA persuade le responsable international de la chaîne de télévision FUJI TV de réaliser une émission sur l’Alsace. Ce dernier convaincu, propose une série télévisée intitulée Sous le ciel bleu d’Alsace (Alsace no Aoi Sora en VO). Le tournage a lieu dans le village de Niedermorschwihr avec la collaboration des villageois en 1985. Le spectateur japonais suit le drama de 13 épisodes du 10 octobre au 26 décembre 1985, le jeudi soir à 22h.

Les Japonais découvrent les villages alsaciens fleuris, les maisons à colombages et la culture alsacienne.

Photo drama sous un ciel bleu d'Alsace
Acteurs du drama Alsace no Aoi Sora © Kazuko TOMINAGA – CEEJA

Le transfert d’une maison traditionnelle alsacienne à Little Word en 1986

Les élus alsaciens offre une maison alsacienne au Japon pour être reconstruite dans le Little World Museum of Man. La société des chemins de fer de Nagoya gère ce musée à Inuyama dans le département d’Aichi. La maison est toujours visible actuellement.

Création du Lycée Seijo (1986-2005)

Pour son installation à Ribeauvillé, Sony demande la fondation d’une école japonaise pour l’instruction des enfants de ses salariés expatriés. Le département du Haut-Rhin achète une ancienne école catholique pour jeunes filles à Kientzheim. En avril 1986, le groupe Seijo Gakuen de Tokyo ouvre le lycée japonais. On l’appelle « Lycée Seijo ». La première promotion accueille 122 élèves et jusqu’à sa fermeture en 2005, il éduque un total de 2 500 enfants.

La Collectivité européenne d’Alsace a vendu les bâtiments en 2021.

Création d’un département d’études japonaises en 1986

Créé en 1986 par l’Université de Strasbourg, ce département forme des étudiants qui se destinent à l’enseignement et à la recherche, souhaitent bénéficier d’une formation spécialisée dans le domaine de la traduction ou de l’interprétariat, ou aborder des thèmes concrets en rapport avec la langue et la société du Japon contemporain.

Avec la création de la Maison Universitaire France Japon (MUFJ) en 2001, les deux entités travaillent au développement de la coopération en matière d’enseignement et de recherche avec des universités japonaises.

Installation d’un consulat du Japon à Strasbourg en 1992

Il s’agit du deuxième consulat installé en France par le Japon après celui de Marseille. Son rôle est de renforcer les liens économiques et politiques au niveau régional, d’offrir des services consulaires aux nombreux Japonais installés en Alsace (1 700 environ), et d’organiser des évènements et échanges culturels en Alsace.

Le consulat a fêté ses 30 ans d’existence en 2022.

Logo consulat japon Strasbourg
Le logo du consulat rassemble la cathédrale de Strasbourg, le Parlement européen et le Japon avec le disque solaire

Création du Centre Européen d’Etudes Japonaises d’Alsace en 2001

Association financée par la Collectivité européenne d’Alsace, le CEEJA a pour mission de développer les échanges avec le Japon dans les domaines économiques, culturels, touristiques et académiques. Il porte un projet de musée du manga et anime un cluster d’entreprises japonaises installées en Alsace.

Le CEEJA organise de nombreux évènements culturels dont l’anniversaire des 160 années de relations Alsace Japon.

Des influences réciproques

Les deux cultures continuent d’exercer leur influence. La culture japonaise bénéficie d’un plus fort écho en Alsace.

Soft power japonais

A l’image de la France, l’Alsace a un intérêt croissant pour les mangas et les animés japonais. La dernière organisation de la Japan Addict de Strasbourg en 2022, a réuni près de 20 000 visiteurs en un week-end.

Plusieurs de nos articles relatent l’influence japonaise en Alsace. Les championnes européennes de cosplay sont strasbourgeoises – Melyanis et Miss Miwooki : les championnes européennes de cosplay. Le premier importateur de bœuf wagyu japonais est en Alsace – Le Japon de Philippe Aubron. La première pâtissière française de wagashi s’est installée à Strasbourg – La passion de Charlotte Caspar : les wagashi !. L’Ekiden de Strasbourg a du succès – À la découverte de la Japan Weekend à Strasbourg

L’Alsace kawaii

L’Alsace pour sa part est toujours attractive pour les Japonais. Outre l’installation d’entreprises, des Japonais visitent régulièrement la région et pour certains s’installent – voir Yuki café restaurant le plaisir de la cuisine japonaise authentique.

Le caractère mignon et romantique des villages alsaciens du Haut-Rhin continue de plaire à la population nippone. Des émissions de la télévision japonaise vantent régulièrement les qualités de la région. L’émission ci-après tournée en 2018 illustre cet attrait :

Certains lieux inspirent les décors de célèbres animés. Le charme de la petite Venise de Colmar inspire les décors des animés créés par les studios Ghibli. La maison Pfister rappelle un décor du Château Ambulant. Les enseignes forgées apparaissent dans Kiki la petite sorcière.

Maison Pfister
Maison Pfister à Colmar – © Wikipedia – voir le Château Ambulant

Les relations entre l’Alsace et le Japon continuent d’être vivantes. Les autorités organisent ces célébrations dans l’espoir qu’elles perdurent. Les prochains évènements sont les suivants :

  • Un concert de créations – Hommage au Mt. Fuji (27 mai)
  • Une soirée spéciale autour de l’animation japonaise le 31 mai
  • Une conférence : « Manga du réel » le 2 juin
  • La Japan Addict Z les 3 et 4 juin au Zénith de Strasbourg
  • Le Championnat d’Europe de shogi 2023

Tous les informations se trouvent sur le site du Consulat du Japon.


Sources et liens :

Présentation de Florin Langweil : société d’histoire de Wintzenheim 2006 – Gallica

Page Wikipédia Drama Sous le ciel bleu d’Alsace (en japonais)

Musée Unterlinden de Colmar

Musée du papier peint de Rixheim

Département d’études japonaises de Strasbourg

Consulat du Japon à Strasbourg

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Verified by MonsterInsights