À la découverte de la City Pop
Il est des phénomènes qui s’enracinent loin dans l’inconscient collectif, et qui remuent les tripes d’une façon presque mystérieuse. Nous pourrions vous parler de Dragon Ball, de Takeshi Kitano ou de Céline Dion sur la Tour Eiffel, mais non, rien de tout cela.
Si vous pensiez avoir écumé les recoins d’internet et fait le tour de beaucoup de choses, préparez-vous pour un virage ultra vintage inattendu : le retour en force depuis quelques années de la City Pop シティ・ポップ, genre musical¹ nippon caractéristique des années 1980.
Plongez avec nous dans ce monde fabuleux aux sonorités intemporelles.
C’est quoi la City Pop ? Origines et définition
Après la seconde guerre mondiale, le Japon entre dans une période de reconstruction où sa croissance économique est à la fois fulgurante et exceptionnelle. Elle permet à l’immense majorité des foyers de l’époque de profiter d’équipements modernes, le pouvoir d’achat étant très important alors. L’archipel devient très vite un pionnier des nouvelles technologies, comme la calculatrice, le CD, la montre à quartz ou encore le Shinkansen (le 1er train à grande vitesse).
Les Américains, qui ne sont jamais repartis après la capitulation de 1945, vont alors avoir une influence considérable sur le mode de vie, les hobbies et le style des Japonais.
Concernant l’influence réciproque qu’exercent l’Occident et le Japon sur les arts, elle remonte naturellement au tout début des échanges commerciaux entre Européens et Japonais. Cependant, la mondialisation et l’effervescence des années 1950 ont joué un rôle clé dans la construction des sonorités musicales modernes que l’on connaît…. Autant au Japon qu’en Occident, et c’est là toute la subtilité et la magie de la City Pop :
On ferme les yeux, on laisse son cœur battre au rythme du saxo et du synthé, et nous voilà à savourer toute la douceur d’une époque passée, diablement familière alors même que nous n’étions pas forcément nés, et résolument ailleurs qu’à Tokyo.
C’est donc dans le faste de l’époque qu’est née cette épopée musicale. Largement influencée par la musique américaine des années 1960 et 1970, la City Pop est l’héritage savant du disco, du funk, du Jazz fusion, du boogie ou encore du soft rock. Tellement caractéristique de son époque, et ce ne sont pas des séries comme Stranger Things dont l’action se passe dans les années 1980 qui diront le contraire.
Ces ambiances musicales uniques et leur histoire sont nées à un moment très particulier, celui de l’âge d’or économique du Japon, et c’est peut-être aussi ce qui rend ces mélodies si savoureuses. Alors, les Japonais étaient naturellement plus heureux et optimistes sur l’avenir, et cela s’est aussi traduit dans les productions musicales.
Elles transcendent le présent, forcément plus tumultueux et rempli de défis, pour nous renvoyer à un temps où tout semblait plus simple, plus évident. La nostalgie de la nostalgie, comme dans les paroles de Tatsurō Yamashita :
Les va-et-vient de l’amour qui sont trop chers à atteindre
高くて届かぬ愛の行方も
Quand le crépuscule qui porte la nuit commence à tomber
夜を担う夕闇降り始めたら
Jetez-les sur un joli cœur bourdonnant
素敵なざわめき心に投げ掛けて
Changez-les simplement en souvenirs nostalgiques
ただ懐かしい思い出に摩り替える
Le monde en expansion a une lueur mystérieuse
拡がる世界は不思議な輝きを
Il s’infiltre dans le cœur tout en se libérant
放ちながら心へと忍び込む
Tatsurō Yamashita – Sparkle (1982)
Comme vous pouvez le découvrir dans cette chanson, la City Pop peut provoquer rapidement des sensations de pétillance, de douceur, de bonheur simple, de joie profonde !
Musique résolument urbaine, branchée, que ce soit en soirée à Osaka dans la discothèque Maharaja ou au bord de la mer à Kamakura dans une décapotable, rien n’arrête cette vague. C’est en explorant le répertoire des artistes qui ont façonné cette époque que l’on comprend mieux pourquoi cela résonne en nous depuis si longtemps. Nous en reparlerons plus bas.
