Kamen Rider Black Sun : quand la politique s’invite dans le tokusatsu
2025 marque un tournant pour la licence de superhéros tokusatsu Kamen Rider. En effet, depuis le mois de septembre, la série de l’année, Kamen Rider Zeztz, est diffusée officiellement dans le « monde entier » via YouTube… si tant est que le monde entier n’inclue pas l’Union européenne. Eh oui, la série n’est pas accessible en France et dans le reste de l’Europe sauf en Grande-Bretagne. Cependant, techniquement, il est possible de regarder chez nous et de manière tout à fait légale une des entrées de la franchise sur Amazon Prime : Kamen Rider Black Sun, que nous allons aborder ici non pas sous l’angle tokusatsu, mais sous l’angle politique. Alors, accrochez-vous, et partez avec Tokulture à la découverte de l’histoire et de la politique japonaises d’après-guerre grâce au héros-sauterelle !
Article rédigé par Vincent M. de l’équipe Tokulture
C’est quoi, Kamen Rider ?
Avant de plonger dans l’univers de Black Sun, un petit topo sur ce héros semble de mise. Si vous voulez en savoir plus sur sa place au panthéon du tokusatsu, nous vous invitons à lire cet article, mais pour le présenter en quelques lignes, Kamen Rider est le protagoniste du programme télévisé éponyme, conceptualisé sur demande des studios Tôei par Shôtarô Ishinomori, figure fondatrice du manga encore trop ignorée dans nos contrées. Depuis la première série en 1971, le héros à moto a été décliné tous les ans avec plusieurs hiatus entre 1972 et 1999, avant de revenir sur le devant de la scène en l’an 2000. Depuis, il continue son petit bonhomme de chemin avec une série par an.


Cependant, Kamen Rider Black Sun ne s’insère pas dans cette logique annuelle. Sorti en 2022, il s’agit de ce qu’on pourrait qualifier de projet annexe à la licence, et ce à plusieurs titres. D’abord pour son format en dix épisodes, à l’opposé de la cinquantaine habituelle. Ensuite, pour sa distribution en streaming avec tous les épisodes déposés d’un coup sur la plateforme Amazon Prime, alors que les séries « principales » sont diffusées de manière hebdomadaire à la télévision. Troisièmement, car la série est destinée à un public adulte. Et finalement, car il s’agit du remake d’un opus culte pour les fans : Kamen Rider Black.


À l’origine de Black Sun : Kamen Rider Black
Diffusée en 1987, Kamen Rider Black était la série du renouveau après un second hiatus entre 1981 et 1986. Censée revenir aux racines de la première mouture, elle fut produite en parallèle d’un manga éponyme bien plus sombre par Ishinomori, la version télé ayant quand même pour objectif de vendre des jouets aux petits Japonais. Cependant, si l’on se penche sur ces deux versions, il est vrai que Kamen Rider Black était particulièrement « noire » (vous l’avez ?) et abordait des thèmes chers à Ishinomori : la solitude du héros qui se sent lui-même monstrueux (les pouvoirs d’un Rider ayant toujours les mêmes origines, de près ou de loin, que ceux des adversaires qu’il affronte), les folies de la science, etc. Parallèlement, certains scénarios de la série se basaient sur des problèmes qui inquiétaient la société japonaise, comme l’incursion des « nouveaux mouvements religieux » (comprendre, les sectes) en politique (épisode 38), ou encore des questions internationales, comme les enfants soldats (épisode 24).

Quand on regarde ne serait-ce que les bandes-annonces de la série, on peut se demander si les équipes de Kamen Rider Black Sun ont cherché à renouer avec l’esprit de Shôtarô Ishinomori. L’interrogation est légitime, mais nous en doutons. En effet, malgré les quelques références aux problèmes sociétaux et internationaux cités ci-dessus, les réflexions de Kamen Rider Black, aussi bien dans le manga qu’à la télé, sont plus souvent liées au personnage lui-même, à son appréhension du monde en tant que créature surnaturelle, et à la manière dont il peut utiliser ses pouvoirs pour faire le bien. Dans cette optique, il est impossible d’ignorer les messages d’humanisme et d’entraide distillés çà et là dans les chapitres papier et les épisodes télé. Mais il est plus difficile de qualifier ces propos de politiques à proprement parler… (laissez-nous finir avant de vous emporter)
Une œuvre politique
Ceux qui se sont déjà intéressés au sujet ont peut-être trouvé des mèmes et autres vidéos expliquant que Kamen Rider a toujours été « politique », car le héros de la première série se battait contre une organisation émanant des nazis, qu’un des monstres de la série Kamen Rider X est littéralement une fusion d’Hitler et d’une étoile de mer (Hitode-Hitler, Hitloile de mer en français, si vous voulez). Mais nous pensons que cette imagerie nazie ne sert qu’à invoquer un imaginaire commun du mal absolu, compréhensible et identifiable par tous, surtout dans les années 1970.


De plus, dans une logique du « tout politique », alors oui, Kamen Rider l’est, justement à travers les idéaux cités ci-dessus. Mais dans ce cas, Ultraman et les Super Sentai, ainsi que Godzilla, le sont tout autant.
Notre message, c’est que Kamen Rider Black Sun pousse cette idée encore plus loin. La série aborde les thèmes de la solitude du héros, mais c’est le reste, le « politique » qui prend le pas. Cependant, si nous devions lui apposer cet adjectif, nous ne le ferions qu’après le mot « brûlot ». D’ailleurs, le ton est posé dès les premières minutes, bien que rien ne prépare le spectateur à sa conclusion, malgré la montée en puissance du propos à travers les épisodes.
Dans cet article, nous verrons comment le réalisateur Kazuya Shiraishi, connu entre autres pour la duologie de films de yakuza The Blood of Wolves (2018 et 2021, jamais sortie chez nous, mais projetée en festivals) et le scénariste Takahashi Izumi, qui avait travaillé avec lui sur The Devil’s Path (2016, jamais sorti chez nous non plus), se sont servis du médium Kamen Rider pour façonner un message politique.
(Attention, le texte qui suit est rempli de spoilers. De plus, sa lecture sera plus agréable après visionnage de la série, que nous vous recommandons chaudement, l’objectif ici étant de mettre en avant les parallèles entre la fiction et la réalité qui soutiennent le propos politique de la série.)
Synopsis de la série
L’histoire se déroule en 2022, un demi-siècle après que le gouvernement japonais ait proclamé l’égalité entre les humains et les kaijin. Cependant, dans les faits, une partie de la population souhaite la mort à ces derniers, alors qu’ils ne font que vivre paisiblement en société. Aoi Izumi, jeune activiste élevée par sa tante dans un quartier où la population kaijin est importante, fait la connaissance de Kôtarô Minami, kaijin locuste, dont la nature pourrait bien changer la donne.
Kaijins et Coréens
Dans le tokusatsu, les kaijin sont à opposer aux kaijû. Si les seconds sont des monstres géants, tel Godzilla, les premiers sont des monstres à taille humaine. Dans Kamen Rider Black Sun, le terme ne désigne pas des monstres à proprement parler, mais des hybrides d’animaux et d’humains. On peut le devenir soit grâce à une intervention chirurgicale, soit en naissant d’un ou deux parents kaijin. Contrairement à la série originale, où les kaijin n’ont qu’une seule forme ignoble, ceux de Black Sun en possèdent deux : une humaine et une hybride, entre lesquelles ils peuvent alterner à souhait, bien que la seconde décuple leurs capacités physiques et mentales. Cet aparté sur la nature des kaijin était indispensable pour ne pas tordre le propos de la série. Nous avons affaire à des humains un peu différents du commun des mortels. Et c’est important pour comprendre le parallèle dressé avec le monde réel.