Une famille d’artistes à découvrir
La puissance de la musique ne cesse d’émerveiller : traverser des générations, des continents, pour émouvoir, encore et encore. Ce qui est incroyable ici, c’est la familiarité singulière des compositions. Bercé par la culture musicale et télévisuel américaine, personne ou presque, né dans les années 1980 et au-delà, n’a échappé à des séries comme la Croisière s’amuse ou Drôles de dames, ou des artistes comme Bob Dylan ou les Byrds. C’est comme redécouvrir ce qui a façonné les seventies et les eighties, dans un second souffle, un vent de fraîcheur nouvelle, et… avec des paroles en japonais évidemment.
Taeko Ohnuki 大貫 妙子 fut une des premières artistes à produire de la City Pop. Bien qu’ayant été peu acclamé à sa sortie, son album Sunshower de 1977 a progressivement gagné en notoriété, pour devenir avec le temps une référence en la matière. Elle a montré la voie à beaucoup d’autres artistes par la suite.
L’année suivante c’est Takeuchi Mariya 竹内 まりや qui nous flatte les oreilles avec son album BEGINNING. Elle continuera les productions musicales régulières, enregistrés en partie à Los Angeles, preuve supplémentaire des liens entre Pop américaine et City Pop. Et c’est en 1982 qu’elle épouse son collègue et musicien : Tatsuro Yamashita.
Tatsurō Yamashita 山下 達郎, artiste prolifique et immensément reconnu au Japon, a débuté sa carrière solo en 1975. Ses albums Ride on Time (1980) et For You (1982) sont devenus des classiques, avec des rééditions en cassette (!) et vinyle l’année passée. Sa chanson Christmas Eve sortie en 1983 est devenue un standard des chansons de Noël au Japon.
Minako Yoshida 吉田美奈子, autrefois membre du groupe Amii’s Army avec justement Tatsurō Yamashita, productrice et multi-instrumentaliste est l’autrice de plus de 20 albums. Étrangement moins appréciée et reconnue que d’autres de ses contemporains, son style et sa vibe unique méritent largement d’être connu.
Anri 杏里 démarre sa carrière à tout juste 17 ans, et enchantera quelques années plus tard avec sa chanson Remember Summer Days de l’album Timely!!, ou encore le titre Cat’s Eye ! Elle fut l’une des premières artistes de City Pop à voir son travail introduit dans une série animée. Pour notre plus grand plaisir, il faut bien l’avouer. Mysterious girl !
Happy End はっぴいえんど, groupe de rock des années 1970, est le premier du genre à chanter en japonais. Avant cela, il était de coutume que les artistes japonais s’essayant à la Pop d’inspiration américaine entonnent leur chanson en anglais. Ils sont particulièrement connus en Occident pour leur titre Kaze Wo Atsumete 風をあつめて, qui figure dans la bande originale du cultissime film Lost in Translation de Sofia Coppola.
Miki Matsubara 松原 みき est l’interprète du tube Stay with me de 1979. Elle a également collaboré dans plusieurs séries d’animation elle aussi, comme Dirty Pair: The Movie et Mobile Suit Gundam 0083: Stardust Memory.
Et il y en a tant d’autres…
Le journaliste Kimura Yutaka a pris soin d’éditer un recueil regroupant une centaine de titres majeurs de City pop, à découvrir. La liste complète et traduite peut être visualisée en suivant ce lien.
L’ensemble des plateformes de streaming regorgent également de playlists intéressantes, en voilà une, mais le plus important est que vous fassiez vos propres recherches. Laissez-vous toucher et transporter, prendre la hauteur, prendre le large…
Un retour en gloire
Genre oublié des années 80, et certainement ignoré des Occidentaux, la City Pop connaît un regain d’attention grâce aux réseaux sociaux, et en particulier à des vidéos YouTube comme celle du titre Plastic Love de Mariya Takeuchi. Comme dans le cas de Tatsurō Yamashita, face à l’engouement général, un nouveau clip est tourné et publié au début des années 2020. 45 millions de vues plus tard, tout va pour le mieux.
Peu à peu, l’intérêt grandissant, de plus en plus de personnes s’intéressent au phénomène et tombent dans la spirale enivrante. Des communautés se créent – reddit.com/r/citypop/ – et des fans de tous horizons partent en quête des précieuses galettes de polychlorure de vinyle de leurs nouveaux idoles passés.