Les lecteurs les plus assidus du JdJ connaissent sans doute les « Zainichi », les Coréens du Japon de première, deuxième, troisième, voire quatrième génération, qui subissent le racisme d’une partie des Japonais. Si nous les mentionnons, c’est parce que les kaijin sont une métonymie de ces habitants de l’archipel. Et nous insistons ici, le propos de la série n’est en aucun cas raciste. Il ne s’agit pas de qualifier les Coréens de monstres, bien au contraire. Dans un vrai tour de force de la part du scénariste et du réalisateur, ces designs parfois grotesques fonctionnent comme reflets de l’intention xénophobe de l’observateur : les monstres n’existent que dans les yeux de celui qui veut les voir.


Le téléspectateur non aguerri pourrait monter au créneau à la vision du premier épisode (la bande-annonce de la série avait d’ailleurs fait polémique), qui s’ouvre sur une manifestation revendiquant l’expulsion ou la mort des kaijins, très vite contrée par leurs opposants. La scène est filmée de manière à rappeler les altercations qui ont lieu entre les partisans des droits des Coréens et le groupe identitaire Zaitoku lors de leurs défilés xénophobes (Zaitoku est le diminutif de Zainichi tokken wo yurusanai shimin no kai, soit l’« association citoyenne opposée aux privilèges des Coréens du Japon »). Cependant, il suffit de quelques épisodes pour comprendre que les « monstres » de la série ne sont en fait que des humains ordinaires, avec leurs qualités et leurs défauts.
D’ailleurs, pas mal de scènes se déroulent dans le quartier des kaijin qui rappelle étrangement Tsuruhashi, le quartier coréen d’Osaka. Les images en illustration de l’article parlent d’elles-mêmes, mais d’autres éléments, plus discrets, appuient encore ce parallèle : les hanboks, robes traditionnelles coréennes chez la mère adoptive d’Aoi, les écriteaux proposant des gâteaux de riz coréens, les tteokbokki, ou encore des affiches carrément en langue coréenne. On aperçoit aussi des friandises de la péninsule en offrandes lors de la veillée funèbre de Shunsuke, jeune kaijin battu à mort par des activistes anti-kaijins.





Aux origines de la marge : les Zainichi
Pour creuser davantage ce parallèle avec les kaijin, il est indispensable de connaître l’origine des Zainichi. On observe un phénomène d’immigration coréenne dès le début de la Restauration Meiji (1868), à la suite de la signature du traité d’amitié entre le Japon et la Corée (traité de Ganghwa) en 1876. Cependant, la véritable première vague prend place avec l’annexion de la péninsule en 1910. Devenue colonie de l’empire du Soleil Levant, elle voit nombre de ses habitants rejoindre l’archipel, en partie à cause de la réforme agricole entre 1910 et 1918, qui n’était de fait qu’une confiscation des terres arables par les Japonais. Les Coréens quittaient donc leur pays, parfois malgré eux, dans l’espoir d’une vie meilleure. Une fois sur place, ils constituaient une main-d’œuvre bon marché pour les usines du Japon… et comme on l’observe souvent dans ces logiques coloniales, il va sans dire qu’ils subissaient le rejet des locaux, un racisme qui connaîtra son apogée lors du séisme de Tokyo de 1923, lorsqu’on les accusa de profiter du chaos pour piller les habitations japonaises…
Une deuxième vague moins importante par sa durée et son objectif et qu’on peut diviser en deux « sous-vagues », a eu lieu aux alentours de la Guerre du Pacifique (1941-1945). Dès 1938, l’armée impériale japonaise grossit ses rangs en accueillant des Coréens sur demande des intéressés. Parallèlement, il était possible pour les travailleurs coréens de venir au Japon, soit seul, soit en groupe. Cependant l’immigration, si on peut la qualifier de telle, s’intensifia à partir de septembre 1944, lorsque le gouvernement impérial instaura la réquisition forcée des Coréens (Chôsenjin chôyô), aussi bien dans les forces militaires qu’ouvrières.
Après la capitulation, ces Coréens (ou leurs enfants) le sont restés. On ne leur attribua pas la nationalité japonaise, et on les força même à choisir entre la nationalité sud ou nord-coréenne après la guerre de la péninsule (1950-1953), tout en leur octroyant un statut de « résident permanent spécial », alors que certains d’entre eux n’avaient jamais vécu en Corée, ou ne l’avaient connu que lors de leur petite enfance. D’ailleurs, il était pour certains impossible d’y retourner, car ils n’y avaient plus aucune famille… C’est ainsi que le Japon créa des apatrides de fait, qui devinrent malgré eux des rebuts de la société, le racisme étant toujours très prégnant pendant toute la période d’après-guerre.
En outre, le droit du sol n’existant pas au Japon, les descendants de ces personnes conservent encore aujourd’hui cette nationalité « étrangère », et ne peuvent prétendre à la japonaise que sur demande expresse, au même titre que n’importe quel étranger, bien qu’ils disposent d’une procédure spéciale accélérée. Notons par ailleurs que les parents issus des première et deuxième générations avaient du mal à accepter que leurs progénitures deviennent japonaises. Ces réticences furent exacerbées au début des années 2000, lorsque la troisième génération atteint l’âge adulte : des gens qui n’avaient jamais connu que le Japon, qui ne parlaient pas bien voire pas du tout coréen, et qui, avec l’opulence du miracle économique et l’avènement de la télé, partageaient les mêmes références culturelles que leurs camarades japonais. (Pour en savoir plus sur la construction de l’identité de ces personnes, nous vous conseillons de visionner le film GO [2003 par Yukisada Isao] et la série Ikebukuro West Gate Park, tous deux tirés de romans éponymes, ainsi que le film documentaire Soupe & Idéologie présenté lors de la seconde édition de Fenêtres sur le Japon.)
Aux origines de la marge : les kaijin
Maintenant, penchons-nous sur les kaijin dans Kamen Rider Black Sun. Ces hybrides sont nés d’une manipulation génétique. Plus précisément, il s’agit d’insérer dans le corps humain une pierre imbibée d’un fluide bleu issu du kaijin originel (on y vient) mélangé à de l’ADN animal ou végétal. Cependant, les kaijin peuvent se reproduire entre eux ou avec d’autres humains (prouvant donc qu’ils le sont eux aussi), et donner naissance à d’autres kaijin. Ces derniers sont ainsi très semblables aux Zainichi de deuxième génération et plus : ils sont nés kaijin sans qu’on ne leur donne le choix.
La métaphore prend toute sa force lorsqu’on apprend leur origine. Dans la série, le premier kaijin, qui a engendré tous les autres directement ou indirectement, se nomme « Roi de la Création » (Sôseiô en japonais). Il est le fruit d’une expérience scientifique de l’armée impériale dans les années 1930. Dans les épisodes 8 et 9 qui se focalisent sur ce personnage, il est impossible pour le spectateur aguerri de ne pas penser à la Mandchourie, un territoire chinois envahi par le Japon en 1932, et qui devint pour quelques années une espèce de seconde colonie à travers un gouvernement fantoche installé par le Japon. Nous ne nous attarderons pas sur l’histoire complexe de ce territoire, mais vous pouvez en savoir plus ici. Nous sommes cependant obligés d’évoquer ce point, car le réalisateur et le scénariste de Black Sun ont enchevêtré plusieurs éléments de l’Histoire japonaise pour créer leur univers. Ainsi, si le vécu des kaijin rappellent celui des Zainichi, leur origine évoque une unité scientifique dont les laboratoires étaient situés en Mandchourie.




L’unité 731, puisqu’il faut bien la nommer, était officiellement consacrée à la recherche sur la prévention des épidémies, officieusement chargée de développer des armes bactériologiques grâce à des expérimentations sur des humains. La véracité de ces expériences est sujette à débat, mais les clichés que la protagoniste Aoi découvre dans un dossier contenant des infos sur le premier kaijin, ainsi que le flashback de cet événement, s’inspirent beaucoup des quelques archives photographiques encore existantes.