Le phénomène des playbacks sur TikTok vient compléter l’engouement général et c’est un feu d’artifice.
Yukika, jeune star japonaise de K-pop, relate quelques souvenirs dans une interview de 2022³ :
« La city pop était présente dans ma famille et dans la musique japonaise depuis bien longtemps. C’est quelque chose que j’écoutais déjà naturellement et que j’appréciais déjà.«
C’est là une réminiscence toute ordinaire, et puissante. Les internautes et amateurs du monde entier prennent le relais pour se “remémorer” à leur tour les bienfaits de ces mélodies passées. Aussi mystérieux que cela puisse paraître, que Yukihrio Takahashi ou Shigeru Suzuki fassent vibrer les murs des salons français, 40 ans après avoir investi les familles japonaises, est là une forme de reconnaissance admirable et bienvenue.
City Pop et Anime
Nous avons parlé des liens étroits entre City Pop et anime chez nous. Vivant avec leur temps, les producteurs de séries d’animation ont évidemment été piochés dans les tubes de l’époque pour embellir leurs créations. Et il en est une particulière dont la bande originale toute entière mérite d’être citée : City Hunter, alias Nicky Larson pour les francophones.
Manga et série d’animation intemporelle de Tsukasa Hōjō, la richesse de l’OST et le panel d’artistes qui ont participé à celle-ci en fait un véritable “nid” à tubes.
Biberonné aux aventures de Ryo Saeba, c’est probablement la représentation inconsciente la plus évidente du genre : des ruelles éclairées aux néons, une grande densité urbaine, des clubs, des courses-poursuites, des jolies filles… le cocktail Pop par excellence.
Et tout naturellement, comme amateur de séries animées ayant grandi à cette époque, le lien se fait : la mémoire des bandes originales est ravivée dès les premières notes électriques des tubes d’alors que l’on découvre pour la toute première fois. On ne s’étonne plus que ces titres nous soient si familiers.
C’est fluide, évident, tout le monde peut rentrer dedans sans la nécessité de devoir parler japonais.
Un héritage sans fin
L’éventail de la City Pop est immense, il s’ouvre et se déploie peu à peu, laissant paraître sous nos yeux toutes les couleurs et les nuances d’un genre en pleine résurgence. Évolution des mélodies pop ensoleillées du soleil californien et des clubs de jazz branchés du pays de l’Oncle Sam, il fait éclater en nous de puissantes émotions parfois oubliées, ou enfouies profondément dans nos mémoires.
Extatique, d’un bond, ce sont les corps qui s’élèvent et bougent au rythme d’une basse endiablée, ensorcelés, possédés par la douceur d’une expérience collective lointaine, et salutaire.
Certains pensent que le passé est un nouveau moyen de “réassurance”, ou encore une “stratégie d’évitement face à une société très anxiogène”.
Cette approche, présentée dans un article paru récemment⁴ est intéressante en cela qu’elle soulève la tendance d’un phénomène de société important. Loin d’être l’apanage de notre époque contemporaine, il y a peut-être un terrain plus fertile au marché de la nostalgie aujourd’hui qu’hier. Rendu possible par l’avènement d’internet à la fin des années 90, et plus particulièrement avec la décennie 2010 et l’explosion des réseaux sociaux.
Il n’empêche que la City Pop possède une saveur qui va bien au-delà du “bon goût du passé”. Elle est révélatrice, elle met en vie, elle incite ses curieux vers plus d’audace, elle est généreuse. Tant à offrir, à nous de choisir de la recevoir comme il se doit.
Bonne re.découverte !
Bonus
Voici un mix live sur Vinyles de plus de 2h45 absolument magique, de DJ WIR. À consommer sans modération…
Notes
¹ le terme City Pop peut être perçu davantage comme une classification de genres, plutôt qu’un genre musical à part entière.
² Source : https://dozodomo.com/2023/06/15/japon-annees-50-en-images/
³ Yukika on the revival of city pop: “People that are into that niche genre will follow”
⁴ Nos époques doudous, article du journal Le Monde paru le 7/9/2024