Que tirer de cela ? Tout simplement que le Japon, aussi bien dans la réalité que dans l’univers de Black Sun, a créé de lui-même l’objet de sa propre haine. En effet, les Zainichi n’ont jamais demandé à l’être. Ils le sont devenus à cause des décisions politiques et économiques d’un gouvernement de guerre expansionniste. Cependant, le rejet de la société les a poussés à organiser des communautés d’entraide, phénomène visibles chez les kaijin de la série. Et comme on l’observe souvent dans l’Histoire, et encore maintenant à travers le monde, lorsqu’une population issue des retombées de politiques coloniales tente de s’affirmer, elle devient la cible d’idées et d’actions haineuses…
Vous aurez compris à travers ces lignes la manière dont le réalisateur et le scénariste ont invoqué l’Histoire du Japon ainsi que son imaginaire pour construire leur univers. Cependant, le maelstrom d’idées est encore plus complexe, les critiques développées dans la série ne se limitant pas au passé. Elles sont d’ailleurs cristallisées dans le présent à travers la figure du Premier ministre, un certain Shin’ichi Dônami, qui rappelle étrangement Shinzô Abe, Premier ministre du Japon en 2006 et 2007, puis entre 2012 et 2020. Si vous ne le connaissez pas, c’est celui qui a été assassiné en public le 8 juillet 2022. Mais la ressemblance se lit même dans le passé du personnage. En effet, il est le petit-fils de Michinosuke Dônami, un des premiers Premier ministre d’après-guerre, qui avait supervisé les recherches de l’armée impériale sur les kaijin dans les années 1930… sachant que le grand-père de Shinzô Abe, Nobusuke Kishi, était une des personnes les plus influentes dans le développement de la Mandchourie où se trouvait l’unité 731 !




Et voilà, la boucle est bouclée !
Ce n’est pas tout ce que nous avons à dire sur les figures de ces deux Premiers ministres, mais nous reviendrons à eux un peu plus loin, à la lumière des éléments qui suivent.
Les kaijin : Coréens, mais pas que…
Les kaijin de Kamen Rider Black Sun pourraient donc être qualifiés d’avatars de l’histoire du Japon. Nous l’avons vu grâce aux deux éléments précédents (Zainichi, Mandchourie), mais cela ne semblait pas suffisant pour les équipes. Selon nous, ces hybrides servent d’excuses pour dépeindre une fresque de l’histoire d’après-guerre bien éloignée du roman national japonais contemporain. Si on devait résumer celui-ci, voici ce à quoi on arriverait très grossièrement :
- La reconstruction du pays, du début de l’occupation étasunienne jusqu’aux deux années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’accord de paix entre le Japon et les États-Unis signé en 1952 à San Francisco.
- Le miracle économique japonais, illustré par la célèbre phrase du livre blanc de l’économie de 1956 : « La période d’après-guerre est bien terminée » (« Mohaya sensô de wa nai »). Il débute en 1954, quand la croissance du Japon atteint pour la première fois un nombre à deux chiffres, avant de se terminer en 1973 avec le premier choc pétrolier. Dans l’imaginaire japonais, on pense d’abord aux Jeux olympiques de Tokyo en 1964 et à l’Exposition universelle d’Osaka en 1970.
- Le ralentissement économique de 1973 à 1985, à cause des deux chocs pétroliers.
- La période de la « bulle économique » et son explosion, dues à la dépréciation du dollar par rapport au yen suite aux accords du Plaza (1985).
- La décennie perdue, devenue deux décennies avec la crise financière de 1997, puis trois avec la crise des subprimes de 2007. Notons quand même que depuis le milieu des années 1990, l’économie japonaise suit plus ou moins les mêmes tendances et trajectoires que la plupart des pays du Nord à cause de l’accélération de la mondialisation due à l’avènement d’internet.
Cependant, c’est justement les côtés les moins connus de l’histoire du Japon (aussi bien par les Japonais que le reste du monde) qui ont inspiré le scénariste et le réalisateur, en particulier des épisodes et événements dont les protagonistes sont des gens « à la marge ».
Le premier exemple frappant est l’association des kaijin aux grands mouvements étudiants de contestation au tournant des années 1960 et 1970. Dans la réalité, leurs revendications étaient en partie similaires à celles de leurs homologues américains qui demandaient la fin de la guerre du Vietnam, le Japon étant aux premières loges du conflit à cause de la présence militaire des États-Unis à Okinawa (techniquement occupé par les États-Unis jusqu’en 1972). La question était d’autant plus épineuse sur l’archipel que le traité de sécurité nippo-américain, signé en 1952 et révisé en 1960, devait être prolongé en 1970.


Cependant, bien que les groupes féministes japonais prennent racine dans ces mouvements, le Japon n’a pas connu d’autres « fronts de libération », comme on a pu l’observer avec les Noirs aux États-Unis, ou les LGBT dans beaucoup de pays occidentaux. C’est dans ce creux que se sont infiltrés les créateurs de Kamen Rider Black Sun pour étayer leur propos. Il n’aura pas échappé au spectateur, surtout américain, la référence à George Floyd dans un plan où un kaijin se plaint de ne pas pouvoir respirer, alors qu’un policier écrase sa nuque avec son genou. Par ailleurs, l’épisode 2 s’ouvre sur l’immolation d’un kaijin qui rappelle à s’y méprendre les exécutions clandestines de Noirs Américains par le Ku Klux Klan. Cette scène terrible sert d’introduction à un épisode centré sur les mouvements étudiants de l’époque. Ici aussi, les images à l’écran font écho aux vidéos et photos d’archive de la réalité : on a vraiment l’impression étrange d’être propulsé au cœur du « conflit de l’Université de Tokyo » (Tôdai Funsô) de 1968, pendant lequel des étudiants revendiquèrent l’extraterritorialité de l’établissement, avec pour apogée l’occupation de l’auditorium Yasuda. Ce qui dénote de l’histoire réelle, ce sont les revendications de ces manifestants, dont les rangs sont composés d’humains et de kaijin. En effet, malgré quelques évocations de la guerre et des États-Unis, ils luttent principalement pour la fin des discriminations anti-kaijin.
Dans la série, une partie de ces activistes déçus du mouvement font scission pour créer le groupe Gorgom, avec pour première mission le kidnapping de l’étudiant Shin’ichi Dônami, petit-fils du Premier ministre en place : une action terroriste qui prouve une radicalisation certaine, à l’instar de l’Armée rouge japonaise (Nihon Sekigun), une émanation indirecte des luttes étudiantes, partisane de l’action directe et qui fit régner la terreur dans les années 1970. Par manque de place, nous ne nous attarderons pas sur ces mouvements, mais vous pourrez creuser le sujet en visionnant United Red Army, film de 2007 réalisé par Kôji Wakamatsu, ou en consultant les liens suivants :
- Mai 68 : sous les pavés nippons… la révolution (Article du Journal du Japon du 18 mars 2020 par Justine Ferry)
- Les étudiants japonais en 1968 (article de Grégoire Sartre, 2018)
- Japon 1968 : la révolte étudiante la plus longue et la plus violente du monde (article de presse de Christophe Paget, 2018)
- Rendez-vous avec X (émission de France Radio) du 28 mars 2021 consacrée à l’Armée rouge japonaise
- Le documentaire Le Front armé anti-japonais de l’Asie de l’est présenté à la première édition du festival Fenêtres sur le Japon.
Relevons quand même le coup de génie : le scénario se sert de cette faction radicale pour justifier la présence de « méchants kaijin » dans un univers où ceux-ci représentent une minorité opprimée.
Zainichi, unité 731, mouvements étudiants… cela pourrait être suffisant en termes de références à l’Histoire, mais les créateurs ont donné une dernière dimension à ces personnages, plus subtile cette fois, à travers les Burakumin. Peu connu en Occident, ce mot désigne des Japonais qui ne sont discriminés qu’au seul titre que leurs ancêtres exerçaient des métiers qui souillaient soi-disant le corps et l’âme : équarrisseurs, tanneurs, bourreaux, etc. Véritables parias dans l’ancien système féodal, leurs descendants l’ont été aussi pendant très longtemps, le rejet dans la société actuelle étant encore très prégnant.

Dans la série, le mouvement radical Gorgom, qui use dans un premier temps de la violence pour faire valoir ses revendications, se targue d’un drapeau qui fait écho à celui de la Société des niveleurs de tout le pays (Zenkoku Suiheisha), organisation de Burakumin fondée en 1922, qui donnera ensuite naissance en 1955 à la Ligue de Libération des Burakumin (Buraku Kaihô Dômei). Et c’est d’ailleurs sur ce parallèle que se termine la série, l’étendard du groupe qu’Aoi comportant les trois couleurs de celui de la LLB.





Vous l’aurez compris, le réalisateur Kazuya Shiraishi et le scénariste Takahashi Izumi s’en sont donné à cœur joie pour transformer l’image des monstres des séries Kamen Rider. Dans cette mouture, les niveaux de lecture sont multiples, et les kaijin font office de mille-feuilles de l’histoire des discriminations au Japon.
Cependant, il serait dommage de limiter l’analyse de cette œuvre à ces créatures.
Un personnel politique va-t’en guerre…
Bien que les kaijin soient le vecteur principal du propos de la série, celui-ci est renforcé par des références bien plus directes à la vie politique japonaise et aux discussions qui y font rage. Sans rentrer dans les détails, certains lecteurs sont peut-être au courant que l’aile droite du pays (dont une majorité du Parti Libéral Démocrate [PLD], parti au pouvoir actuellement) ainsi que le bloc central, voudraient quelque peu se détacher de la Constitution de 1947.
Ce désir se traduit dans plusieurs débats qui agitent le pays depuis des décennies, mais qui se sont intensifiés ces dernières années. Notons entre autres l’inscription des Forces d’autodéfense japonaises (FAD) dans la Constitution, ce qui figerait dans le marbre l’utilisation de la force armée ; la possession de l’arme nucléaire, sachant que le Japon pourrait la développer en quelques mois ; ou encore le droit à la défense collective, qui entraînerait le Japon dans un conflit si un de ses alliés était attaqué (comprendre les États-Unis à travers l’accord de défense). Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’une certaine partie de la classe politique japonaise veut tordre le cou au pacifisme d’après-guerre consacré par l’article 9 de la Constitution :
Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.
La création des FAD relevant déjà d’une interprétation très extensive de l’article pour contourner son esprit, vous comprendrez facilement que toutes les idées citées ci-dessus seraient, si adoptées, autant de clous plantés dans le cercueil du pacifisme japonais.
Dans la série, les kaijin se retrouvent malgré eux au cœur de ces questions. Dans l’épisode 3, les têtes pensantes du jeune mouvement Gorgom décrochent un entretien avec le Premier ministre de l’époque, Michinosuke Dônami, après avoir pris son petit-fils en otage. Sans doute inquiet d’une possible insurrection, que les humains seraient voués à perdre étant donné la puissance physique des kaijin, Dônami propose un accord machiavélique : mettre fin aux discriminations en promettant protection et éducation à tous les kaijin, mais seulement en échange d’une promesse… accepter secrètement d’être utilisés comme armes bactériologiques dans un futur proche ou lointain, après la possible révision de la Constitution et donc l’abrogation de l’article 9. Même s’ils grossissent le trait, impossible de ne pas voir dans ces propos une critique acerbe de ces affirmations quasi bellicistes.




D’autant plus que pour maintenir en vie cette manne guerrière, le gouvernement n’hésite pas à produire directement du Heat Heaven, une boisson qui permet aux kaijin de conserver leur jeunesse, sachant que cette mixture est en partie créée à partir d’humains. Et c’est avec horreur que le spectateur découvre que dans cette dystopie, la matière première est composée de toutes les personnes qui « ne serviraient plus à la société » : personnes âgées vivant seules, LGBT ne pouvant avoir d’enfants, etc.
Comment ne pas voir dans ces répliques l’ombre de Moi Sugita ? En juillet 2018, alors qu’elle était députée à la Chambre des représentants, elle a déclaré que les impôts ne devraient pas servir aux politiques de soutien des LGBT, étant donné qu’ils ne pouvaient pas avoir d’enfants, et que par conséquent, ils étaient improductifs pour la société…
Kamen Rider Black Bloc ?
À travers ces quelques paragraphes, nous avons tenté de montrer comment Kamen Rider Black Sun a fait appel à différents éléments de l’histoire du Japon et de sa société pour créer une série fortement politique. Et ce n’était sûrement pas tâche facile, étant donné le matériel de base, bien éloigné de ces questions.
Comme nous l’avons dit au début de ce texte, nous considérons cette série comme un brûlot politique. À travers son propos, bien sûr, mais l’idée se renforce avec son dénouement.
Premièrement, la mort de Shin’ichi Dônami. Dans une scène marquante dans laquelle il ne peut être qualifié que de bouffon, le Premier ministre du Japon est décapité par un kaijin cafard alors qu’il pisse dans une ruelle. Et pour rajouter du grotesque à l’insulte, sa tête s’écrase au sol en gros plan, dans un bruit dégoûtant. On notera la témérité d’Amazon Prime d’avoir laissé passer de telles images seulement trois mois après le véritable assassinat de Shinzô Abe.
Soulignons d’ailleurs que la mort de l’ancien Premier ministre a mis en lumière les liens d’une partie du personnel politique japonais avec des organisations religieuses, en particulier la secte Moon. Étant donné la chronologie, difficile d’affirmer que c’était voulu, mais on notera que dans la série, l’organisation Gorgom est dépeinte dans le présent comme une véritable secte. Il s’agit sans doute d’une référence à la série d’origine ou encore à Aum Shinrikyô, la secte qui avait commis l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995, mais étant donné les liens de Gorgom avec le monde politique, on en vient à se demander si le duo formé par Shiraishi et Izumi n’avait pas prédit l’avenir. En effet, malgré sa sortie en octobre, le tournage de la série avait été bouclé dès mars 2022.
Deuxième élément qui atteste la théorie du brûlot politique : la fin ouverte de la série. Après être devenue elle-même kaijin et avoir perdu tous ceux qu’elle aimait, Aoi se radicalise à son tour et forme un nouveau groupe de lutte. Dans une scène glaçante, elle explique à une jeune kaijin comment préparer un explosif avant que la caméra ne s’éloigne dans un plan large en plongée, révélant un véritable atelier de fabrication de bombes avec un enfant à chaque poste. Instinctivement, on pourrait croire à un appel à l’insurrection, mais on comprend après avoir digéré la série que cette conclusion sert simplement à interroger les conséquences d’actions et politiques haineuses : les discriminés ne pourraient-ils pas se radicaliser jusqu’à devenir terroristes capables du pire, comme mobiliser des enfants-soldats ?
Pour terminer, notons que la série a fait polémique au Japon à cause de son aspect politique. Cependant, ne s’agit-il pas d’un retour aux sources pour la Tôei, le studio ayant brillé dans les années 70 pour ses films de Yakuza ? Un cinéma qui à travers ses héros, rebuts de la société, portait parfois un message politique fort. On pense aussi à leur film Super Express 109, où trois hommes ayant raté le train du miracle économique japonais décident de poser une bombe dans son symbole le plus fort : le Shinkansen. Les profils de ces trois personnages ? Un patron de PME de l’automobile victime de la crise pétrolière, un jeune d’Okinawa venu tenter sa chance à Tokyo après la fin de l’occupation américaine et… un ancien étudiant du mouvement de protestation.
Et puis, que pouvait-on attendre d’une réalisateur connu pour ses films sur la pègre ? Si vous ne l’avez jamais vu ou que vous voulez la revoir, nous vous invitons à regarder Kamen Rider Black Sun comme une œuvre tokusatsu à part entière, mais de l’analyser à l’aune de son propos politique, qui fait peut-être d’elle une héritière indirecte du cinéma yakuza des années 1970…
